Bloc-Notes : « La démocratie fait-elle bon usage de soi ? »

Service Littéraire, numéro 146

Bloc-Notes de Maxence Caron (mars 2021) dans le Service Littéraire : La démocratie fait-elle bon usage de soi ?

La démocratie fait-elle bon usage de soi ?

« Définissez la politique. — Certes ! La politique est cette activité qui, par l’expression légale des instincts les plus bas, rend systématiquement plus probable le pire. Vous votiez ? J’en suis fort aise. Eh bien ! expiez maintenant. » C’est ainsi toujours de soi que souffre, à travers l’exercice d’un pouvoir qu’elle élit et laisse faire, la nonchalance stupéfaite et bestiale du vulgaire.

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Le normalien est cette race à part : la race du tout-venant. Toujours tatillon, jamais génial, le normalien bredouille la forme de conscience qu’attend de soi la majorité. Normalien n’est pas un titre, c’est un état d’esprit. C’est parce qu’il y a des normaliens, soit de nombreux esprits femelles, que l’on réimprime certains auteurs dénués de tout génie, mais dont les manies à ausculter pour eux-mêmes, en un narcissisme sans fin, les facettes de leurs impuissances, ont produit en creux quelques remarques pertinentes sur l’être de l’art, qu’ils n’ont jamais regardé que de loin. En ce sens, et de même que chez un méticuleux normalien, on apprend de ces choses-là en regardant Michel Leiris scruter ce dont il est incapable : comme l’agrégé que sécrète la rue d’Ulm, c’est là l’homme de la rue qui, avec un air pincé de collectionneur avaricieux, parle de ce qui le dépasse et croit pouvoir rêver d’en participer un peu. L’on croise ainsi quelques sentences instructives dans le Journal de Leiris récemment réimprimé chez Gallimard dans la collection Quarto, et notamment cette belle et juste pensée sur la différence nette entre les poètes et les auteurs de diaire, qu’il s’applique à lui-même : « Me voilà devenu chroniqueur, au lieu d’être poète : écriture d’après coup : écriture qui relate, transcrit, et non écriture qui produit. » Il est rare, en effet, qu’un poète ait écrit un journal. Et, si ce que publia Leiris ne vaut pas un rotin, l’on ne perdra toutefois pas son temps à ne négliger pas cette chose idiosyncrasique qu’il ne publia pas.

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La Vérité est Vérité d’être antécédente et première. Elle est Vérité de nous précéder en tout et jusqu’à l’impulsion par laquelle nous est suscité le désir de la chercher, de la rencontrer, d’aller vers elle. L’alogie capitale, et qui est un radical contre-sens d’iniquité, le péché d’irrationalité originelle, la faute automatique de notre esprit, sa plus grave erreur, partout répandue et qui fait un déluge de crachats typhonnant entre les bouches humaines amassées autour du vide de leur flux de caquet, cette alogie consiste à transformer notre vacuité en un tribunal osant se mêler de juger la précédence initiale et d’évaluer Dieu. À chaque instant de la vie le drame de l’homme se joue dans la rationalité du type de relation qu’il consent devoir à la Vérité : il la place avant ou après lui. Aucune morale ne compte ni ne vient avant cette réalité. Et l’homme ne sait rien s’il ne connaît ceci : ce n’est pas à nous à établir la part que nous devons d’obéissance à l’Absolu. Le cathédrant c’est l’autorité de la raison, et celle-ci n’ignore que volontairement combien la volonté de la Vérité a son rang au-dessus des humaines contestations.

