Paul Claudel

Réponse de Mauriac au discours de réception de Claudel à l’Académie française

13 mars 1947

Monsieur,

L’honneur de vous accueillir dans notre Compagnie, je ne crois pas l’avoir usurpé. J’appartiens à cette génération qui la première vous a compris et vous a aimé. Lorsque, au déclin de l’âge, nous nous tournons vers notre adolescence, plus d’un trait du jeune homme que nous fûmes nous irrite ou nous fait sourire. Mais je serais tenté de beaucoup lui pardonner, à ce jeune homme, pour la lucide ferveur que lui inspiraient des poètes ignorés du public et méconnus de la critique officielle.

À l’aube de ce siècle, encore collégiens, nous savions qui vous étiez. Dès 1906, dans la première étude importante qui vous ait été consacrée, Jacques Rivière assignait sa vraie place au dramaturge inconnu de Tête d’or et de La jeune fille Violaine. De notre Bordeaux natal, il criait vers vous qui étiez consul en Chine, et vous lui répondiez avec une patience de grand frère, mais aussi avec une autorité pressante et comme un homme investi d’une mission. En la personne de Rivière, c’était un grand nombre d’entre nous que vous alliez atteindre, c’était beaucoup de destinées que vous alliez orienter.

Mais est-ce le lieu, est-ce le jour de toucher à ces secrets de l’âme ? Je me suis interrogé à ce propos non sans quelque angoisse. L’éloquence académique appartient à un genre qui possède ses traditions et ses lois. Sans doute ce genre exigerait-il que je trace ici du consul et de l’ambassadeur que vous fûtes une image plaisante. Je ne le puis : cette rencontre solennelle est unique dans nos vies. Je ne suis pas seulement ici le porte-parole de la Compagnie qui vous accueille. Beaucoup de morts et de vivants me pressent de vous parler comme si nous étions seuls, vous et moi. Leur vœu, que je ne décevrai pas, c’est que je vous rende témoignage, c’est que je reconnaisse cette dette de lumière que nous avons contractée envers vous.

Aucun écrivain n’aura été mieux que vous fidèle à sa vocation que vous avez définie vous-même : « Un grand désir, un grand mouvement vers la joie divine et la tentative d’y rattacher le monde entier… de rappeler l’univers entier à son rôle ancien de paradis. » Mais avant que vous en preniez conscience, il a d’abord fallu que vous passiez des ténèbres à la lumière. Ce bagne matérialiste, avant d’en délivrer les autres, vous avez dû en forcer d’abord les portes pour vous en délivrer vous-même.

Car vous êtes entré dans la vie avec un baiser d’Ernest Renan sur le front : ce fut lui qui vous couronna à une distribution de prix du Lycée Louis ­le-Grand, la dernière à laquelle vous ayez assisté. Né à Villeneuve-sur-Fève, en Tardenois, vous habitiez depuis 1882 Paris où s’était fixée votre famille : « À dix-huit ans, avez-vous écrit, je croyais ce que croyaient la plupart des gens dits cultivés de ce temps. La forte idée de l’individuel et du concret, était obscurcie en moi. J’acceptais l’hypothèse moniste et mécaniste dans toute sa rigueur ; je croyais que tout était soumis aux lois et que ce monde était un enchaînement dur d’effets et de causes que la science allait arriver après-demain à débrouiller parfaitement. »

Vous viviez dans un état habituel de désespoir. Vous étiez un enfant triste et un peu sauvage… je n’oserais dire, si ce n’était vous-même qui nous en donniez l’assurance : un garçon hargneux, profondément insociable. Que toute votre vie, il vous soit resté quelque chose de cette sauvagerie, pour ne pas dire de cette hargne, je n’en croirai pas sur ce point la légende. Comme s’il pouvait exister des ambassadeurs hargneux !

Cependant un trouble rayon traversait cette nuit où vous souffriez. Un poète existait qui vous donnait « l’impression vivante et presque physique du surnaturel » bien qu’il fût lui-même tout le contraire d’un saint, qu’il ait été un enfant perdu voué à l’absinthe, aux erreurs étranges et tristes, que son œuvre exhale l’outrage et le blasphème et que son destin n’ait été qu’une interminable saison en enfer, en enfer dès ici-bas.

Peut-être est-ce la première fois que cette Coupole retentit du nom d’Arthur Rimbaud. Il est ici pourtant, Monsieur, puisque vous êtes, ce Rimbaud à qui vous vous savez éternellement lié, l’enfant qui apparaît si souvent au tournant de vos poèmes, « l’enfant trop grand, l’enfant mal décidé à l’homme, plein de secrets et plein de menaces ».

On reproche volontiers à notre Compagnie d’avoir écarté les plus hauts génies ou les plus singuliers. Mais il arrive qu’ils sont morts, et pénètrent sous cette Coupole en même temps que ceux de leurs fils spirituels que nous finissons quelquefois par accueillir. Ainsi lorsque Paul Valéry prit séance à l’Académie française, Stéphane Mallarmé se tenait invisible à sa droite. Aujourd’hui, comment ne l’évoquerais-je pas, Arthur Rimbaud, ce voyou, ce démon, cet ange qui fut dans votre vie le précurseur et l’annonciateur de Dieu ?

