Entretien avec Maxence Caron : autour de La Vérité captive – De la philosophie
publié le vendredi 4 décembre 2009, par Henri de Monvallier, sur le site « Actu Philosophia »
Un nouveau système de philosophie
Né en 1976, Maxence Caron est philosophe, écrivain, musicien, musicologue et directeur de collection aux éditions du Cerf où il a fondé la collection Les Cahiers d’histoire de la philosophie, collection dont il a, du reste, dirigé, plusieurs volumes [1]. Remarqué en 2005, à l’occasion d’une monumentale étude sur Heidegger, préfacée par Jean-François Marquet [2], le jeune philosophe continue son cheminement en nous proposant cette fois-ci ni plus ni moins qu’un nouveau système de la philosophie et de son histoire. Les mille cent et quelques pages de La Vérité captive [3] constituent le premier moment de ce vaste projet dont je me suis entretenu ici avec l’auteur.
Propos recueillis par Henri de Monvallier
La Vérité captive : non pas réactiver une quête du Principe mais activer la quête radicale du Principe
Actu Philosophia : Je voudrais partir du titre de votre ouvrage : La Vérité captive. Il s’agit d’une allusion à une phrase de saint Paul qui dit que « la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes, qui tiennent la vérité captive dans l’injustice » (Rm, I, 18, je souligne). Pouvez-vous expliquer le sens et la fonction de cette phrase dans l’économie générale de l’Épître aux Romains ? De manière plus générale, concernant votre livre, de quoi (ou de qui) la vérité est-elle captive et comment peut-on la délivrer ?
Maxence Caron : Le titre de ce livre n’a pas pour premier sens de lancer le lecteur dans une exégèse de la si riche parole de saint Paul (tant mieux si ce titre y invite par ailleurs…), mais d’ouvrir à la philosophie l’une des multiples dimensions offertes par cette parole. Ce pourquoi, avec lequel il forme un binôme, offrant ainsi le contrepoint d’une lecture selon trois différentes mais conjointes mélodies, le sous-titre de l’ouvrage : De la philosophie. Il s’agit en effet d’un Tractatus de philosophia, et plus précisément de omne philosophia : le titre, directement ainsi, envoie à l’écoute attentive que la pensée déployée par la philosophie a rendu le regard captif au point de ne pas laisser place à ce que la philosophie s’est donnée cependant pour fond et finalité : la Vérité.
Quelle Vérité ? Quelle philosophie ? Et de quelle captivité s’agit-il ? Ce sont les questions auxquelles répond le Système de l’Éternité, de l’histoire et du temps dont ce livre est, malgré son millier de pages, l’expression microcosmique, un premier tome, qui, si Dieu m’accorde vie, montrera sa suite en plusieurs volumes (la perspective générale en est détaillée dans le « Prière d’insérer »).
Puisque à juste titre vous évoquez saint Paul, j’ajoute que l’Apôtre écrit aux Corinthiens que la Vérité (autrement dit le Dieu de Jésus-Christ dont les deux caractères cruciaux, impensés par l’officielle philosophie bien qu’offerts à toute pensée de l’être, sont la Trinité et l’Incarnation rédemptrice), la Vérité est « une folie aux yeux des nations », autrement dit aux yeux des peuples dont tous les philosophes pensent selon le théisme d’un principe primordial et final. Mais cette « folie de la Vérité » est plus sage que les « vérités » des hommes (cf. I Cor, I, 25). Les oculi mentis, les yeux de la pensée, étant obnubilés par telle ou telle opinion que l’on intronise vérité afin d’en faire une valeur qui n’est autre que l’intérêt d’un individu, d’un groupe ou d’une époque à imposer son mode de jouissance, l’unique Vérité apparaît réfractée en l’âme captive d’un regard multiforme mais unitairement obvié par le trop humain aveuglement à désirer à hauteur de bésicles, en vue de l’aménagement d’un séjour humain sous l’exposant de l’immanence.
