Un entretien de 2003 avec Philippe Muray.
Vous tenez avec régularité des chroniques de l’«Empire du Bien» : où est donc passé le Mal, c’est-à-dire l’Histoire ?
Philippe Muray : Le Mal est évidemment passé tout entier, avec larmes et bagages, du côté du Bien. Donc dans la nouvelle réalité. Le Mal étant tout aussi constitutif de l’être que le Bien, il ne disparaît nullement avec la fin de l’Histoire, qui n’est pas la fin de l’humanité, mais il s’infiltre dans la néo-réalité où, dès lors, on ne se connaît plus de raison d’être que de lutter contre lui.
C’est donc cette nouvelle réalité, et rien d’autre, dont il convient d’interpréter les monstrueuses manifestations. Le Mal y habite le Bien, l’y obsède, sans qu’on puisse plus les distinguer l’un de l’autre, et c’est la raison pour laquelle les discours doucereux, onctueux des gardiens actuels du Bien ont cet air inévitable de terreur : ils se sont inoculé l’enfer dont ils menacent leurs ennemis, c’est-à-dire les quelques énergumènes qui ont l’idée saugrenue de ne pas trouver paradisiaque leur paradis, de ne pas sauter de joie devant les immenses démantèlements de leurs «avancées sociétales», de ne voir aucun progrès de la démocratie dans l’abaissement de tous (par le biais notamment de la néo-école), de ne croire en rien que le prétendu art contemporain, qu’on accroche aux murs des multinationales et dont on accable de misérables municipalités résignées, prolonge l’histoire de l’art, et de ne discerner aucun effet bénéfique de leur sacro-sainte «société ouverte» dans le tourisme de masse. Pour ne prendre que ces quelques exemples affreux, mais il y en aurait une infinité d’autres.
Dans le nouveau monde, on ne retrouve plus trace du Mal qu’à travers l’interminable procès qui lui est intenté, à la fois en tant que Mal historique (le passé est un chapelet de crimes qu’il convient de réinstruire sans cesse pour se faire mousser sans risque) et en tant que Mal actuel postiche.
C’est évidemment dans ce second cas de figure que l’on entend le mieux grésiller, tout au fond de la gorge des vertueux accusateurs, les flammes de l’enfer qu’ils ont recueilli en eux-mêmes, tout en l’épurant à la surface du monde, et qui crépitent haut et clair dans les vocables antiques qu’ils emploient («populisme», «fascisme», «réactionnarisme», «archaïsme», etc.), sans cesse et sans fatigue, avec un acharnement troublant et gâteux, troublant parce que gâteux, dans le but qu’aucune question ne soit posée sur la réalité actuelle, c’est-à-dire sur leur oeuvre.
Tandis que celle-ci étend ses méfaits, ils essaient par tous les moyens – et ils essaieront de plus en plus – d’en empêcher l’examen par l’anathème. Ils y arrivent encore parfois, tant est ancrée l’habitude chez beaucoup de se laisser clouer le bec par ces maléfiques. Ainsi a-t-on vu récemment, pour prendre un exemple minuscule, des élus du Conseil de Paris qui renâclaient à l’achat exorbitant d’une «oeuvre» destinée au musée d’Art moderne se faire remettre à leur place par l’épouvantail préposé à la culture de la Mairie du même lieu, le nommé Christophe Girard : refuser d’acheter cette oeuvre, les a-t-il vertement avertis, reviendrait à «ouvrir la porte au fascisme». Notons cependant que l’oeuvre en question était composée d’un perroquet vivant, dans sa cage, flanqué de deux palmiers.