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La démocratie pléthomane fabrique de l’imbécile. Et la peste dont ces imbéciles sont malades c’est la crédulité de savoir sans penser. Ils ont beau ne jamais chercher pour leur cerveau que la première occasion de s’anonchalir et s’avachir, cependant, ignorants et grégaires, ils ont l’opinion de savoir. D’où ces défilés de bavardages animés par d’abasourdissants balochards, dont ne point s’extraire des débats est perdre son âme. La sagesse, c’est de se rasseoir en soi, mais les natures triviales sont garrotées par la certitude que se montrer est une récompense immortelle. Il faudrait que me vînt compassion du vulgaire abusé de ses folies, mais comment ? Il veut si délibérément ses insanités et avec un tel cœur : il les préfère ! Et c’est en toute conscience qu’au regard de l’océan de vive essence qui lui est ouvert, il va à la souille et plonge à la cloaca. Vasarde, la démocratie commence et finit dans l’exercice de gueule.

Maxence Caron

Bloc-Notes : « Triomphe coronal d’une nation épidémique »

Service Littéraire, numéro 145

Bloc-Notes de Maxence Caron (février 2021) dans le Service Littéraire : Triomphe coronal d’une nation épidémique

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte bien plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

Triomphe coronal d’une nation épidémique

Les Français ne peuvent se déprendre de leurs crimes, ni de s’y appliquer sans applaudissements. Qu’est certes un pays dont une grippe suffit à émouvoir la noise… En telle occise situation de pathologie nationale, et quand un éternuement suffit à achever l’affaire, n’importe quel rhume eût fait son office.

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Il n’y a rien de bon mais seulement un symptôme lorsque l’innumérable multitude des sots se fait vulgaire discoureur d’apocalypse, lorsque la populace fabrique sa collapsolalie et s’en vante. Ils vont, sans objet, poussant partout leurs jappements. Dans le vaste consentement amoral où l’ahuri majoritaire a laissé gésir l’Histoire, la vanité des masses ennuyées et l’immensité de leur désert sont si grandes que le vulgum, ainsi qu’une Cassandre au destin renversé et qui fût entourée de clones approbateurs, s’abîme dans la prédiction de telle imminente peste noire comme dans la jouissance de sa plus haute satisfaction intellectuelle. Regardez-les confus et guindés, qui font les indécis comptes des états de l’immanence ! Ils se saillissent les uns sur les autres : ô l’excitation tumultuaire ! ô l’ivrogneuse pousserie ! Partout l’on vaticine sur tel immédiat choléra mondial pour se donner le plaisir de l’avoir prévu. Je récuse cette vicieuse forme d’opiner. La Vérité a dit : « il y aura des épidémies » (Luc XXI, 11). Mais la Vérité procède clairement : « Quand j’agirai, j’agirai vite », dit-elle à Isaïe (LX, 21). Les épidémies d’Apocalypse seront des hécatombes limpides, non d’imprécises angines. Sous peine de contradiction sur le mot et la chose, il n’y a sûrement pas d’Apocalypse « asymptomatique ».

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« Si Dieu est bon, s’il est amour, alors il n’y a pas d’enfer » disent-ils, et c’est l’argument dont ils se payent et s’entreplâtrent. Mais c’est Dieu, et non l’homme, qui est Amour et qui est Bonté. Ne vont ainsi en enfer que ceux qui veulent l’enfer ou le préfèrent. L’enfer est un effet de la bonté de Dieu : la délicatesse de cette infinie et divine bonté a prévu l’enfer pour ceux à qui le Paradis serait infernal.