AP- Justement, tout votre livre est dirigé contre ce que vous appelez l’immanentisme, c’est-à-dire la tendance affirmée dans la philosophie depuis quelques temps maintenant à refuser de penser la Vérité, le Principe ou la Transcendance, toutes choses que vous essayez par ailleurs de réactiver dans votre ouvrage. Pourriez-vous préciser le lien entre Principe et Transcendance ?
MC- Tout mon livre ? Non, il a bien d’autres buts. Et il ne vise pas l’immanentisme uniquement dans les produits dérivés qui apparaissent dans les fantômes de pensée que l’on nomme encore « phénoménologie » ou « philosophie analytique » (notez pour cette dernière la contradictio in adjecto : la pensée est un acte opérant synthèse, si elle se veut par conséquent « analytique », une « philosophie analytique » se donne comme un cercle carré, une anguille gastéropode). L’immanentisme est une caractéristique de la philosophie dans sa totalité et dans sa volonté de démarche descendante à partir du Principe ; il est à ce titre présent chez Aristote autant que chez Spinoza ou Heidegger, le but étant à chaque fois de ne pas pénétrer pleinement dans la condition de possibilité du fondement, de la fondation ou du fond, mais d’y regarder jaillir le monde : la pensée ne vit alors que dans les effets du Principe et non dans son être même. A cet égard, Heidegger, qui se réfugie dans l’être comme diffusion et donation en ne pensant pas la possibilité de la pulsivité ontologique interne qui fait l’être donation, finit par ressembler pleinement à ce qu’il dénonce, et à s’installer dans la diffusion d’étant, atterrissant sur l’étant au lieu de marquer la « différence ontologique » en séjournant véritablement dans la dimension propre à l’être. Dans l’histoire de la philosophie, dont les démarches les plus contemporaines, que j’ai nommées en ce livre les « idiomes immanentistes », sont les effets pervers entre les mains de faibles épigones, le Principe n’intervient que pour consolider la légitimité conceptuelle de l’immanence ; il est l’architecture de l’immanence, mais il n’intervient jamais en lui-même et selon soi, dans sa Différence fondamentale, dans cette pure Transcendance dont seule peut jaillir une instance de donation, de création, et en fin de compte un phénomène, cette pure Transcendance qui fait également et justement du Principe l’ultime – conscient ou secret – objet de désir pour chacun voulant atteindre au Sens en dehors duquel il n’y a pas de sagesse autre que fuyante et confondant bonheur et bien-être, liberté et sursis.
Quand la philosophie se voulait philosophie, au cours des siècles où l’on pensait encore, sa démarche de recherche du vrai adoptait déjà une attitude inconsciemment déterminée par l’humain : cette attitude contredit donc toujours déjà la fin de sa propre recherche, celle d’un élément absolument différent de l’homme, élément dont la substance (concept devenu une grossièreté pour les préjugés transitivistes de notre époque dont la spécificité est d’affirmer sans critique la validité de tout système de pensée plaçant le fluent et la mobilité à sa base) transcende l’homme afin de fonder ontologiquement ce dernier qui la désire et ne la désirerait pas s’il ne la savait pas de toutes parts le dépassant. L’individualité humaine, angoissée, insatisfaite, passionnée, ne se suffit jamais à elle-même et en éprouve une constante inquiétude ; l’on a réflexe aujourd’hui de dire, sens dessus dessous, que cette inquiétude pousse l’homme à projeter un Dieu en face de soi pour se rassurer : foutaises, certes, mais surtout vice de raisonnement où tant aiment continuer d’extravaguer, car, pour que l’homme puisse éprouver cette quintessente inquiétude, il faut d’abord, et avant toute projection religieuse, qu’il ait conscience, intimement et avant toute autre pensée, d’un être qui le dépasse tout autant qu’il l’appelle, un être dont la distante proximité, la Différence approchée, entièrement constituante et définissant la condition humaine loin de toute objection athéolâtre, lui fait éprouver cette inquiétude d’être et cette angoisse à chercher Dieu dans diverses formes plus ou moins adéquates à la Transcendance fondamentale qui mobilise antéprédicativement le désir – jusques à ce que soit révélée la juste conscience du divin, qui puisse contenir en soi la possibilité des structures mêmes de la pensée qui le recherche.