Cette anecdote, qui vaut pour tant d’autres, a la vertu de révéler le moderne en tant que chantage ultra-violent ; et de faire entendre la présence du Mal dans la voix même des criminels qui l’invoquent pour faire tout avaler. Leurs armes sont usées, eux-mêmes sont fourbus, leurs cris qui tuent ne sont plus que des cancanements de canards boîteux, des glouglous agonisants de dindons de la farce ; mais ils arrivent encore à intimider, ou, du moins, à attirer l’attention sur eux. Quand ils traitent quelqu’un de «maurrassien», par exemple, c’est autant de temps de gagné : il est tellement plus avantageux de parler de Maurras, et de le condamner, que d’ouvrir les yeux sur le monde concret ! Ils n’ont plus que ce projet : gagner du temps. Empêcher que leurs exactions soient connues en détail. Or, faire connaître celles-ci, d’une manière ou d’une autre, par le biais du roman ou de l’essai par exemple, et surtout les transformer en oeuvre d’art, voilà ce que l’on peut définir comme le véritable Bien, le Bien suprême de notre temps, et voilà ce à quoi ils s’opposent de toutes leurs forces. Ils s’inquiètent de ce que l’on voie apparaître, comme ils disent, «une sensibilité inédite», un «nouveau mouvement indissociablement critique et réactif». Ils n’avaient pas prévu cette insolence. Dans leur débâcle, ils bouffonnent encore et voudraient faire croire, comme le dérisoire Rosanvallon, qu’ils auraient les moyens de «construire une analyse» de cette réalité nouvelle qui est sortie d’eux et qu’ils ne comprennent même pas puisqu’ils n’ont jamais de leur vie regardé un événement, un être, un objet concrets, et qu’ils ne savent bavarder, dans leurs pauvres nuées, qu’à coups d’universaux. Mais cette analyse et cette description sont en cours, et, accessoirement, c’est contre eux qu’elles s’opèrent. Ce n’est qu’un début, continuons leur débâcle.
J’ai relevé un mot de Joseph de Maistre, cité dans les Exercices d’admiration de Cioran : «Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui nous dit que tout est bien (…).» Si, comme je le pense, cette phrase renvoie précisément à votre travail, pouvez-vous faire une généalogie de cette philosophie moderne?
Philippe Muray : La généalogie de ce qui ne me paraît pas une philosophie, sauf dans une acception extrêmement triviale, sera vite faite. Il n’y a qu’à voir tourner encore les tristes moulins à prières des vieux pitres soixantehuitistes, et les écouter répéter que 1968 a été «un grand mouvement de libération des moeurs» qui doit être sans cesse élargi et approfondi, et que ceux qui penseraient autrement ne seraient que des puritains coincés et ressentimenteux. Leur discours sent de plus en plus le renfermé, la loque conceptuelle et le ressentiment, mais ils continuent parce que cette doctrine, à présent toute mêlée au marché, toute fusionnée, toute confusionnée avec les prestiges de l’Europe qui avance sur ses roulettes, avec le festivisme généralisé et programmé, avec le turbo-droit-de-l’hommisme, avec le porno-business, les raves vandaliques, le déferlement hebdomadaire des néo-SA en rollers, et encore avec tant d’autres horreurs dont on ne les a jamais entendus dire quoi que ce soit, leur permet de conserver une apparence de pouvoir tout en jouissant dans le même temps (à leurs seuls yeux maintenant) d’une réputation de «rebelles». Il leur restait un chapeau à manger, un vrai haut-de-forme celui-là, celui de l’américanophilie ; c’est fait depuis le 11 septembre 2001.
Par ailleurs, ils ne peuvent même plus, comme naguère, impressionner personne avec le rappel des grands ancêtres (Jaurès, Blum et même Mai 68, en fin de compte), car ils tomberaient alors dans le piège qu’ils se sont tendus en mettant l’innovation au pinacle et en décrétant l’obsolescence de tout ce qui a le malheur d’être d’hier ou d’avant-hier. Ils ont encore le pouvoir et la rébellion ; mais les deux sont devenus pur onirisme et ça commence à se voir. Leur pouvoir est grand, mais ils ne règnent plus que sur leurs propres écrans de fumée. Le réel leur est inaccessible (y compris la réalité contenue dans leurs écrans de fumée). Le bruit concret du néo-monde n’entre plus depuis longtemps dans leurs oreilles de sourds. Ces décoiffés du cerveau se navrent de l’«absence de pensée», mais on ne les a jamais rien entendus dire de tout ce qu’ils approuvent derrière leurs cabrioles sinistres. À ces sulfureux en 4 x 4, à ces hérétiques officiels, à ces Robin des Bois sous prébendes, ne restent plus que deux attitudes : l’injure impuissante, d’une part, contre ceux qui les ont démasqués ; et, d’autre part, l’éloge implicite de ce qu’ils sont incapables de voir et dont ils ne disent jamais rien de négatif.