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Un complot mondial est impossible à échelle humaine. Une dissimulée et sournoise société de canailles charogneuses et autres crapules assoiffées peut évidemment se former – à commencer par la société des hommes en son ensemble… Une surnuméraire société d’arsouilles, une société de méchants intéressés, dotée de ses invisibles argousins, peut se constituer, et de telles il y a. Mais justement, en tant que telle elle ne peut subsister : si existe une société motivée par le mauvais, il ne peut, par définition, y avoir d’amitié entre les mauvais. Vivant dans la discorde que porte constamment avec soi l’égoïsme au nom de quoi ils se sont regroupés, leurs désirs de puissance n’atteignent pas à satisfaction et forment une société divisée qui n’a aucune force de gouvernement. Chacun finit par y détester ses confrères encore plus qu’il ne hait la masse de ceux pour le contrôle de qui il s’est acquis de tels confrères. Divisée par son origine même, une société de complot est divisée contre elle-même et n’a nulle capacité à contrôler un pays, un continent ou le monde – sans le consentement des peuples : par sa complaisance le pouvoir du peuple est complice des crimes dont il s’indigne mais qu’il connaît, ce pourquoi on veut à ce point le faire voter. Aucune « société secrète » ne peut subsister car sa mesure est uniquement soi : cette identité est la somme des égoïsmes, et hors référence au Transcendant les groupes humains se défont, leur horizontalité a pour fatalité l’évanescence puis la disparition. Il n’y a d’invasions barbares que si les barbares sont d’abord à l’intérieur : ils sont cet autochtone apostat et atone, décérébré, inculte, amolli et athée, qui, de tout son cœur, précède à bras ouverts l’envahisseur. Les Français veulent le bonheur, ils estiment que Dieu le leur doit ; mais non contents de le fuir, ils ne savent se déprendre de leurs crimes, ni de s’y appliquer sans une épidémique approbation.

Maxence Caron

Bloc-Notes : « Chateaubriand et la renaissance politique »

Service Littéraire, numéro 144

Bloc-Notes de Maxence Caron (janvier 2021) dans le Service Littéraire :
Chateaubriand et la renaissance politique

chateaubriand

Chateaubriand et la renaissance politique

 

Les mœurs sont énormément corrompues et penchent d’une prodigieuse inclination vers l’empirement. Parmi l’ignorance abécédaire d’une ère charmée de n’être qu’inversion et tandis que le présideux Minus Trogneux se promène au bras de sa mousmée précambrienne, le basculement révolutionnaire paraît inéluctable. « Malheur quand le sceptre est aux mains d’un enfant ! » (Shakespeare) et surtout quand cet égayé de fin de monde joue à faire la leçon aux univers. Ce visage glabre que détrempe tout un marécage de fadeurs exclamatives, n’a pourtant aucune réalité. Le réel je l’examine là, universel, dans un livre épuisé et capital de Chateaubriand : La Monarchie selon la Charte (1816). Il y fait remontrance au roi restauré. C’est au nom même de l’attachement au souverain légitime que l’auteur, déçu par l’action du souverain, en appelle, devant lui, à ce corps mystique et royal dont la réalité dépasse le monarque, en qui il est incarné pour être servi. L’auteur défend ici le droit divin et la Charte selon laquelle a été accueillie sa restauration. La force du droit divin réside en ses limites et ses devoirs, et son devoir est la bonté envers le peuple, qu’il ne faut pas exaspérer : « n’exaspérez par vos enfants, dit st Paul, de peur qu’ils ne se découragent » (Col. 3, 21). Au-dessus du roi de France il y a Dieu et ses commandements ; au-dessus du président de république athée il n’y a rien, pas même la France. Au-dessus du droit divin il y a l’amour du prochain, ce qui rend impossible le capitalisme que nous connaissons : le riche n’a nul droit de s’enrichir par principe ou en appauvrissant ses ouvriers par crainte d’être moins riche. Le modèle de l’État chrétien de droit divin n’est pas « la croissance » (qui fait l’abstrait bonheur des chiffres et la concrète misère des hommes) mais la conservation des biens entre tous. L’argent ne fait le bonheur que lorsque rien d’autre ne peut le procurer : une société animée par un État arraché au droit divin et dont le socle est le vide et l’horizon l’amour de soi, est ainsi une société dont la finalité, le moteur et le centre sont l’argent. L’État laïque, athée, est structurellement un État d’argent soit l’inverse de la France qui est née et doit rester un État de droit divin, celui du génie du christianisme. Chateaubriand veut la Restauration mais que l’on prenne acte des récents événements au risque de voir une révolution tous les vingt ans. Royaliste il l’est au sens véritable où le droit de l’Absolu est préservé, et non en un aveugle conservatisme : le droit divin d’abord, puis le régime politique : il se peut que l’on ait une république de droit divin dont le souverain soit élu pour appliquer la loi divine qui le précède. La sagesse profondément biblique de Chateaubriand n’est pas attachée à la précédence d’un absolu institutionnel mais à celle de l’Absolu dans l’institution. Le positivisme d’hébétation que vomit la crapule maurrassienne dit l’inverse. Loin des mufleries nationalistes,la monarchie est inscrite dans le génie du christianisme et Chateaubriand dit au roi comment la confirmer : par les droits du Parlement et la liberté de la presse. Car elle est de droit divin et non de ces despotismes qui sont à eux-mêmes leur propre droit : l’oppression des libertés fondamentales qui sont l’image de Dieu en l’homme, serait une fatale contradiction. La remontrance de l’auteur ne conteste donc pas la légitimité du droit divin mais en constitue le rappel : la liberté vient de Dieu, et elle a donc le roi pour garant, non pour ennemi. Un pouvoir liberticide est un contre-sens envers le droit divin et produit une tension qui est permanente cause de révolution. Chateaubriand n’annonce pas seulement ici tout le XIXe s. mais tout le XXoù le césarisme athée de Maurras, marcionite, antisémite, antichrétien, sera le « fascisme initial » (E. Nolte) dont les figures se déclineront en totalitarismes illimités. En ce chef-d’œuvre inattendu, Chateaubriand prophète fait justice des racines néopaïennes du capitalisme et de celles des extrêmes qui en procèdent, et place dans l’Esprit Saint les conditions de toute renaissance politique. La continuité de la France historique se trouve dans la France mystique. Ces pages seront, au 18 juin, l’esprit de la mystique de de Gaulle, de cette vision catholique non pas tant de la France éternelle que de l’éternité de la France.