La postérité surréaliste de Rimbaud, tous ces pauvres enfants qui croient que la folie s’imite et que l’on peut recommencer le trajet d’une étoile, vous ont reproché d’avoir tiré Rimbaud à vous et, par un paradoxe insoutenable, d’avoir introduit dans le courant catholique ce hors-la-loi. Ils ont beau dire : les textes de Rimbaud qui ont donné au garçon que vous étiez l’impression presque physique du surnaturel, ces textes sont toujours là. Mais ce n’est pas assez dire que dans Rimbaud comme dans chacun de nous, il y avait deux hommes : que de remous dans ce pauvre cœur ! Cette œuvre si brève qui naît, s’épanouit et meurt avec l’adolescence d’un homme fournit d’arguments aussi bien les fils de sa haine et de sa rage, que vous Monsieur, qui le premier avez perçu, au milieu de tant d’atroces invectives, « cette note d’une pureté édenique, d’une douceur infinie, d’une déchirante tristesse. » Les textes sont là, rien ne saurait prévaloir contre eux : « Nous ne sommes pas au monde… La vraie vie est absente… » Le temps est court et je ne puis citer tous ceux qui montent de mon cœur à mes lèvres, ces paroles comme arrachées à une âme mal bâillonnée et balbutiante qui rendent témoignage à la vérité dont Rimbaud nous dit qu’elle nous entoure peut-être avec tous ses anges pleurant. Cette vérité, cette pureté : « O pureté ! s’écrie-t-il, pureté ! C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté. Par l’esprit on va à Dieu… Déchirante infortune ! »

Sur la portée de ces paroles et de tant d’autres qui rendent le même son, nous n’avons qu’à écouter Rimbaud lui-même. Il assurait à sa mère qui le questionnait à propos d’une Saison en enfer : « J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. » Il a dit ce qu’il avait reçu mission de vous dire, à vous, Monsieur, et à nous à travers vous.

Cette vérité dont Rimbaud vous annonçait l’existence, elle était déjà à votre porte et vous ne le saviez pas. Il préparait les voies d’une grâce foudroyante. Ce n’est pas pour rien que vous aviez été appelé Paul au jour de votre baptême. Je sais bien qu’il a été dit à Thomas : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et, qui ont cru. » Mais telle est la faiblesse de notre foi que nous ne pouvons songer sans envie à ceux dont vous êtes, à qui un signe a été donné comme il fut donné à Blaise Pascal.

Voici que je touche à ce moment de votre vie dont je ne peux pas ne pas parler puisque ce jour de Noël 1886 n’a pas seulement décidé de votre destinée, mais aussi de la direction qu’allait prendre votre œuvre. Bien que vous fussiez déjà le dramaturge de Tête d’Or, on peut tout de même affirmer que la poésie et le drame claudelien ont jailli à Notre-Dame de Paris, ce jour de Noël 1886, durant les vêpres, au pied du second pilier à l’entrée du chœur, à droite.

Vous étiez venu là en esthète, espérant trouver dans les cérémonies catholiques un excitant approprié à la matière de votre théâtre. Et tout à coup… Mais ici, je ne puis que vous laisser la parole : « Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. En essayant, comme je l’ai fait souvent, de reconstituer les minutes qui suivirent cet instant extraordinaire, je retrouve les éléments suivants qui cependant ne formaient qu’un seul éclair, une seule arme dont la Providence divine se servait pour atteindre et s’ouvrir enfin le cœur d’un pauvre enfant désespéré : « Que les gens qui croient sont heureux ! Si c’était vrai, pourtant ? C’est vrai ! Dieu existe, il est là. C’est quelqu’un, c’est un être aussi personnel que moi ! Il m’aime, il m’appelle. » Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l’Adeste ajoutait encore à mon émotion. »

Vous avez reçu, Monsieur, après cette grâce insigne, cette autre grâce que l’artiste en vous a retiré un merveilleux bénéfice de ce foudroiement sur la route de Damas, — la route que fut pour vous cette longue rue amère dont vous parlez et qui descend vers Notre-Dame. Une poésie claudelienne non pénétrée de grâce divine est pour nous inimaginable. Qu’il n’en soit pas ainsi pour tous les écrivains catholiques, j’ai des raisons de ne pas l’ignorer. Il est des romanciers, il est des dramaturges croyants dont l’inspiration prend sa source dans le plus trouble de la nature déchue. La matière même de leur œuvre est impure, et toute leur vie aura tenu dans un combat aux fortunes diverses entre deux vocations antagonistes : d’une part celle qui échoit à tout chrétien lorsqu’il a reçu le don de parler et d’écrire, de propager ce feu que le Fils de l’homme est venu apporter sur la terre, et d’autre part cette exigence en lui de sonder les plaies de la nature et, de cercle en cercle, d’atteindre le fond de l’abîme humain.

Pour vous, Monsieur, vous avez échappé à ce dilemme. Vous avez pu vous rendre à vous-même ce témoignage dans une lettre à votre ami Arthur Fontaine : « Il me sera doux, quand je serai sur mon lit de mort, de penser que mes livres n’ont pas ajouté à l’épouvantable somme de ténèbres, de doute, d’impuretés qui afflige l’humanité, mais que ceux qui les lisent n’ont pu y trouver que des raisons de croire, et de se réjouir, et d’espérer. » Il suffit d’un regard jeté sur vos poèmes et sur vos drames pour vous donner raison. Mais avant de considérer cette œuvre qui est un monde, permettez-moi de m’attarder encore un instant derrière ce pilier de la vieille cathédrale où un jeune homme pleure en écoutant l’Adeste fideles, car c’était à nous aussi qui venions à peine de naître, que cette Grâce était donnée.