Acculés dans les cordes du positif, ils ne cessent de nous répéter, en effet, mais sans jamais vraiment l’énoncer ainsi, «que tout est bien». Ils sont devenus de grands industriels de l’éloge, et c’est précisément cette industrie qui m’intéresse au plus haut point et dont j’ai fait depuis maintenant longtemps la matière première presque exclusive de mon travail, pour la raison que cette production continue d’éloge a pour effet d’empêcher tout regard un tant soit peu critique sur les métamorphoses, sur les mutations fantasmagoriques de la civilisation. Tout est violence dans l’univers, mais les analphabètes modernes, d’où provient toute cette violence, ne cessent de nous dire que tout est bien. C’est ainsi que, l’été dernier, alors que d’effrayantes inondations submergeaient l’Europe de l’est, notamment l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, et que l’on se demandait si le climat n’était quand même pas vraiment détraqué, un hebdomadaire avait tranché avec un titre admirable : «Le climat ne se détraque pas, il change.» Appliquée au temps, c’est la rhétorique analgésique de l’époque dans tous les domaines : la famille n’est pas en miettes, elle change ; l’homosexualité, soudain toute-puissante et persécutrice, n’est pas au moins, per se, une étrangeté à interroger, c’est la sexualité en général qui change. Et ainsi de suite. Autrement dit, et pour en revenir aux intempéries : ne vous accrochez pas à une vision du climat passéiste. Si vous recevez un jour le ciel sur la gueule, ne vous dites pas que c’est la fin du monde, pensez qu’il pleut du moderne ; ou qu’il tombe de la merde, c’est la même chose. Et, le jour de l’Apocalypse, ne vous dites pas non plus que c’est la fin du monde, dites-vous que ça change.
L’interdiction est portée par l’éloge. L’interdiction de penser est portée par l’éloge constant d’un monstrueux devenir. L’éloge est la forme moderne de l’interdiction. Il enveloppe l’événement de sa nuée et empêche, autant qu’il le peut, que cet événement soit soumis au libre examen, qu’il devienne objet d’opinions divergentes ou critiques. De sorte que la divergence ou la critique, lorsqu’elles se produisent malgré tout concrètement, apparaissent comme une insulte envers l’éloge qui les avait précédées. Et ce mouvement se produit de façon si naturelle, si automatique, que c’est en toute bonne foi que les industriels de l’éloge constatent alors soudain que la réalité ne coïncide nullement avec ce qu’ils disaient. C’est ainsi qu’au moment où je vous réponds, c’est-à-dire dans les derniers jours de l’année 2002, à quelques heures de la pétrifiante Saint-Sylvestre, Le Journal du dimanche, faisant le bilan d’une année d’euronirisme, s’effare parce que l’euro, s’il est bien «dans les poches» (on se demande ce que les gens pourraient faire d’autre que de payer dans cette monnaie de songes), n’est toujours pas «dans les têtes» ; alors que le «basculement technique», poursuit naïvement cette feuille, avait été «un vrai succès».