Maxence Caron

Le catéchisme contre-divin des amis d’Alice Coffin

Service Littéraire, numéro 143

Bloc-Notes de Maxence Caron (décembre 2020) dans le Service Littéraire : Le catéchisme contre-divin des amis d’Alice Coffin

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte considérablement plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

Jerome Bosch, Monstre jouant du pipeau sur son propre museau.jpg

Le catéchisme contre-divin des amis d’Alice Coffin

Pour chacun qu’enchantent les ménageries et les zoos il est un lieu, au cœur du Paris sulpicien, que ses succulentes collections désignent à l’intérêt des amateurs. Sa faune homogène y inclut une gamme tératologique qui est devenue l’une des premières au monde. L’écologie y est d’avant-garde puisque, de la blatte au babouin, chaque espèce y est incitée à exprimer ses opinions en sa qualité même d’animal. Ainsi va la vie de ce fabuleux rocher aux singes : l’Institut Catholique de Paris.

Pourquoi catholique lorsqu’y sont entretenues les hérésies les plus arriérées ? Il n’y a jamais rien eu de catholique dans cet hospice où, sous l’œil de l’ovarien génie d’Alice Coffin, qui en fut longtemps pensionnaire, l’on y fait vêler les avis anticléricaux de bourgeoises génisses au milieu des acclamations de nonnes théophobes et de calotins apostats. Mais le mérite de cet institut est la préservation des espèces disparues. C’est un musée d’histoire contre-naturelle. Une génération d’ahuris protérozoïques y est de fait conservée et exhibée comme telle, car ici l’on exporte le vivarium, l’on promène la malle aux monstres par manière d’acquit. La dernière promenade de l’hospice est un ouvrage évidemment impuissant et anachronique, mais publié pour tous ceux qui, entraînés par la gourmandise de contempler les primates, auront promptitude à s’en soulager. Intitulé Jésus après Jésus, le collectif est écrit par « 80 spécialistes mondiaux » (Albin Michel).