Lorsqu’un quart de siècle plus tard ce fut à notre génération de pénétrer dans l’arène, le problème religieux nous trouvait plus désemparés encore que vous n’aviez été. La situation des catholiques français paraissait bien sombre au lendemain de cette affaire Dreyfus dont la liquidation s’était faite contre eux, par la faute de ce démon préposé à la politique et qui, de génération en génération, s’efforce d’entraîner le peuple fidèle. Mais surtout le grain semé par Ernest Renan et par toute la critique allemande avait germé au dedans même de l’Église. C’était l’époque où les livres de l’abbé Loisy nous détournaient, mes camarades et moi, de lire le Quatrième Évangile, où chaque verset du Nouveau Testament, de « ce document qui respire », comme vous l’avez appelé un jour, devenait suspect d’interpolation, où nous cherchions refuge dans une religion tout intérieure et qui fût à l’abri des fantaisies de l’exégèse.

Dans l’ordre social, la condamnation du Sillon semblait barrer la route où nous nous étions d’abord engagés derrière un jeune chef au verbe brûlant. Tout semblait donner raison à ceux qui nous assuraient qu’il n’existait plus d’accord possible entre la science et le dogme, entre le catholicisme et la démocratie. Que de prétextes s’offraient à des chrétiens de notre âge pour les détourner de ce que leur enfance avait cru !

Ce fut alors que beaucoup d’entre nous rencontrèrent un homme qui, avec des accents jamais entendus, rendait au christianisme sa fraîcheur de source vive. « Voilà que vous êtes quelqu’un tout à coup ! » disiez-vous à ce Dieu dont quelques années plus tôt Zarathoustra avait proclamé la mort. De notre faiblesse même, de notre solitude au milieu d’un siècle que sa science enivrait et qui nous méprisait, vous avez su tirer pour nos jeunes cœurs hésitants, un charme, l’attrait invincible de la fidélité. Pour d’autres que pour moi, sans doute, ces versets d’une de vos cinq grandes odes, celle qui a pour titre la Maison fermée, agirent, avec une puissance dont je m’émeus encore après tant d’années et qui me bouleverse aujourd’hui comme le premier jour où je les lus dans ma chambre d’étudiant : « O mon Dieu, je me rappelle ces ténèbres où nous étions face à face tous les deux, ces sombres après-midis d’hiver à Notre-Dame, moi tout seul, tout en bas, éclairant la face du grand Christ de bronze avec un cierge de vingt-cinq centimes. Tous les hommes alors étaient contre nous et je ne répondais rien, la science, la raison. La foi seule était en moi et je vous regardais en silence comme un homme qui préfère son ami.

Vous ajoutiez : « Je suis descendu dans votre sépulture avec vous. » Oui, une sépulture. Car cette joie dont vous vous êtes fait le héraut parmi nous, ce n’est pas une joie pareille à celle que donne le monde. Ce qui commençait pour vous, c’était cette lutte avec l’Ange dont votre œuvre demeure le pathétique commentaire. Avec l’Ange… Osons dire avec ce Dieu qui exige tout parce qu’il nous donne tout, et c’est pourquoi la vie du chrétien dans le monde n’est presque toujours qu’une longue suite de défaites et de refus.

Un chrétien dans le monde, c’est ce que vous fûtes, ou plus exactement un chrétien à travers le monde, un voyageur sur la terre dont le-métier était de besogner un jour à New-York, un autre jour à Tien-Tsin ou à Shanghaï, ou à Tokio. Aujourd’hui encore vous avez gardé ce pli des éternels errants de ne pas prêter beaucoup d’attention aux êtres que vous retrouvez au port et que vous allez quitter demain. Devenu sédentaire à Paris ou dans votre château de Brangues, vous gardez cette ressemblance avec un vieux vaisseau qui tire sur l’ancre, appelé par les mers qu’il ne laboure plus ; vous êtes ce bateau ivre de votre Rimbaud qui a trouvé enfin une eau d’Europe d’où il n’appareillera plus que pour une dernière traversée vers la lumière qui ne finira pas.

Sur ces ponts de navire où comme dans le Voyage de Charles Baudelaire : « Vous partiez pour la Chine, les yeux fixés au large et les cheveux au vent… », dans ces climats meurtriers, au milieu des idoles innombrables, consul de France astreint à des travaux qui touchent au Droit, à l’Administration, au Commerce, il vous a fallu mener seul le combat spirituel, celui dont Rimbaud a dit qu’il est aussi brutal que la bataille d’hommes ; et ceux qui l’ont soutenu ont le droit de sourire si on leur parle des consolations de la religion, comme vous l’avez fait le jour où Paul Souday daigna vous excuser d’avoir cédé à la nostalgie de la « jolie foi de votre enfance ». Le champ clos où ce combat se déroula pour vous, Connaissance de l’Est nous le décrit, ce livre qui a l’odeur de la vieille Chine, l’odeur de terre saturée d’eau et de mort dont quarante années n’ont en rien diminué la puissance évocatoire. Tout est peint d’une touche exacte et minutieuse. Pas un mot n’y exprime la souffrance du chrétien livré à lui-même au plus épais de l’énorme masse païenne. Et pourtant cette souffrance affleure partout ; elle sourd, elle ruisselle à travers ces phrases que nous connaissions par cœur autrefois, et je crois encore entendre après tant d’année mon ami Jean de la Ville de Mirmont réciter de sa voix qui haletait un peu : « Je me souviendrai de toi, Ceylan ! de tes feuillages et de tes fruits, et de tes gens aux yeux doux qui s’en vont nus par des chemins couleur de fleur de mangue et de ces longues fleurs roses que l’homme qui me traînait mit enfin sur mes genoux quand, les larmes aux yeux, accablé d’un mal, je roulais sous ton ciel pluvieux, mâchant une feuille de cinnamone. »