Le problème des têtes se pose donc : comment domestiquer (comment habiter totalement) ces saloperies de têtes récalcitrantes du bon peuple? Je rappelle que toutes ces choses inouïes, monstrueuses, sont écrites dans un journal normal, et non pas proférées par Big Brother. «Au début, explique encore dans cet hebdomadaire un individu avisé du Credoc, les Français croyaient pouvoir s’y mettre en trois mois, mais dès avril ça a commencé à coincer, et en juillet les premières formes de défiance sont apparues.» Ce qu’il y a de savoureux, par-dessus le marché, c’est que le phénomène concerne tout le continent (seulement quarante-neuf pour cent d’Européens satisfaits), mais que les Français, là comme ailleurs, là comme toujours, sont exemplaires : soixante-trois pour cent de mécontents chez nous (à mon avis, il y en a beaucoup plus, les trente-sept pour cent de prétendus contents sont des timides, ou alors il s’agit de harkis médiatiques). «Décidés à se mettre à l’euro rapidement, commente enfin le journal, ils se sont majoritairement remis à penser en francs.» Les salauds. Et une sociologue s’indigne : «Régression», fulmine-t-elle. Divine régression qui est en réalité une rébellion, et une vraie cette fois, contre la société de l’éloge et de la prosternation. Et maintenant, il est clair que chaque défaite de cette société est une victoire de la vie.
Quelles plaies cache l’angélisme de l’«Homo festivus», votre personnage emblématique des misères contemporaines (solitude sexuelle, moralisme flirtant avec l’anathème et l’envie de pénal, égalitarisme forcené, positivisme sinistre)?
Philippe Muray : Tout cela bien sûr, à commencer par la solitude sexuelle, comme vous dites. Mais permettez-moi une légère rectification en passant : je ne parle jamais de l’Homo festivus mais d’Homo festivus parce que j’en ai fait un personnage conceptuel, quelque chose d’intermédiaire entre le concept et l’être romanesque, ce qui me permet sans cesse de l’aborder par deux côtés, par les idées et par la vie, par la pensée comme par les événements concrets, par l’entendement comme par le mouvement.
Philosophe ou sociologue, je parlerais en effet de l’Homo festivus, mais c’est bien ce dont je me garde comme de la peste car alors il me serait impossible de faire ce que j’ai entrepris, et qui seul compte à mes yeux, à savoir le portrait du temps, la recréation de l’époque ; ce qui ne se peut envisager qu’à partir des méthodes et avec les instruments variés (du sérieux à la farce) de l’art. Maintenant, pour en revenir à cette solitude sexuelle d’Homo festivus, qui contient tous les autres traits que vous énumérez, elle ne peut être comprise que comme l’aboutissement de la prétendue libération sexuelle d’il y a trente ans, laquelle n’a servi qu’à faire monter en puissance le pouvoir féminin et à révéler ce que personne au fond n’ignorait (notamment grâce aux romans du passé), à savoir que les femmes ne voulaient pas du sexuel, n’en avaient jamais voulu, mais qu’elles en voulaient dès lors que le sexuel devenait objet d’exhibition, donc de social, donc d’anti-sexuel. Nous en sommes à ce stade. Dans une société maternifiée à mort (et où, pour être bien vu, il faut toujours continuer à radoter que le féminin n’a pas sa place, est persécuté, écrasé, etc.), l’exhibitionnisme, où triomphent les jouissances prégénitales, devient l’arme fatale employée contre le sexuel, je veux dire le sexuel en tant que division ou différence des sexes (qualifiée de source d’inégalités ou d’asymétries), et en tant que vie privée. L’exhibitionnisme est la forme sexuelle que prend aujourd’hui l’approbation des conditions actuelles d’existence.
C’est pour cela que je peux diagnostiquer, à partir des avalanches de parties de jambes en l’air qu’on nous montre ou qu’on nous raconte dans des livres, à la fois un désir forcené d’intégration sociale (par l’exhibition que réclame et même qu’exige cette société-ci) et une volonté plus forcenée encore de mort du sexuel adulte. Il n’y a aucune contradiction entre la pornographie de caserne qui s’étale partout et l’étranglement des dernières libertés par des «lois antisexistes» ou réprimant l’«homophobie» comme il nous en pend au nez et qui seront, lorsqu’elles seront promulguées, de brillantes victoires de la Police moderne de la Pensée.
