Service Littéraire, numéro 136

Bloc-Notes de Maxence Caron (février 2020) dans le Service Littéraire : L’esprit de Rivarol, traits par traits.

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte bien plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

Angelica Kauffmann, Virgile lisant l'Enéide à Auguste et Octavie

L’esprit de Rivarol, traits par traits

Parfois appelées « Rivaroliana », les pensées de Rivarol résonnent à l’infini. En voici quelques-unes : « Il ne faut pas des sots aux gens d’esprit comme il faut des dupes aux fripons. » « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe. » « Le prince absolu peut être un Néron, mais il est quelquefois Titus ou Marc Aurèle ; le peuple est souvent Néron, et jamais Marc Aurèle. » « Les masses ont toujours un air de noblesse qui se perd dans les détails. » « Vingt mille femmes mal faites font passer une mode qui n’est favorable qu’à leurs défauts. Le petit nombre des belles femmes s’y assujettit. Image de la majorité. » Mais il y a encore mieux, et qui conjure l’image d’un Rivarol agile et léger dont l’esprit correspond si galamment aux élégantes demandes des frairies salonnardes. Il y a les maximes latines et cachées, dispersées dans les exergues des Tableaux de la Révolution. Nul ne les a jamais relevées. En déformant imperceptiblement une citation classique, Rivarol fabrique une maxime de Rivarol. Au IIIeTableau, par exemple, il reprend ce vers des Épîtres d’Horace (I, II, 35) : Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi, « c’est sur les peuples que retombent toutes les folies des rois » ; il remplace « plectuntur » par « utuntur », et le sens devient : « Les peuples profitent des folies de leurs chefs. » D’un mot le trait constitue ici une pensée totale et une Rivaroliana exemplaire.

*

Pour E. Burke les Tableaux de la Révolution font de Rivarol le Tacite français. L’exergue du XXIe est magistral. Ce Tableau décrit le massacre à l’hôtel des gardes du corps du roi, tuerie perpétrée « par amour du bien ». L’écrivain place cet exergue : Quid moror ? Irrumpunt thalamo, comes additur una hortator scelerum Aurelides. Il cite donc l’Énéide (VI, 528) et change le dernier mot : Aeolides (l’Éolide) devient Aurelides. Je traduis : « Pourquoi en dire plus ? Ils font irruption dans la chambre ; avec eux un compagnon, l’âme de tous les crimes, la soif de l’or. » Mais on ne saurait traduire la richesse de ce que Rivarol dit avec Aurelides. Le mot est construit à partir de quatre éléments : 1) aurum, l’or, 2) le prénom latin Aurelius, 3) le suffixe « ides » provenu du grec et signifiant « fils » ou « descendants de… », 4) le verbe latin laedo ou lido, lidere, à la deuxième personne du singulier (lides), c’est-à-dire blesser, outrager, offenser. Aurelides désigne ainsi les enfants de l’or, les fils de l’avidité, les idolâtres rejetons de la cupidité dont la conduite démesurée outrage par et pour l’or. Ayant inventé un néologisme parfait qui dépasse le latin et la diversité des langues afin de sonner dans la langue universelle de l’entendement, Rivarol remonte le fleuve linguistique pour trouver la résonance qui rende poétiquement palpable la cupidité criminelle lorsque, meurtrière, celle-ci fait du monde une place salie de périls.

*

Rivarol compose ainsi de nouvelles maximes emplies d’immortalité, en se jouant de mots qui en jouissent déjà : il démultiplie l’immortalité des classiques en les brisant toutefois, et afin de laisser se remodeler en lui l’infracassable et propre force de leurs paroles. Les éclisses d’immortalité répandues, même confrontées à leur désordre, se recomposent ici toujours, et à partir de leur propre nature ; car l’œil de leur lecteur et compositeur sait écouter et trouver l’accent insoupçonné se découvrant à qui sait habiter poétiquement l’art et en recueillir les paroles. En un temps de troubles tragiques où les opinions copulent dans la simpliste obsession d’opposer le présent au passé, mettre si puissamment en relation l’ancien et le moderne, en étant l’un et l’autre mais ni l’un ni l’autre, est d’une pensée géniale : les propos les plus modernes sortent ainsi non pas d’une subversion mais de la circulation intrinsèque de la parole classique. L’érudition synoptique dont se sert la virtuose profondeur de Rivarol met en œuvre une écriture apophtegmatique à qui sa plénitude humaniste, par-delà anciens et modernes, permet d’être intemporellement neuve. Abolissant le hasard jusque dans l’infinitésimal, voilà l’éclat du génie.

Maxence Caron