Ce mal dont vous parlez, c’est celui du chrétien au milieu de sa vie, encore tout embrasé du feu de cette jeunesse que déjà il laisse derrière lui. Un homme comme les autres hommes, plein de passions et de désirs, prisonnier d’un monde qui déifie les plus infâmes vices, et sous la constante menace de cet amour humain dont vous avez toujours parlé avec respect, vous qui savez qu’il n’y a s’agisse deux amours et qu’il s’agisse de Dieu ou des créatures, que c’est toujours le même cœur de chair qui s’attache et qui souffre, qui connaît le silence de l’aimé, l’absence, le délaissement. Le chrétien est un très pauvre homme qui ne se distingue en rien de ses frères sinon par la présence en lui de cet hôte exigeant, de cet adorable ennemi, un très pauvre homme, et d’autant plus pauvre qu’il s’accommode au monde et que le monde le flatte, et qu’il ne perd à aucun moment de sa vie comblée la sensation de trahir la victime dont il a sans cesse le nom à la bouche.

Les seuls vers réguliers que l’on connaisse de vous,Monsieur, vous les avez écrits à Shanghaï en 1895 : ce sont les Vers d’exil, d’où monte la plainte d’un cœur tantôt envahi et possédé, tantôt délaissé et qui n’a plus plaisir à travailler ni à rire. Dès ces premiers vers, vous atteignez au tuf le plus secret de la vie intérieure chrétienne où souffrance et bonheur se confondent et ne sauraient être dissociés. Et ce drame se joue dans les ténèbres, dans ce « chaos qui n’a point reçu l’Évangile ». Vous avez écrit : « Les ténèbres sont mon habitation… » Celles du monde païen qui vous enserraient n’étaient que le prolongement de cette privation de Dieu en vous.

Souffrance du chrétien… Cela peut paraître étrange d’en parler à propos de vous qui si souvent apparaissez en proie à l’ivresse de l’état de grâce. Et il est vrai que vous avez parfois manifesté dans vos poèmes une exubérance presque provocante et qui a donné le change. Vous avez poussé l’humilité jusqu’à réciter avec ostentation la prière du pharisien, afin sans doute de ne pas vous attirer les louanges dues au publicain. Faut-il tout dire ? Peut-être avez-vous recherché l’amusement d’irriter et de scandaliser ceux qui ne partagent pas vos croyances. Il existe une tentation à l’opposé du respect humain : ne fût-ce pas souvent la vôtre, Monsieur ? et n’y avez-vous pas quelquefois cédé ? Lorsque dans votre sublime Magnificat, au comble de l’exultation, vous vous écriez soudain : « Restez avec moi, Seigneur, parce que le soir approche, et ne m’abandonnez pas ! — Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infâmes !… » je ne puis me retenir de croire qu’en vous abandonnant à ce que le catéchisme appelle un jugement téméraire, vous avez surtout pensé à la tête que feraient quelques-uns de vos chers confrères. C’est un fait que l’intransigeance des convertis irrite fort les humanistes et les libertins, et risque de leur donner l’impression que la foi dans sa nouveauté ressemble à ces vins trop verts qui causent un léger délire et qu’elle développe chez le néophyte un orgueil incommensurable.

Le vrai est qu’il y a un enfant dans tout poète, — même et surtout dans les plus grands. Il existe comme une espièglerie du génie : c’est elle qui vous incita parfois à laisser entendre à vos confrères, avec un air d’excessive jubilation, que c’était vous qui teniez le bon bout, que vous ririez à votre dernier jour et que la pensée qu’ils seraient eux-mêmes livrés aux flammes éternelles ne vous était pas particulièrement désagréable.

Mais comment vous tiendrions-nous rigueur de cette verve énorme et irrépressible qui est inséparable de vos dons ? Il n’y faut voir que l’apparence d’une réalité plus profonde et que nous connaissons, nous, vos frères, qui ne vous observons pas si j’ose dire de la salle et mêlés au public, mais qui sommes avec vous de l’autre côté de la rampe : la note dominante de votre œuvre pour ceux qui la comprennent parce qu’ils la vivent, c’est cette plainte du cœur brisé, de ce cœur dont parle le psalmiste. Vos odes, vos drames en témoignent : vous vous voyez, vous vous jugez, vous n’avez aucun prix pour vous-même ; vous savez ce que c’est que de savoir que nous ne sommes rien. Vous savez ce que c’est que d’être celui qui n’est pas devant Celui qui est.

Une certaine outrance est peut-être chez vous, je l’ai toujours cru, une inconsciente ruse. Il se manifeste au centre même de votre œuvre, comme un besoin de demeurer seul avec votre amour, avec votre joie. Vous êtes un homme qui rit tout seul : « Seigneur, dites-vous dans l’une de vos grandes odes, il fait bon pour nous en ce lieu ; que je ne retourne pas à la vue des hommes. Mon Dieu, dérobez-moi à la vue de tous les hommes, que je ne sois plus connu d’aucun d’eux. » Mais cet amour eût suffi à éloigner un monde qui en a l’horreur. Ni votre conception du poème, ni les particularités de votre style n’auraient suffi à écarter la foule. Pour beaucoup, vous êtes incompréhensible dans la mesure où votre œuvre exprime une conception catholique du monde, — oserai-je dire totalitaire, et introduire ici ce néologisme ? Vous êtes un poète, un dramaturge catholique au sein d’une chrétienté en décomposition et qui ne se reconnaît plus dans le miroir que vous lui tendez. Comment seriez-vous compris du monde moderne, vous qui n’avez imité aucun livre, hors le Livre entre les livres, la Bible, que vous avez amoureusement pillée, devenue aujourd’hui l’unique sujet qui vous sollicite, comme si vous n’aviez plus d’autre mission ici-bas que d’être le poète qui regarde la Croix dont tant d’autres yeux se détournent, et que d’interpréter les images de l’Ancien Testament qui annoncent cette croix et qui la préfigurent. Des Cinq grandes Odes et de Corona benenigtatis anni Dei à vos tout derniers livres : Positions et propositions, Figures et paraboles, L’Épée et le miroir, vous aurez été la seule grande voix humaine au service de la parfaite foi étreignant la parfaite évidence.