C’est aussi la raison pour laquelle j’écris que s’exhiber et punir sont les deux commandements solidaires de notre temps, ou que la coalition exhibo-pénaliste a de beaux jours devant elle. Les Observatoires de ceci et de cela (de la parité sacrée, de l’effacement des sexes à inscrire dans le code, de la non-discrimination de tout et de n’importe quoi, etc.) sont les citadelles d’où l’on veille à l’extension du nouveau Désert des Barbares et à la destruction de ce qui reste encore de la maudite «monoculture hétérosexuelle» qui nous a fait tant de mal (à la faveur de l’annonce par les raéliens de la naissance du premier bébé cloné de l’histoire de l’humanité, j’ai noté avec intérêt que les associations de lesbiennes américaines avaient fait du «droit au clonage» l’une de leurs principales revendications «car il va enfin briser le monopole des hétérosexuels sur la reproduction».).
Au bout du processus, vous avez la guerre judiciaire de tous contre tous, d’Homo festivus contre Homo festivus, sans répit et en rond. Avec des conséquences tout de même assez rigolotes parfois, comme lorsque Libération, le mois dernier, nous révélait qu’«une partie du mouvement lesbien» venait d’entrer « en guerre ouverte contre « le pouvoir gay hégémonique et normatif » qui sévirait à Paris, notamment à l’Hôtel de ville.» Encore ne s’agit-il dans ce cas que de catégories dominatrices se dévorant entre elles. Toujours est-il que voilà quelques-unes des violences radicales et sauvages (mais toujours approuvées) qui se cachent derrière l’angélisme d’Homo festivus, son parler-bébé continuel, son narcissisme incurable, sa passion des contes de fées, son refoulement du réel (toujours «castrateur»), son illusion de toute-puissance, sa vision confuso-onirique du monde et son incapacité, bien sûr, de rire.
N’avez vous pas parfois le sentiment de rendre lyrique – et donc de sublimer – la bêtise contemporaine?
Philippe Muray : Si vous voulez dire que je lui prête mon talent, comment voulez-vous que je fasse autrement? Au moins, si cela est vrai, cette époque aura-t-elle tout de même brillé par quelque côté.
Vous pratiquez l’examen de la vie quotidienne (slogans publicitaires, chroniques judiciaires.), de l’évolution des moeurs, et c’est de cette matière première que vous tirez les répliques contre les faux dieux de l’époque. Mais n’est-ce pas surtout au rire que vous conférez la force unique, spirituelle, du dévoilement de nos impostures?
Philippe Muray : Le rire est très exactement ce que l’époque ne peut plus du tout tolérer, encore moins produire, et qu’elle est même en passe de prohiber. «Rire de façon inappropriée», comme on a commencé à dire il y a une dizaine d’années sur les campus américains, est maintenant presque un délit. L’ironie, la dérision, la moquerie, la caricature, l’outrance, la farce, la guignolade, toute la gamme du rire, sont à mes yeux des procédés de description que l’âge de l’industrie de l’éloge ne peut évidemment pas supporter. J’essaie, pour mon compte, de m’en servir comme on se sert des couleurs sur une palette. Parvenir à faire rire une page est plus difficile encore que de faire jouir pleinement quelqu’un, mais c’est à peu près du même ordre, de l’ordre des travaux d’Hercule. Lorsque j’y arrive, je sais que je touche à une vérité sur le monde concret. C’est d’ailleurs pourquoi je trouve un peu fort de café que l’on me classe parfois parmi les pleureurs «réactionnaires», les mélancoliques à états d’âme, les déploreurs du passé et tous les déprimés à remords. J’aimerais, en tout cas, que ceux qui m’attaquent et me qualifient de cette manière me montrent une ligne, je ne dis même pas une page, une ligne, une seule ligne, dans toutes leurs oeuvres sinistres, où ils sont parvenus à faire rire quelqu’un.
