Du recueillement poétique

Nous croyons qu’une certaine intelligibilité comme une certaine obscurité subsistent en toute œuvre poétique véritable. Intelligibilité, obscurité, marquent l’origine de l’œuvre conçue en ces profondeurs de l’âme où intelligence et désir, intuition et sensibilité, imagination et amour ont leur source commune… Dès qu’elle commence d’émerger de ce fond générateur et nourricier, l’œuvre fait appel, chaque fois de façon différente, à ces puissances de l’âme qui ont chacune leur manière d’atteindre le réel et de le dire.La source de la poésie et de toute intuition créatrice est dans une certaine expérience qu’on peut appeler « connaissance » obscure et savoureuse, d’une saveur toute spirituelle, car à ces profondeurs tout est esprit et vie, et tout poète sait qu’il y pénètre par un recueillement de tous ses sens, si fugitif soit-il, condition première de la conception poétique. Nous prenons ici recueillement au sens passif de quiétude et non de concentration volontaire et active.

Ce recueillement est le don premier qui est fait au poète, et c’est aussi une disposition naturelle qui doit être cultivée. C’est à cause de cela, c’est en ce sens, je suppose, que Rimbaud écrivait : « la première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, il l’apprend ». (Lettre du voyant.)

Ce recueillement est un phénomène psychologique analogiquement commun à l’état poétique et à la contemplation mystique. De même la connaissance obscure et savoureuse qui l’accompagne. C’est la ressemblance de ces états qui fait dire à Jean Royère : « La poésie… est religieuse. San obscurité essentielle vient de ce qu’elle est l’histoire d’une âme et qu’elle en veut observer le mystère ; mais cette obscurité est lumineuse… » (Curieux rappel du et nox illuminatio mea in deliciis meis du psaume 138.) Robert Desnos ne croit pas en Dieu, cependant il écrit à son tour : «…nul n’a l’esprit plus religieux que moi… » Mais c’est aussi ce qui a fait dire à Henri Bremond que « l’activité poétique est une ébauche naturelle et profane de l’activité mystique… ébauche confuse, maladroite, pleine de trous ou de blancs, tant qu’enfin le poète ne serait qu’un mystique évanescent ou qu’un mystique manqué » (1). Il y a en tout cela, me semble-t-il, plusieurs confusions. Et d’abord il convient de protester au nom de la poésie : elle n’est pas quelque cause de manqué ; dire qu’elle est de la mystique manquée c’est lui faire trop et pas assez d’honneur. Elle n’est pas de la mystique ; elle est une essence particulière, un être qui a sa nature propre, ses origines et ses lois ontologiques. En second lieu il faut considérer que la sorte de connaissance obscure ou d’expérience affective qui est celle de la poésie ne touche pas de la même manière que la connaissance obscure de l’expérience mystique à la source commune de tout ce qui existe. Toutes les sources sont en Toi… Ici, dans l’expérience mystique, l’objet touché est l’Abîme incréé, le Dieu sauveur et vivificateur, connu obscurément comme présent et uni à l’âme de celui qui contemple ; tandis que la connaissance obscure qui est celle du Poète, et qui touche, comme objet connu, les choses et la réalité du monde plutôt que Dieu lui-même, découle d’une union d’un autre ordre, plus ou moins intense, à Dieu créateur et organisateur de la nature.

Toute grande vocation confère à celui qui est appelé la capacité d’une certaine union à Dieu, par un rapport particulier à celui dont l’essence est transcendante à la multiplicité de ses attributs ; et les vocations très marquées se distinguent entre elles par leur apparentement à tel ou tel des attributs divins en lesquels se divise aux yeux de l’intelligence créée la Simplicité suprême.

Les poètes et les autres artistes, tous les grands inventeurs et les saints, puisent tous à la même source divine, mais avec des dispositions différentes, et selon des types essentiellement distincts de relation à cette source. Ils sont les uns et les autres des imitateurs de Dieu, mais les uns sont appelés tout particulièrement à augmenter le trésor humain de la beauté et de la science, ils sont les imitateurs du Dieu créateur ; les autres sont tout particulièrement appelés à entrer dans le mystère de la Déité elle-même et à faire connaître en ce monde, par quelque image et par quelque ressemblance, la Sainteté de Dieu, à l’imitation de Jésus-Christ, par l’abnégation de soi-même et de tout ce qui est de ce monde. La nature et la grâce ont des ouvriers qualifiés, et qui se portent mutuellement un secours mystérieux, pour l’ascension et la spiritualisation de l’humanité. C’est donc très justement que les uns sont appelés des « créateurs » et les autres des « saints ».