Mais comment serait-elle entendue cette voix, de ceux qui n’ont pas connu, ou qui ont refusé, ou qui ont perdu la lumière ? Le plus humble chrétien, j’en ai fait souvent l’expérience, se trouve de plain-pied avec votre œuvre, et aussi les incroyants qui rôdent autour de nos mystères, ceux que Pascal approuve de chercher en gémissant. Mais l’esprit même le plus fin, s’il n’est catholique, qu’entendrait-il, par exemple, à La Messe là-bas, cette méditation écrite pendant la grande guerre à Rio-de­Janeiro ? Ce fut l’exil de votre cinquantième année où vous vous trouviez séparé de votre femme, de vos enfants, à une heure où la France avait les veines ouvertes.

Rien alors ne comptait plus pour le délaissé que vous étiez, rien n’existait plus au monde que ce rendez-vous de l’aube : « La cloche sonne, le prêtre est là, la vie est loin, c’est la messe… » La messe, la première messe, la même à Rio et à Prague, à Tokio et à Hambourg, à Shanghaï et à New-York et à Bruxelles : errant toute votre vie, vous aurez connu au sein des pires agitations cette permanence, cette stabilité, cette immobilité d’un esprit qui contemple et d’une âme, dès l’aube, possédée. La Messe là-bas… quel cœur pourrait s’ouvrir à ce chant ineffable s’il n’a pas eu part lui aussi au même mystère ? Ah ! ceux qui vous aiment le savent comme moi : il ne reste rien ici de cet enrichi de la Grâce dont il vous plaisait à certaines heures de jouer le personnage, vous, qui pour dépeindre l’âme pénitente au moment où elle quitte sa place et va recevoir le pain eucharistique avez trouvé cette image d’une exactitude horrible, d’une sublime trivialité : « Elle est (cette âme) comme une femme sur son lit d’hôpital, jadis belle, et qui essaie encore — à l’amant qui l’a demandée, de cacher ce côté de sa face que le lupus dévore. Elle est comme une femme au bagne (pendant qu’elle dormait) qu’un ami de son cœur a visitée — elle pleure et sous ses vêtements, violemment, serre sa plaque d’identité.»

Le temps s’écoule et je n’ai rien dit encore de ce qui demeure l’essentiel de votre œuvre : vos drames, Tête d’Or, la Jeune fille Violaine, la Ville, l’Échange, Partage de Midi, l’Annonce faite à Marie, les Repos du septième jour, l’Otage, le Pain dur, le Père humilié, le Soulier de satin : me voici devant ce massif, le plus étrange de notre littérature, qui ne se relie pas à l’ensemble du système français, qui a surgi tout à coup comme un archipel émergé de l’abîme marin. Ni Eschyle qui vous est familier et dont vous avez été le traducteur magnifique, ni Shakespeare n’expliquent le drame claudelien dont l’unique source visible demeure l’Écriture, la parole de Dieu. Et pourtant il pousse de profondes racines dans l’histoire de France. J’ai trop mis l’accent, tout à l’heure, sur votre solitude ; car on ne saurait inscrire au fronton de votre théâtre le mot de Baudelaire : « Le public n’entre pas ici. » L’Annonce faite à Marie, jouée par une troupe jeune et fervente pendant l’occupation, n’est demeurée un mystère pour le public qu’au sens où on l’entendait du temps que le peuple fidèle se pressait au portail des cathédrales devant les tréteaux des confrères de la Passion. Et nous avons connu alors que ce peuple fidèle se perpétue chez nous depuis le moyen âge, le même qui est capable d’entendre Péguy et pour qui votre Violaine, la Sainte, et votre Mara, la Mauvaise, et pour qui Pierre de Craon le bâtisseur d’églises demeurent des créatures vivantes, — un peuple que ne déconcerte pas l’économie de ce monde invisible que vous lui rendez familier, où la souffrance humaine sert de monnaie d’échange entre le Créateur et sa créature sanctifiée ou coupable.