AP– Donc, pour vous, le problème n’est pas celui de l’existence de Dieu ? Il y a un fait de l’absolu.
MC– Pas exactement. Je n’ai pas toujours été chrétien, je le suis devenu. Je suis ce qu’on appelle « converti », mot que je n’aime pas spécialement en sa valeur de participe passé, car une conversion n’est jamais achevée au regard de ce qu’elle contemple et de l’alliage bleu nuit que constitue la connaissance certaine de l’insaisissable présence divine : en ce domaine tout est paradoxe, et l’on connaît avec certitude tout en ne maîtrisant rien. C’est précisément ce que commande le mot de Vérité : si le Principe nous dépasse, et par définition il nous dépasse, c’est lui qui a l’initiative, et lorsque je le connais, je connais que je n’ai pas à connaître autre chose que son initiative aimante, amoureuse, soit sa connaissance de moi-même. Dès lors il y a bien une question de l’existence de Dieu, mais une fois découverte la présence du Principe per speculum in aenigmate, le questionnement change et c’est celui de la relation de l’homme et de Dieu, et plus exactement de Dieu et de l’homme, qui intervient comme tâche radicale pour la pensée. La philosophie a constamment pensé en partant de Dieu, dont elle démontrait puis acceptait l’existence, mais elle n’a jamais pensé en partant vers Dieu soit vers sa Souveraineté absolue, sa Différence fondamentale, et le mystère d’incarnation par lequel une telle Différence nous parle. Il y a donc bien une question de l’existence de Dieu, structurellement posée à chacun, que chacun peut méditer avec telle ou telle part de soi-même, pour en sortir les plus grandes niaiseries ou les pensées les plus profondes ; mais cette question n’est pleinement résolue que par la totalité de l’être-homme : la pensée, rassemblant cette totalité en une démarche rétrocessive vers le fond de possibilisation, montre alors le lieu principiel où elle se reçoit d’un autre, elle montre ce lieu en rétrocédant jusques à la condition de possibilité du comportement transcendant de la réflexivité elle-même à l’œuvre dans la démarche précisément en cours au cœur de chaque pensée, et jusques à la condition de la profondeur fractale de l’acte de conscience ; puis la volonté accepte ce que la pensée désigne structurellement ; enfin, le cœur aime Celui dont il accepte de voir l’être-homme se recevoir si riche et si pauvre, riche des trésors insus de la fractale réflexive et pauvre de ne rien maîtriser et de voir tout recevoir de la Substance dont cette intime infinité réflexive est reflet et fragment dans la finitude d’une âme d’homme. Le problème n’est plus, alors, celui de l’existence de Dieu, car la pensée a avancé, et la philosophie n’est pas faite, comme le croient les professeurs, pour ressasser des problématiques ouvrant droit à une « unité de recherche » à l’université ; mais la question devient celle de l’éloignement du regard de l’homme face à la si différente lumière de Dieu ; et, alors même que la philosophie évoque l’Absolu ou se donne pour vocation d’en traiter, elle ne laisse point à l’Absolu (autrement dit et étymologiquement à cet être parfaitement libre et souverain) la place qu’il mérite par essence, afin que Celui-ci puisse précisément rayonner cette essence.
AP– Vous consacrez tout un chapitre à critiquer l’immanentisme de la pensée française contemporaine à travers trois figures : Lévinas, Derrida et Jean-Luc Marion. Pourriez-vous dire ce que vous leur reprochez à tous les trois et à chacun en particulier et en quoi leurs pensées respectives mènent, selon vous, à une impasse ?