Le rire est déréalisant : il est donc extrêmement efficace pour décrire un monde humain qui accepte en tant que concret des concepts (voir la burlesque opération d’intoxication néo-balnéaire appelée Paris-Plage, l’été dernier, qui était aussi un test pour mesurer le degré d’hébétude des populations), et lui renvoyer dans la figure ce faux concret déréalisé par sa caricature même. Mais ce rire n’aurait aucune efficacité s’il n’était pas engendré par une pensée précise concernant ce monde humain. Avant de rire, et peut-être de faire rire le lecteur, il me faut concevoir ce monde, et le voir, et l’entendre, tandis qu’il commet ses méfaits et ses crimes en parlant la langue festive, tout comme la Révolution française commettait les siens dans la langue de l’ancienne Rome impériale et dans les costumes ad hoc. C’est seulement à partir de cette considération globale que peut naître la démesure du rire, qui est aussi le plus exact compte-rendu de ce qui se passe. Cette époque, pour employer un euphémisme, exagère. L’exagération comique me paraît la meilleure réponse que l’on puisse lui apporter.
J’ai le sentiment que vous avez donné, dans Le XIXe siècle à travers les âges, les clefs des Exorcismes spirituels écrits depuis lors. Ainsi dans Le XIXe siècle ai-je relevé, page 80, une réflexion sur «l’indifférenciation déferlante» ; page 118, un commentaire sur «l’échec de l’acte sexuel» et l’envie postérieure, si je puis dire, d’abolir l’un par l’autre ; page 158 la question de «l’Harmonie» et la religion moderne qui en découle, positive et sociale. Aussi j’aimerais que vous précisiez votre réflexion lorsque vous avancez que «le XIXe siècle a survécu au XXe». Le XIXe siècle continue d’être notre maladie?
Philippe Muray : Du temps du XIXe siècle à travers les âges, j’étais dans la conviction qu’une généalogie de l’époque était possible, et je voulais décrire la base irrationnelle (occultiste) sur laquelle se fondait la démocratie moderne malgré ses prétentions rationnelles. Il y a près de vingt ans de cela, et, depuis, l’époque n’a cessé de croître et d’embellir en violence, en barbarie, en bestialité. À une telle situation, il me semble qu’on ne peut répondre que par une violence accrue, et que tout recours à la culture, d’ailleurs ravagée par cette époque, serait désormais une faiblesse et une sorte de connivence.
Néanmoins, vous me demandez si le XIXe siècle continue d’être notre maladie, et précisément, alors que vous me posez cette question, la secte horrible et cocasse des raéliens annonce aux États-Unis la naissance du premier bébé cloné par ses soins. Il faudrait, à cette occasion, parler de retour de Raël comme on parle de retour de bâton. Mais voilà que l’on voit soudain les médiatiques, les scientifiques, les politiques, toutes les grandes consciences de partout et les belles âmes de toujours s’horrifier, se cabrer, se voiler la face, pousser les hauts cris, parler d’entreprise criminelle, de monstruosité, d’abomination, d’attentat contre l’éthique, d’errements prométhéens et de tabou brisé. Ces briseurs professionnels de tabous, ces applaudisseurs de toutes les désinhibitions, ces bénisseurs de toutes les transgressions et ces encenseurs de toutes les violations d’interdits refusent brusquement, dans le cas de la fabrication de cet être génétiquement identique à son pseudo parent, ce dont partout ailleurs ils se félicitent. Et redécouvrent tout à coup les charmes de la reproduction sexuée garante de la diversité génétique.