Pour moi, vous l’avouerai-je ? quand je contemple ce massif majestueux de votre théâtre, ce ne sont point les cimes les plus admirées qui m’attirent. Il n’est aucun de vos drames qui ait moins dérouté le public que l’Otage, repris avec le plus vif succès par la Comédie-Française. Eh bien, c’est justement l’endroit de votre œuvre qui me demeure fermé et où je n’ai pu pénétrer en dépit de tous les commentaires dont vous avez bien voulu vous montrer prodigue. Je suis moi-même trop aisément irrité en ce qui vous concerne par l’inintelligence chez les autres, pour ne pas trembler en attirant sur ma propre sottise votre attention redoutable. Mais enfin, ce curé Badilon qui, pour sauver le Pape prisonnier de l’empereur, oblige Cygne de Coûfontaine à épouser cette espèce de Fouché que vous appelez Turelure, et qui lui fait un devoir de ce mariage criminel avec l’assassin de ses parents, pardonnez-moi, Monsieur, de n’être jamais parvenu à l’admettre ni même à y croire une seule seconde, en dépit de ce qu’a d’hallucinant cet envers catholique de l’histoire contemporaine que vous nous montrez. Le Pain dur et le Père humilié qui prolongent l’Otage demeurent à mes yeux, malgré tant de beautés qui y foisonnent, comme entachés de cette faute initiale contre la crédibilité. Ce sont là, je le sais bien, et je m’en excuse auprès de vous, les soucis médiocres dont s’embarrasse un pauvre romancier esclave de son public, de ce gros public si borné qu’il exige d’abord d’une histoire qu’elle soit croyable.

Mais à quoi bon m’attarder sur celui de vos ouvrages dont je n’ai pas la clef, alors que depuis ma jeunesse je fréquente avec tant d’amour ce pur sommet qui les domine tous : Partage de Midi, le moins connu de vos drames puisqu’il n’a jamais été joué et qu’à ma connaissance il n’en existe dans le monde que deux éditions à tirage réduit. Mais des copies dactylographiées en ont été répandues, et il n’est aucun claudelien, même s’il n’a pas la bonne fortune de posséder un des exemplaires introuvables de Partage de Midi, qui ne soit tout de même familier de cette femme Ysé, de cet homme Mésa. Ysé et Mésa se rencontrent sur le pont d’un grand paquebot, au milieu de l’océan Indien entre l’Arabie et Ceylan, sur la mer à « l’échine resplendissante », dans un soleil de mort. « L’éternelle histoire, me disiez-vous un jour, de la femme, du mari et de l’amant… » Il est vrai, mais dans le vaudeville sinistre vous introduisez un autre personnage : au centre même de Partage de Midi, une présence plus agissante que le Destin dans la tragédie grecque transforme ce drame de la chair en drame de la Grâce.

Dieu est là, présent dans le cœur de Mésa pour le sauver alors même qu’il semble l’induire en tentation et le livrer au mal, et pour le sauver non pas malgré son péché, mais à cause de son péché, et je serais presque tenté de dire grâce à son péché. Vous n’évitez pas ici la question posée de toute éternité : Mésa est un juste à qui manque la Grâce, à qui la Grâce fait semblant de manquer. Cette femme Ysé, rien au monde ne pourrait faire qu’il la repousse sans une intervention particulière de ce Dieu qui semble au contraire le regarder se perdre. Mésa est livré à une femme sur ce pont de navire, entre la mer et le ciel. Il ira loin dans le crime et jusqu’à consentir à l’éloignement sinon à la mort du mari d’Ysé.

Plus tard vous avez repris le même thème dans le Soulier de satin : deux amants encore, Rodrigue et Prouhèze, mais qui, ici, collaborent avec la Grâce, s’épuisent à contre-courant de leur passion. Et leurs anges ne consentiront à ce qu’ils se rejoignent qu’une seule fois, sur un pont de navire, encore, lorsque cet homme et cette femme auront atteint à ce sommet de l’héroïsme et de la sainteté qui est, pour deux êtres qui s’aiment, de renoncer l’un à l’autre. Que la délectation de la Grâce soit victorieuse comme dans le Soulier de satin, ou que l’adultère soit consommé et que le crime aille à son achèvement comme dans Partage de Midi, il se dégage de ces deux grandes œuvres la même leçon qui ne nous avait jamais été donnée avec une telle évidence et une telle persuasion depuis l’etiam peccata de saint Augustin. Oui, les péchés aussi, les péchés surtout peut-être servent à la Grâce. C’est dans la tentation même et jusque dans la faute à la fois appelée, désirée, évitée de justesse, par Prouhèze et par Rodrigue, accomplie et consommée par Mésa et par Ysé, que la Grâce atteint et travaille et retourne les cœurs qu’elle a choisis et les mène là où il fallait qu’ils aboutissent enfin. Ainsi vous nous aidez à entrer dans le vrai sens de ce qui est écrit touchant la prédilection mystérieuse du Fils de l’Homme pour les pécheurs, et de toutes les paraboles depuis celle de la brebis et de la drachme perdue, jusqu’à celle de l’enfant prodigue dont Péguy ne pouvait lire la première phrase sans que les larmes lui viennent : « Un homme avait deux fils… »

Au dernier acte de Partage de Midi, au dernier acte du Soulier de satin, Mésa le pécheur adultère, Rodrigue qui n’a pas succombé se retrouvent au même point, totalement dépouillés, livrés à celui qui les attend à la lisière de la mort et de la vie, ce Dieu qu’une femme leur avait d’abord caché, dont une femme avait usurpé la place. Ils n’y ont pas abouti en suivant la voie royale des vertus chrétiennes mais, comme la plupart des hommes qui ne vont pas à Dieu par ce qu’ils ont de clair, mais par ce qu’ils ont d’obscur, qui ne l’atteignent le plus souvent qu’à travers les défilés de leur passion, où ils trébuchent, se relèvent, repartent, à travers quelquefois l’atroce monotonie d’un vice jugulé.

