Service Littéraire, numéro 133

Bloc-Notes de novembre 2019 : Zelig ou la pensée de Woody Allen.

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte infiniment plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

woody-allen-stardust-memories

Zelig ou la pensée de Woody Allen

Woody Allen est un écrivain à qui le cinéma est survenu : il y trouve la possibilité de mettre en scène une parole. L’unité obtenue est un modèle d’équilibre et manifeste une pensée dont le célèbre et magistral Zelig de 1983 constitue un véritable précis. Zelig est le patronyme du personnage central de ce film que W. Allen présente drolatiquement comme un documentaire. Ce Léonard Zelig, joué par W. Allen, a un don : quand il craint de n’être pas aimé ou accepté par les communautés qu’il fréquente, il peut prendre les caractéristiques physiques des gens au milieu desquels il se trouve. C’est un homme-caméléon. « Léonard Zelig l’homme-caméléon » : ces mots fonctionnant dans le film comme un refrain, il faut entrer dans cette scansion que l’auteur même présente instamment. Zelig est un nom germanique (nota : le patronyme de W. Allen est Königsberg et sa mère est autrichienne). Léonard, soit Leon(h)ardt signifie : fort comme un lion. Et zelig, ou selig, veut dire serein. Leon(h)ardt Selig « the cameleon-man »… : le mot grec khamai qui compose « caméléon » désigne ce qui est assis à terre et ne bouge pas, avec le propos de se rendre invisible. Le khamai léôn désigne ainsi un lion blotti et qui se cache, se fait petit : l’homme-caméléon Zelig est l’union de ces propriétés, il est « caméléonard », ou, en son équation développée, khamai Leon-(h)ardt : c’est quand il est à terre, mêlé au paysage, fondu en lui et confondu avec l’extériorité, c’est quand il disparaît et ne fait plus qu’un avec l’altérité, c’est là qu’invisible (khamai), à la fois soi et toute chose, il acquiert sa force (hardt), son identité, c’est là que « fort comme un lion » (Leon-(h)ardt), il coïncide avec son prénom : Léonard. Et cette force acquise dans le refus de la force comme dans le déni d’identité, est conquête de sa propre paix, en allemand la Seligkeit de celui qui est selig et a ainsi pour nom Zelig. Le Caméléon Léonard Zelig est ainsi celui qui a pleine force en s’évaporant, qui trouve le sceptre ou la puissance de la royauté individuelle (Leon-hardt) en restant discrètement à couvert (khamai), paradoxe de con-fusion où, en contournant le stade du miroir et se voyant toujours autre, il découvre sa paix : zelig.

*

Lors donc qu’une fois sous hypnose le psychiatre demande à Zelig pourquoi il change d’apparence, il répond : pour être en sécurité, pour être aimé. C’est là l’universel résultat que la fantasmagorie de toute l’humanité apporte réactionnellement à sa pandémique inquiétude. Et ce résultat, la mascarade dont le cas Zelig est la déclinaison à la fois la plus docile et la plus acharnée, est une extrapolation de la situation de la personne humaine parmi les faux-semblants qu’exige la vie en société. Tous mettent des masques et tous mentent dès qu’ils sont pris dans l’inhumain réseau des relations humaines. Seulement voilà : Zelig ne ment pas plus que les autres, mais il ment mieux, dans tous les sens du terme : il ment sans nuire et sans mal. Là où le jeu social fait de gros dégâts, Zelig ment pour ne pas en faire ; quand tous mentent pour gagner quelque chose sur le dos de quelqu’un, Zelig, lui, mène une action infiniment plus belle : car, au jeu de la mascarade et du mensonge généralisés, par sa détermination et sa réussite, Zelig est imbattable et véridique, tandis que, par sa vertu et son désintéressement, il ne prend aucune part aux basses ambitions du monde. Jamais Zelig ne nuit à personne, au contraire il met des masques pour tisser ce qu’effrange l’individualisme socio-mondain. Il est un succès de l’intelligence autant qu’un triomphe moral. Zelig n’utilise les masques dont avec une agilité magique ses métamorphoses se revêtent, que parce que dans le but de se cacher, il se montre multiplement ; à l’inverse, la vie sociale est un contrat passé entre des hommes qui, afin de se montrer, ne cessent de se cacher. Ils sont duplices et rusés, ils veulent l’emporter en n’affichant qu’une seule image, lisse et travaillée. Zelig ne veut rien de ce que procure l’ambition, il veut la gratuité, la seule joie d’être. Les métamorphoses du caméléon Zelig bouleversent ainsi la société des hommes : la visible invisibilité (khamai) du métamorphe que son humilité devant l’existence pacifie (selig) et rend fort comme un lion (leon-hardt), afflige la société humaine en lui tendant ainsi le reflet de la polymorphe absurdité de ses totems et de ses masques – alors que la cohérente substance de l’honnête Zelig, loin de s’y disloquer, s’y maintient, et, tout en se jouant des apparences, prononce à leur endroit une condamnation aussi effective que silencieuse.

*

Cette ridiculisation du mensonge est le cœur de l’œuvre de W. Allen. Elle établit à elle seule, en profondeur, l’innocence de l’artiste octogénaire qu’ose accuser une grossière convention de tribunaux gynomanes. Car au pays de McCarthy, un comité de saletés publiques persécute l’auteur de Blue Jasmine. Que valent les appels à la vertu punitive proférés par une nation qui critique l’apartheid sud-africain tout en le pratiquant chez soi. Patrimonialement hypocrites, les Américains ne peuvent accueillir Zelig, cet homme qui sait à l’infini l’art des apparences mais sans jamais être immoral ni faux : il leur est nécessaire que Zelig soit coupable afin que Tartuffe demeure innocent.

Maxence Caron