MC– Il serait trop long d’entrer dans le détail. Le lecteur ira voir de lui-même. En quelques mots, ces trois personnages apparaissent aujourd’hui comme les figures majeures de la philosophie, ce qui est évidemment une farce à tout point de vue. Le premier, Lévinas, vous parle de transcendance alors qu’il l’éloigne tellement de toute authentique pensée qu’il ne reste plus rien qu’une doctrine moralisante, laïcarde et mal écrite au sein de laquelle le Principe est absent. Le second, Derrida, auquel je consacre un chapitre intitulé « Le marécage des marges », est un parangon de relativisme. Inélégant et grotesque, il ne vaut pas une minute de peine. Et l’on devrait me savoir gré d’avoir consacré à ses vacueuses inepties le temps des lectures que j’ai dû faire. Quant au troisième, le « phénoménologue de la donation », à qui je dédie un chapitre intitulé « D’un don dont rien », il est la synthèse stylistique et doctrinale des deux autres immanentismes, mais distillée cette fois, et c’est en cela que se trouve le monstre logique, dans le christianisme. J’ignore quel est le christianisme de l’homme Marion, et cela ne me regarde pas, seul Dieu sonde les cœurs ; et je n’ai rien contre l’homme Marion, cela dit en passant pour que les choses soient claires et que l’on ne croie pas que je lui en veuille pour quoi que ce soit ; malgré le nombre considérable de ses ennemis pour des raisons souvent non pas philosophiques mais humaines, je n’en suis pas ; seul m’intéresse à titre nosologique son travail ; seul m’intéresse le symptôme qu’est la pauvreté d’une doctrine parfaitement immanentiste se réclamant néanmoins du christianisme, jusqu’à une récente et grotesque tentative de défiguration de saint Augustin dans un livre [4] dont ceux qui voudront liront ce que j’en pense dans mon récent recueil littéraire Pages – Le Sens, la musique et les mots. Marion est peut-être un homme de foi in privatim, la question n’est pas là, et peu importe ici, car le moins que l’on puisse reconnaître est que sa pensée n’a rien qui puisse se rattacher au christianisme qu’il pourrait par ailleurs confesser. L’officialité chrétienne de Marion aux yeux du monde, malgré l’immanentisme assumé de sa phénoménologie empirique de la donation, montre à quel point la confusion justement inhérente à l’immanentisme opère même au niveau où la pensée devrait être libérée pour la Transcendance du Transcendant et se construire dans l’horizon d’une prise en charge de la possibilité de l’être-réflexif propre à la conscience (une conscience précisément à l’œuvre dans les méthodes phénoménologiques réductives que Marion n’omet jamais de placer dans son baise-en-ville). La marionerie est un symptôme d’une remarquable éloquence ; errante et fate, doctrinaire et poussive, cette doctrine à émules est une bande dessinée.
Bref : Lévinas, Derrida, Marion : une triade hégélianoïde dont le troisième terme rassemble les deux autres sans les effacer mais en les articulant au sein d’une totalité où la vérité de leur immanentisme ressort pleinement, et d’autant plus symptomatiquement que c’est dans un domaine où l’immanentisme dût être naturellement exclu, qu’il essaye pathologiquement et empli de l’esprit collant et têtu de la conquête molle, d’opérer sa percée : celui du christianisme.
AP– Puisque vous sous-intitulez votre ouvrage Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir (je reviendrai ultérieurement sur cette question du système et de l’entreprise systématique en philosophie), pourriez-vous préciser, dans l’optique que vous avez développée précédemment, la vision de l’histoire de la philosophie que vous développez dans La Vérité captive ?