Quand on est mondialement savant, l’on n’a toutefois guère besoin d’être 80. Confondre ainsi publication et publicité, c’est espérer de transmettre un mensonge. Lequel ? L’ouvrage repose sur son milieu biologique, celui de l’amorphe plancton dont les bulles tissent le fond des athéologies religieuses que l’on voit écumer aux époques de brutes, et la dernière glaire remontée par la marée aux babasses fut à cet égard celle du dogme relativiste de 1968. Le livre veut donc nier de façon systémique le sens du christianisme et le détail de son propos – tout en s’affirmant chrétien. Quel intérêt ? Nul, ou pire. Car l’on mesure la schizophrène sottise et le rigorisme idéologique de ceux qui confessent la foi catholique dont ils veulent en même temps proclamer l’erreur. Ces « 80 spécialistes mondiaux », catholiques, expliquent sur 500 pages que Dieu n’existe pas vraiment, que les sacrements ne servent à rien, et autres machins entendus mille fois : sont-ils donc les êtres les plus stupides de ce monde dont ils sont les mondiaux ? Oui. Constatons : une masse de défroqués cacochymes obsédés à régler un tas de comptes hiérarchiques, s’imaginant chacun faire l’insolent quand, à moins de cinq ans de ses obsèques, il ne parvient pas même à faire le paradoxal ; une espèce d’évêque manucuré et semi-huguenot, Joseph Doré, nommé à Strasbourg par l’État, mesquin comploteur droit sorti d’un roman de Dumas et aux pensers bas comme l’herbe ; le P. Guggenheim qui, du fait de la gigantale constipation que la vanité lui produit, n’a jamais ouvert les yeux qu’à moitié, si bien que cela lui donne l’air de ce qu’il est : une précieuse de quartier ; enfin, la duègne des grotesques, Roselyne Dupont-Roc (dont le patronyme n’est pas un contrepet) qui, n’ayant pas l’agilité pour l’agrégation de lettres, s’est retrouvée grammairienne et commit une honteuse traduction d’Aristote avant d’administrer à saint Paul des leçons d’Absolu.

Ils sont 80 et chacun fait peur par la brièveté de sa personne. Cet institut exporte des tribus idéologiquement si primitives qu’elles eussent été réfutées par le premier venu des protagonistes de la Guerre du feu. Les hennissements de haquenée maudite que pousse une Dupont-Roc devant la Vérité sont d’une préhistoire originelle et plus ancienne que les onomatopées d’homo erectus : la préhistoire de ceux qui décident de préférer à Dieu le cadastre de leur ombilic. Cette aventure d’idéologie couvre un mécanisme dont Nietzsche a éloquemment parlé : « le plus hideux de tous les hommes », écrit-il, c’est celui qui vit dans le besoin de confesser Dieu pour assouvir celui de l’outrager. Morbide posture, et qui est celle de ce catéchisme contre-divin que nous proposent les confessants collègues de la mère Coffin. Tout coq reste ici seigneur en son fumier, et l’Institut Catatonique de Paris est bien gardé.

Maxence Caron

Bloc-notes de Maxence Caron : « La vie d’Adèle van Ordinaire »

Service Littéraire, numéro 140

Bloc-Notes de Maxence Caron (septembre 2020) dans le Service Littéraire : La vie d’Adèle van Ordinaire 

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte considérablement plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

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La vie d’Adèle van Ordinaire