Dans l’un et l’autre drame, ces deux femmes Ysé et Prouhèze, demeurent étroitement liées au destin spirituel de leur amant. C’est l’autre grande leçon qui se dégage de Partage de Midi, et plus encore du Soulier de satin. Sur le plan de la Grâce, toute rencontre, même criminelle, a une signification, elle crée des liens qu’il ne nous appartient pas de rompre. Vous nous enseignez que nous ne nous sauverons pas seuls, que le fil de notre destin court sur une trame où beaucoup d’autres fils s’entrecroisent avec le nôtre pour composer cette figure définitive qui ne nous sera révélée qu’après la mort. Si bien que lorsque Bossuet nous avertit que contre l’amour humain il n’existe pas d’autre remède que la fuite, il n’a raison qu’en ce qui concerne les corps. Prouhèze et Rodrigue se fuient, mais séparés par l’Océan ils demeurent tout mêlés l’un à l’autre, et se parlent sans être obligés d’élever la voix. Les prières, les larmes, les défaites, les abandons et les relèvements de chacun d’eux, il n’est rien qui ne retentisse dans la destinée de l’autre. La mer les sépare en vain, ils demeurent cloués dos à dos sur la même croix, sur cette croix qui est leur amour.

Ceux que Dieu a choisis, ils ne peuvent se débarrasser de lui, voilà encore ce que signifient ces deux histoires que je préfère à toutes celles dont vous nous avez enchantés. Même quand il ne dit rien à Mésa, et que Mésa est devant lui comme devant un homme qui ne prononce pas un mot, même quand Mésa n’en peut plus, qu’il en a assez, qu’il croit avoir reçu son congé, qu’il revient à son ancienne vie, à cette vie qui n’est pas la vie, qu’il retourne à son triste délire, même alors Dieu demeure et change en amertume toutes les délices : « Et qui dit que tu es le bonheur, soupire Mésa tenant enfin dans ses bras la femme qu’il aime. Ah ! tu n’es pas le bonheur, tu es cela qui est à la place du bonheur. » Comment le poète que vous êtes eût-il renoncé à peindre l’amour humain ? Tout vous appartient, et les passions aussi vous appartiennent. Vous les avez introduites dans le courant de la Grâce avec le reste de la création Vous avez tout engrangé pour le compte du Père, tout, etiam peccata. Car dans l’amour humain, s’il dépasse la chair, deux âmes, se révèlent l’une à l’autre, se voient, se reconnaissent. Mais la connaissance d’une âme ne va pas sans quelque connaissance de Dieu : Mésa donne Dieu à Ysé, Prouhèze le donne à Rodrigue. Tel peut être quelquefois le fruit de cet amour dont la définition tient dans une petite phrase qui m’a toujours été chère du Journal d’un poète, d’Alfred de Vigny : Mais, toi, amour de l’âme, amour passionné…

Je me suis attardé, et je m’en excuse, à rêver, sur deux de vos drames que je préfère aux autres — et peut-être à rêver dangereusement aux confins de l’hérésie — au lieu de prendre de votre théâtre une vue d’ensemble et d’en suivre la ligne de faîte. Et même, à propos de ces deux pièces aimées, du Soulier de satin surtout, je n’ai point su décrire cette tentative prodigieuse pour créer le drame total où la destinée des âmes de vos héros demeure inséparable du destin de la planète : la scène représente la vieille Espagne, et l’Océan labouré par les Armada, et l’Amérique à peine entrée dans l’Histoire. Il n’existe pas dans toute notre littérature un autre exemple de ce formidable brassage de terres et d’êtres.

Il ne me reste donc, Monsieur, que de m’excuser auprès de vous pour vous avoir préféré à votre œuvre, bien qu’elle me soit chère entre toutes, et à travers elle, de n’avoir cherché que vous. « On finit toujours, disait ce Lacordaire que nous aimons vous et moi, par ne plus s’intéresser qu’aux âmes… » Et il est vrai qu’aujourd’hui je me détache des œuvres qui ne reflètent pas une destinée. Au-dessus de tous vos drames, ou plutôt au secret même de chacun d’eux, qu’y a-t-il d’autre que votre propre histoire, la plus belle histoire du monde à mes yeux, celle qui tient dans le titre d’un chapitre de l’Imitation : « Des divers mouvements de la nature et de la Grâce. » Rien ne m’intéresse plus, je l’avoue que ce remous mystérieux au dedans d’une grande âme.

Il n’est pas dans nos usages de citer aussi abondamment que je l’ai fait aujourd’hui l’auteur que nous accueillons. Et pourtant j’ai eu bien de la peine à refouler toutes les paroles de vous qui vivent en moi depuis tant d’années que vous m’accompagnez, comme vous en avez accompagné et aidé tant d’autres, et l’un d’eux fut celui dont vous occupez la place. Cet ami nous a quittés dans le moment où nous commencions à comprendre qui il était. Nous finissions à peine de découvrir Louis Gillet, de prendre sa vraie mesure, que déjà il n’était plus là. Il a recueilli ses dernières forces, lui qui était déjà l’historien de Shakespeare, pour écrire un petit livre qui m’est dédié et qui a pour titre : Claude Présent. Vous avez été présent dans sa vie au moment où elle touchait à son terme et pour l’aider dans le passage redoutable. J’ignore si votre œuvre lui était familière depuis beaucoup d’années. Il appartenait à un milieu fort étranger au vôtre, mais à la Revue des Deux Mondes Louis Gillet représentait l’esprit le plus désentravé, le plus libre. On n’a pas assez remarqué que les meilleures études de littérature étrangère, celle sur Joyce par exemple, parurent à la Revue des Deux Mondes et non à la Nouvelle Revue française, et qu’elles étaient signées Louis Gillet.