MC– En allant extrêmement vite, car l’ouvrage développe longuement ces points en un processus de pensée dont isoler quelques conclusions est artificiel, je tracerai quelques très larges lignes. De Platon à Heidegger inclus, de Platon contemplant un élément situé par-delà (épékeina) tout ce que l’homme peut atteindre de plus haut (cf. le célèbre extrait de République, 509 b) à Heidegger et surtout Heidegger, dont j’ai par ailleurs montré les grandeurs, et à l’exception de ce moment ignoré et majestueux de l’histoire qui court de saint Paul à saint Thomas inclus où, sans le formuler mais tout naturellement, la pensée s’ouvrait à la Transcendance du Principe pour reconnaître sa Différence fondamentale et le voir franchir sa Substance inaccessible afin de donner à l’homme la possibilité de se tourner vers Lui, la philosophie a voulu réduire la principialité du Principe, en dériver l’intégrale, la confondre avec l’âme du monde, en contester la substantialité en réduisant l’être à la diffusion puis donation (comme y excelle un Heidegger qui pratique vis-à-vis de l’immensité de la Substance, qu’il oppose naïvement et sciemment, car mécaniquement, à nombre de concepts dont la validité est admise a priori, le même refoulement que celui dont il fait reproche à Kant concernant la temporalité). Le moment de l’histoire où la pensée regardait dans le fond de son propre déploiement a été, après saint Thomas et à rebours de l’esprit de sa doctrine, rejeté comme théologie par la philosophie, et confisqué comme théologie par une certaine théologie de tendance fidéiste. Penser le Principe est alors devenu une impossibilité méthodologique pour la première et une usurpation pour la seconde. Deux attitudes ont continué de se déchirer ainsi, toujours un peu plus, alors qu’elles ont originairement le même but avec des moyens différents : car lorsque la raison décide d’aimer et de se laisser aimer par cette Vérité qui la dépasse, elle n’est pas dans la « croyance », mais dans la foi qui est, ne nous méprenons pas, une connaissance, la connaissance donnée et livrée à la Transcendance de son objet ; foi et raison deviennent, pour une pensée véridique, les deux ailes de cette colombe qu’est un même esprit conduit vers la Vérité par la Vérité.
AP– Donc, si je vous suis bien, en rejetant Dieu, on s’est privé par là-même de toute possibilité de penser la Vérité ? L’athéisme n’est donc pas compatible avec une quelconque idée de vérité… ?
MC– Là aussi, ne nous méprenons pas : l’athéisme de masse est un phénomène récent dans l’histoire de la pensée. La philosophie dans son histoire, à quelques fort rares et rarement fortes exceptions près, est « théïologique » (selon le gros mot inventé par les âmes de disciples), et on le lui reproche d’ailleurs abondamment. La philosophie a toujours cherché la Vérité en regardant vers Dieu, mais elle n’a jamais pris en considération 1°) la Différence fondamentale du Principe, soit la Transcendance qui le constitue seul transcendantal possible pour l’âme et pour le monde, 2°) la réflexivité à l’œuvre dans l’homme, 3°) la condition de possibilité de cette réflexivité qui conditionne tout acte de pensée et qui précède la philosophie elle-même, 4°) le caractère transcendantal et théologal de la Différence fondamentale. Le Principe veut être pensé selon lui et non selon nous, disais-je à l’instant : l’athéisme ne prolifère, du cabinet du philosophe jusques aux comptoirs éthyliques en passant par les colonnes de presse, qu’à partir du moment où s’est massifié ce dont le premier venu est capable, à savoir : comprendre que l’homme peut mettre de l’humain en l’image qu’il se fait de Dieu. Mais pourquoi porterait à conséquences ontologiques de comprendre que l’homme a projeté quelque une de ses propres épithètes au sein du contenu issu de l’omniconstituante notion de Dieu qui en lui précède tout acte de conscience. L’existence de Dieu n’est pas responsable des naïvetés que les hommes ajoutent à l’ineffaçable et omniprécédante notion qu’ils ont de Dieu. Il s’est produit la chose suivante, qui a fait affleuré l’athéisme comme un bien de consommation : le refoulement de la Différence fondamentale ayant été de plus en plus fort, Dieu est apparu en un concept de plus en plus humanisé, et l’athéisme a eu beau jeu de ne voir en Dieu, sans aucun effort, que « l’image de l’homme », les remarques des plus célèbres de nos immensissimes actuels « penseurs » rejoignant dès lors en un même signifiant concert celles des méritants impétrants de l’inénarrable « Loft ».