De quel art la religion du narcissisme primaire est-il capable ? Rien. Et si l’histoire littéraire retient quelque chose des femmes, à qui furent dès toujours confiées la connaissance et la transmission des arts, ce sera, donc, qu’après avoir été honteusement stériles elles devinrent tristement fécondes. Cette assemblée de blattes précambriennes est en effet extrêmement plus morte qu’un sénat de fossiles, et s’essaie à cet absolu tellement sien : le style quotidien, pour âmes quotidiennes. Rien de tel qu’un livre femelle pour que, face à la systématique absence de toute grandeur et devant « ce style coulant cher au bourgeois » (Baudelaire), les mots désolés de Laforgue nous reviennent : « Ah ! que la vie est quotidienne… » De ce phénomène Gallimard publie un spécimen mais qui, encore plus infundibuliforme que ses habituels fourbis, revendique cette fois-ci, lustre et illustre sa nullité. La lavure s’intitule La vie ordinaire, d’une certaine Adèle van Reeth. Plusieurs titres étaient possibles : « La vie d’Adèle » par Ordinaire van Reeth ? « La vie de van Reeth » par Adèle Ordinaire ? On ne savait pas bien. Il fallait la décision d’un vrai chef. Les commerciaux de la rue de l’Annuaire par conséquent tranchèrent, et pour la grande cause : celle du public, qui jamais s’élever ne doit, mais toujours gésir parmi soi, auto-divinisé et dépressif. Il fallait que le titre dît au lecteur que le livre était comme lui : stupide, vitulaire, mort et satisfait. Il fallait que l’intitulé montrât la communion préétablie entre la nullité de l’auteur et celle de la badaudaille. « Venez, imbéciles, je suis comme vous ! » criait Adèle dans l’œuvre de sa vie. Ainsi, pour cette œuvre qui n’était ni belle ni originale ni singulière, et qui participait du combat planétaire de lamineux aplatissage de l’intelligence et de lumineuse extermination du langage, le titre, miroir de ses entrailles, était trouvé : La vie ordinaire. Un livre résolument écrit à la première personne ! mais laquelle ? De toutes les destinées la plus implacable est celle d’interchangeable.

Baquetant ainsi dans les inestimables trivialités de son « ressenti », Adèle van Ordinaire parle de la vie et déduit l’ordinaire de ses avis : un « livre » est né. Bien plus qu’un livre : un paradigme. Oui ! Tandis que Balzac s’épuisait à décrire les manifestations du néant, l’éditeur fait beaucoup mieux : d’un même geste il découvre au néant un archétype et lui donne un corps éditorial. Il ne s’agit donc plus de fabriquer un objet impérissable, qui n’existe pas encore, et à partir de ce qui semble inaccessible ou impossible – définition même de l’œuvre d’art –, mais de faire du néant à partir du nul, du vide avec de l’inconsistant. Voilà l’éblouissante botte de l’éditeur arriéré qui, tel un eunuque érectile, court à l’abîme tout convaincu d’être révolutionnaire. Dès lors paraît, coprolithe chu d’un désastre très clair, la triviale vie d’Adèle van Ordinaire. Se lave-t-on jamais d’avoir mis sa main dans celle de la bêtise ? La question n’est pas apparue à l’auteuresse. Mme van Ordinaire fait preuve d’une exhaustive pénurie de pensée, et dans son indigence l’ambitieuse illettrée invite à sa suite tous les troupeaux du monde à paître dans le vide pour n’avoir plus jamais faim. Si vous fréquentez les trottoirs demi-culturels habituez-vous à l’y croiser : il y a aujourd’hui identité de boniments pour vanter la panacée et le bas-bleu plissé. Héritière aspirituelle d’une longue lignée de suffragettes subventionnées et d’écrivassières de sang rassis, vous n’avez pas fini de l’entendre partout ne rien dire à tue-tête. « Le peuple est bête, pue et crache partout » (J. Renard) et il fait aussi des livres. Pour la majorité, mondaine, parvenir à un certain mode d’existence, suppose que l’on écrive des « livres » ; pour quelques-uns seuls, parvenir à écrire un livre suppose que l’on s’astreigne à un certain mode d’existence. Afin de venir au monde toute grande œuvre d’art requiert la force d’un moine. Or, il y a dans la modernasserie une sorte de contrat délusoire entre l’homme et le sort, où en vertu de telle confabulation, l’on se fait accroire qu’en enfonçant continûment dans le sort il se peut probablement qu’on en sorte. Se forme là l’obstination du vulgaire, qui écrit pour « se raconter » tout en rêvant qu’il en viendra autre chose que du vulgaire. Et c’est là toute l’avide et toute la vide et toute la vie d’Adèle van Ordinaire.

Maxence Caron