On se demande bien ce qui leur arrive, à ces gens qui ne cessent de dénoncer la division des sexes comme un archaïsme à liquider, qui trouvent que l’«ordre symbolique» est une idée fixe dérisoire, que la «logique binaire», avec le masculin d’un côté et le féminin de l’autre, est une vieillerie à déposer au vide-greniers, que l’«identité sexuelle» n’est d’aucune utilité et que le «dépassement des genres» est l’horizon de l’avenir. En quoi ces fantassins de l’Empire du Même s’imaginent-ils légitimés de s’offusquer de ce qu’un bébé soit la copie conforme, le parfait homonyme ou synonyme génétique de ce que l’on ne peut même pas appeler sa «mère? Ils ont applaudi trop d’attentats contre l’espèce pour s’indigner de celui-là. Et ils ont couvert trop d’acharnements pour avoir le droit de ne pas faire le panégyrique de cet acharnement procréatif-là. Et ils ont flatté trop de maniaques de la conquête des droits à pour s’horrifier de cette nouvelle forme de droit à l’enfant. Les exploits de Raël, en d’autres termes, sont bien trop modernes pour qu’on laisse ses détracteurs s’offrir le culot de les désapprouver. Sa religion scientiste, par ailleurs, venimeusement anti-catholique, avec pour base, dit-on, «l’amour, la quête du plaisir, une totale liberté sexuelle», est bien trop moderne, elle aussi, pour que l’humanité actuelle n’y reconnaisse pas son idéal de désinhibition. Elle se regarde en ce miroir et elle s’y voit soudain en monstre? Mais elle l’était déjà avant. Elle aurait du lire, en effet, mon XIXe siècle à travers les âges.
Les Exorcismes se suivent mais ne se ressemblent pas, expliquez-vous en préface de cette troisième livraison. Ils sont toutefois le reflet d’un rejet constant, d’une trahison forcenée, d’une infidélité systématique au contrat social de notre temps. Est-ce affaire de dignité personnelle que de mener ce combat?
Philippe Muray : Ah oui. Et une des meilleures raisons d’écrire que je me connaisse. Que voulez-vous que je vous réponde d’autre? La trahison systématique de ce temps est devenue un devoir moral, une affaire d’honneur. C’est la morale même.
Vous voilà baptisé «nouveau réactionnaire». J’avoue ne pas avoir compris ce que la conjonction de ces deux mots pouvait signifier véritablement.
Philippe Muray : Qu’ils ont perdu la partie, qu’ils le savent et qu’ils vont tenter diverses manoeuvres désespérées d’arrière-garde. S’il n’y avait que le lamentable livre de Lindenberg, cette manifestation pas drôle d’art naïf, cette espèce d’enluminure sans talent, nul ne s’en serait soucié tant il sue la misère ; mais il y a derrière lui, l’approuvant puisqu’elle ne peut pas faire autrement et qu’elle n’a que ça à se mettre sous ses fausses dents, toute une cohorte d’orphelins de l’irréel, de demi-soldes du monde confuso-onirique qui voudraient continuer à imposer l’assimilation de leur crétinisme à la vérité progressiste révélée. Mais ils ont trop fait de dégâts, ils ont trop étalé leurs impostures innovantes et approuvé trop de malfaisances de divers ordres pour que leur ordre, justement, tienne encore longtemps.
C’est en pensant à eux, et bien avant que la campagne dite des «néo-réacs» ne se déclenche, que j’avais choisi comme exergue de mes Exorcismes spirituels III une phrase de saint Paul tirée de la Deuxième Épître à Timothée : «Mais ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente à tous.» Leur folie, en effet, devient évidente à tous. Et tous, peu à peu, en deviennent allergiques. Ils le savent, ou, en tout cas, le sentent : ce qu’ils disent, ce qu’ils écrivent, ne décrit plus rien. Je les ai appelés nouveaux actionnaires ; nouveaux actionnaires de la firme Nouveau Monde qui est leur oeuvre et à laquelle ils ne comprennent absolument plus rien. Pire : plus personne ne désire savoir ce qu’ils en pensent. De sorte que le conflit n’est plus aucunement, comme ils voudraient encore le faire croire, entre «progressistes» et «réactionnaires» ; mais entre ceux qui, ayant massacré (modernisé) jour après jour le monde, dénoncent la moindre critique de ce massacre modernifiant comme une ignominie sans nom, et quelques personnes qui viennent d’entreprendre de le regarder, ce monde concret, les yeux bien ouverts, et en parlent. Une fois encore, ce n’est qu’un début, continuons leur débâcle.
Propos recueillis par Vianney Delourme.