L’enjeu pour la pensée est désormais de constater combien la philosophie a atteint le dernier degré de son errance dans les actuelles productions de ce qui se nomme encore sous ce nom et refuse, déteste, conspue l’existence d’une Vérité ; l’enjeu pour la pensée est de comprendre quelles sont les structures à l’œuvre au sein même de la philosophie pour que cette dernière ait ainsi constitué sa propre errance au point d’atteindre les degrés de nullité des misosophiques productions contemporaines ; l’enjeu pour la pensée est de donner sa place à ce que la philosophie – répondant à un désir qui précède l’humain au sens où l’homme le découvre en lui comme le précédant depuis toujours et infusant tous ses actes, un désir en quoi l’homme se constitue, le désir du Sens – a constamment cherché en lui tournant le dos, refusant de penser le statut propre du Principe qui par ailleurs motivait sa dynamique ; l’enjeu pour la pensée est d’établir comment la dynamique imprimée à la philosophie par l’inhérente inquiétude pour le Sens dont elle sait qu’il la précède, a pu être déviée de l’élément qui la motive et portée vers des contenus spéculatifs déposés comme autant de voiles sur leur condition même de possibilité. L’enjeu est, en résumé et donc, pour reprendre votre question sur l’expression paulinienne concernant la « Vérité captive », de regarder comment la Vérité est devenue captive dans le regard de ceux qui, jusqu’à notre brouillon d’époque, ont fait profession de la chercher. Et, parce que la Transcendance de cette Vérité est une folie pour ceux qui veulent un principe de la manifestation des choses et que n’importe jamais la vie propre de ce Principe dont dépend pourtant la possibilité de toute démarche pensante et la recherche même de tout principe général ou local, parce que cette Transcendance fait appel aux fondements les plus radicaux de notre capacité de penser, fait appel à l’être réflexif, à la réflexivité elle-même dans la possibilité de son déploiement, pour tout cela, cette « folie », exigeant de la pensée qu’elle remonte sans plus aucun fard ni écran à la pure condition de son émergence, a été refoulée par l’histoire, en un précis processus, au profond des diverses doctrines spéculatives. La Vérité est captive du regard de la philosophie.
AP– On dira donc, au vu de tout cela, que vous suivez une démarche théologique et que vous n’êtes donc pas dans la philosophie au sens strict. Vous vous en défendez, pourtant.
MC– L’on dira ce qu’on voudra. Comment voulez-vous que l’on se donne vraiment la peine de comprendre ? Que vaut le déploiement de la pensée de la Différence fondamentale pour l’un de ses contemporains comptant pour rien ? Théologie ou philosophie ? C’est un faux problème dès lors qu’il s’agit de chercher et trouver la Vérité (en qui tout est circulairement tenu puisque, si elle est, son initiative par essence gouverne tout), et le propos de cette œuvre est non seulement de le montrer, mais également et plus profondément encore de l’illustrer par sa seule présence. Le Système que vous interrogez ici n’est pas de démarche théologique. Il n’est pas non plus de démarche philosophique au sens actuel puisque la philosophie actuellement n’existe pas, et que la philosophie classique, malgré ses grandeurs et beautés, a jusqu’à présent erré en évitant la confrontation avec des problèmes qu’elle a évoqués sans en soutenir la précellence. La Vérité captive est l’ouverture du seul ouvrage de philosophie possible au sens où il est le seul ouvrage qui remonte à la source même de la philosophie sans présupposer d’autre élément que la pensée, et en montrant en quoi plonge ses racines cette réflexivité dont dépend non seulement toute philosophie mais tout acte de l’esprit. Sur le fond funèbre d’une époque achevée, cet ouvrage permet que soit possible de dire : la pensée pense. De même qu’il ne suffit pas d’avoir deux jambes pour marcher, mais de le vouloir, il ne suffit pas d’être un être pensant pour penser : tant que la Vérité est captive de certaines et numéreuses présuppositions, la pensée ne pense pas, mais une fois le regard délivré pour les éléments du dicible Mystère en qui se déploie la réflexivité, enfin, la pensée pense, et enfin, elle rejoint la parole à l’œuvre dans les autres arts. Ce pourquoi le Système, autant que méditant sur la philosophie, médite sur la littérature, et, commençant par une description de notre époque dont le style est celui du roman, s’achève par un poëme [5]. Quand l’on ne fait plus captif le regard pour la Vérité, tout va au Sens porté par la grâce de la Symphonie principielle. Il n’appartient pas à tout le monde de le concevoir. Il faudra au plus grand nombre l’intervention d’un événement eschatologique majeur pour parvenir à ce que dit ce Système nouveau de la philosophie.