Les résultats qui suivent à ces appels divers, à ces expériences distinctes par essence, malgré leur voisinage en la même divine source, sont eux aussi tout différents pour le poète et pour le contemplatif. Chaque fois qu’il y a contemplation naturelle ou surnaturelle, celle-ci est à elle-même son fruit et son repos, et dans la contemplation mystique proprement dite la connaissance obscure et savoureuse tend à surabonder en actes immanents. Tandis que dans l’état poétique l’expérience obscure, si elle atteint à un haut degré d’intensité, tend à fructifier en objet. Ainsi le poète sortant de son recueillement écrira un poème, – mais le mystique mû, ému par son Dieu, intensifiera sa vie théologale (ou plutôt elle aura été intensifiée en lui), et les actes des vertus et des dons qui le joignent à Dieu : il aimera mieux Dieu et les hommes. Mais si le mystique est aussi un poète il agira selon la multiplicité de ses dons, et partagera généreusement avec nous l’abondance divine de son expérience.

D’une manière générale, dans l’ordre de la contemplation mystique il s’agit avant tout de connaître et d’aimer – de connaître pour aimer. Dans le cas de la poésie il s’agit bien d’une certaine connaissance de la création et des rapports énigmatiques et innombrables des êtres entre eux, mais toute cette connaissance qui est une connaissance de connaturalité ne tend pas de soi à aimer, elle tend à la création d’œuvres belles, dans le cas du poète à faire un ouvrage de mots ; et ces mots tiennent de telle sorte entre eux qu’ils agissent comme la flûte sous le souffle, comme un instrument de l’état poétique. Ainsi le poème est un véhicule d’inspiration poétique comme la flûte est un véhicule de musique ; et le pinceau le véhicule d’une vision.

La poésie est le fruit d’un contact de l’esprit avec la réalité en elle-même ineffable et avec sa source, que nous croyons être Dieu lui-même dans le mouvement d’amour qui le porte à créer des images de sa beauté. Ce qui est ainsi conçu dans les mystérieuses retraites de l’être s’exprime avec un certain illogisme savoureux, qui n’est pas non-sens mais surabondance de sens.

Le chant, la poésie sous toutes ses formes, cherchent à libérer une expérience substantielle. (Et peut-être aussi, à cause de cela, la vie d’un saint est-elle Poésie…) Le recueillement que procure une telle expérience agit comme un bain de rafraîchissement, de rajeunissement et de purification de l’esprit. Est-ce là le principe secret de la catharsis d’Aristote ? Nous ne pouvons surestimer la profondeur du repos dont jouissent alors toutes nos facultés. C’est une concentration de toutes les énergies de l’âme, mais concentration pacifique, tranquille, qui ne suppose aucune tension ; l’âme entre dans son repos, dans ce lieu de rafraîchissement et de paix supérieure à tout sentiment (2). Elle meurt « de la mort des Anges », mais c’est pour revivre dans l’exaltation et l’enthousiasme, dans cet état que l’on nomme à tort inspiration, parce que l’inspiration c’était déjà ce repos lui-même, où elle a passé inaperçue. Maintenant l’esprit revigoré et vivifié entre dans une heureuse activité, si facile que tout paraît lui être donné à l’instant et comme du dehors. En réalité tout était là, dans l’ombre, caché dans l’esprit et dans le sang, tout ce qui va être mis en œuvre était là, mais nous ne le savions pas. Nous ne savions ni le découvrir ni nous en servir avant de nous être retrempés dans ces tranquilles profondeurs.

Raïssa MARITAIN,

dans « Illuminations et sécheresses »,

Études carmélitaines, 22e année,

vol. II, octobre 1937.

Notes :

1. Prière et poésie, p. 208.

2. Nous lisons dans Mesures (15 juillet 1937) une étude de Heidegger sur Hölderlin où nous trouvons une remarquable confirmation des réflexions proposés ici : « … Dans la poésie, dit Heidegger explicitant la pensée de Hölderlin, dans la poésie l’homme est concentré sur le fond de sa réalité humaine. Il y accède à la quiétude ; non point il est vrai à la quiétude illusoire de l’inactivité et du vide de la pensée, mais à cette quiétude infinie dans laquelle toutes les énergies et toutes les relations sont en activité. »