Un don d’admiration et de sympathie porté jusqu’à la ferveur fixait l’attention de notre ami sur les grandes œuvres des morts et des vivants. Et par là il se situait à vos antipodes : car votre mouvement naturel est de reconstruire magnifiquement par le verbe un univers catholique et clos d’où vous rejetez avec une férocité joyeuse tous les écrivains, fût-ce même un Stendhal, qui n’y trouvent pas leur place. Ainsi obéissez-vous à la loi des grands créateurs qui est de s’encombrer le moins possible de la création des autres. Paul Valéry vous ressemblait sur ce point, et sans doute avec moins de tranchant… Mais je crois bien qu’au fond il jugeait lui aussi qu’après Baudelaire et Mallarmé, la plupart de ses confrères eussent aussi bien fait de se dispenser d’écrire. Et je me rappelle comme Barrès scandalisait ma jeunesse par le don qu’il avait dans la conversation d’assommer d’un seul mot un auteur et une œuvre.

Louis Gillet, lui, appartenait à une race qui aime aimer, qui a la passion d’admirer et de comprendre. Ses études sur la peinture au XVIIe et au XVIIIe siècles, sur les grands peintres, de Raphaël à Watteau et à Claude Monet, son histoire artistique des ordres mendiants, mériteraient de porter l’admirable titre que vous avez donné, Monsieur, à votre dernier livre sur la peinture hollandaise : L’œil écoute.

Louis Gillet fut comme vous un voyageur sur la terre, mais plus captivé que vous ne le fûtes par la comédie humaine : merveilleux journaliste dont les reportages éclataient du plaisir de vivre et de regarder, en ces années d’avant le désastre. Car s’il était, lui aussi, un enfant de chrétienté, il appartenait à l’Humanisme, à la Renaissance comme votre Rodrigue, lui qui, en août 1914, n’emporte à la guerre que deux livres : Shakespeare et l’Imitation.

Ce géant qui avait à la fois un aspect de puissance et de douceur était trop humain pour notre époque inhumaine. Plus qu’aucun de nous, Louis Gillet a souffert des malheurs de la patrie, puis qu’il en est mort. Il en a souffert dans sa chair, dans son cœur surtout : les hontes de l’occupation, l’abaissement des caractères révélés par les circonstances, moins sans doute que l’angoisse où l’obligeait de vivre l’héroïsme de sa fille Simone-Thérèse et l’emprisonnement en Allemagne de Guillaume Gillet, voilà ce qui a abattu ce grand arbre humain. Il s’est endormi au seuil de la terre promise, un an avant la Libération, sans savoir qu’il précédait de si peu dans l’éternité son fils le soldat, François son aîné, si vaillant et si beau. Ainsi la miséricorde, éloignait de lui le plus amer calice, parce que sa compagne avait été jugée assez forte pour le boire toute seule. Et lui, il aura eu, peut-être un peu grâce à vous, Monsieur, cette bonne mort, cette sainte mort qu’il avait lui-même annoncé et décrite dans son livre : Sur les pas de saint François d’Assise : « Attendre la dernière heure, a-t-il écrit, comme une sœur invisible qui vient nous fermer les yeux et accomplir la plus auguste des fonctions de la vie. Mourir en disant, comme sainte Claire : O Dieu, je te bénis de m’avoir créé. »

Il ne me reste plus de temps et je m’en excuse, Monsieur, pour rendre hommage à l’illustre représentant de la France que vous fûtes à l’Orient et à l’Occident. Mais cet éclat de votre vie publique est voilé à nos yeux par la splendeur d’une poésie jaillie tout entière de votre vie cachée ; Les services éminents que vous avez rendus à l’État et à la Patrie sont comme éclipsés par les bienfaits dont chacun de nous, dans son âme, vous est redevable. Quel bienfait ? Ah ! il tient dans un seul mot : à tout ce que vous avez écrit, vous eussiez pu donner comme préface l’exorde aux Conférences de Nancy du Père Lacordaire : « Mes Frères, je vous apporte le bonheur. »

Vous nous avez apporté le bonheur, — ce bonheur un peu trop farouche, ennemi de toute littérature qui le nie, ce bonheur qui vous isole au milieu d’une génération désespérée. Tant des nôtres ont obéi à l’objurgation de Zarathoustra qui les suppliait de ne pas détourner leurs yeux de la terre ! Ils ont cru que la foi en la vie éternelle rendait les chrétiens indifférents à ce qui est. Mais vous leur montrez qu’il faut croire en Dieu pour croire aux choses : la connaissance du Royaume qui n’est pas de ce monde, vous a rendu le maître du monde visible. Tout est donné au poète catholique, tout lui appartient : « O capture ! vous écriez-vous, ô pêche miraculeuse ! ô millions d’étoiles prises aux mailles de notre filet, comme un grand butin de poissons à demi sorti de la mer, dont les écailles vivent à la lueur de la torche ! » Votre œuvre, Monsieur, m’a souvent fait penser à cette vision de Simon-Pierre dans une extase, à cette grande nappe descendue du ciel, couverte de tous les animaux de la terre, tandis qu’une voix lui criait’ : « Lève-toi, Pierre, tue et mange. » Lorsque vous sortirez de la vie, ce sera comme de la salle d’un festin où il n’aura pas dépendu de vous de rompre avec tous vos frères le pain du ciel en même temps que le pain de la terre. Du moins cette assurance vous est-elle donnée qu’aux jeunes hommes qui ont perdu la lumière et qui la cherchent, longtemps après que vous les aurez quittés, votre œuvre continuera de rappeler leur origine royale et pour quel amour ils ont été créés.