La question du système et de l’ambition systématique en philosophie
AP– C’est dit… Que ceux qui ont des oreilles l’entendent… ! Je voudrais maintenant revenir à la question du système et du sens que peut avoir une entreprise systématique en philosophie. Le sous-titre de votre livre, comme je le disais, est Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir. Depuis Hegel, il semble que les philosophes aient fait leur deuil de l’idée de système qui semble au mieux utopique et au pire totalitaire. « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système » disait Musil dans L’Homme sans qualités (1943). Pourquoi réactivez-vous cette ambition systématique en philosophie ? Votre livre se présente comme le premier pan d’un vaste système en cours d’élaboration : avez-vous une idée de l’architecture générale de ce système ?
MC– Le Système n’est pas en cours d’élaboration, il est achevé ; sous sa forme microcosmique, disais-je, dans ce premier volume ; et les autres volumes, s’ils paraissent, le déploieront. La mauvaise réputation de l’idée de système est devenue un lieu commun et naviguerait avec bonheur sur les eaux de meilleurs dictionnaires d’idées reçues, oubliant la raison de ses origines et oubliant par-dessus tout qu’elle est aujourd’hui l’argument moralisateur que se trouvent les tenants de la paresse spéculative. L’on préfère de nos jours penser en petit, en fragmenté, et trouver, à l’inverse, un système de la dissémination universelle afin d’obtenir une dispense de penser. Et l’on s’appuie, selon les obédiences sur quelques gratifiants stéréotypes : Kierkegaard critiquant Hegel, Nietzsche attaquant tout le monde, puis Husserl comme fondateur et martyr de la phénoménologie qui phantasmait un système de plus en plus impossible tant l’éparpillement dans la description des vécus devenait le destin de sa doctrine, et, pour ne citer que les plus célèbres, Heidegger dispersant son œuvre pourtant monomane dans des conférences éparses afin de « faire fragmentaire » et pour bien montrer que « l’être » était différent de l’étant à proportion que le philosophe se donnerait l’air de ne le pas vouloir « arraisonner » en un livre… Que tout cela est artificiel… Mondanités. Que l’on pense en rond, en carré, en chambre, en cabane de bois ou en amphithéâtre, il n’y a qu’une seule structure de la pensée pour qui pense, et elle est unitaire. Ce que l’on prend pour une prétention, la prétention du systématique, et qui ouvre certes chez certains la tentation de l’enfermement et de la réduction, consiste par ailleurs et seulement à prendre acte de l’agir unitaire de l’esprit pensant qui, pour autant que l’on veuille se donner la peine de le reconnaître, que ce soit chez Nietzsche fulminant par tranches de vingt lignes ou chez Hegel avançant par blocs encyclopédiques, ne peut échapper à son désir de cohérence, même lorsqu’il veut être le plus subversif possible.
La mise en cause des systèmes philosophiques s’appliquerait superlativement aux hommes remplis des « qualités » d’aujourd’hui qui, sur la base des misérabilistes leviers de leur non-pensée, se donnent droit d’interpréter le monde, l’histoire, la totalité, le cosmos, les intermondes, les cieux, les cieux qui sont par-dessus les eaux du ciel, et Dieu même à qui ils dénient l’existence alors qu’ils sont eux-mêmes mortels. Nous sommes à l’époque des fantoches schizoïdes qui proclament d’un même coup l’idée de système par nature condamnable et systématisent leurs idiosyncrasiques théories régionales. Ces doctrines, qui sont autant d’antiquailles, je vous les quitte, ainsi que l’attitude rationnellement morbide de leurs auteurs. Tel se pâme de fatuité replète tandis que toute rationalité est exclue de ses gribouillis qui recouvrent difficilement les vagissements sourds d’un enfant criard et poisseux ; et pourtant, du fond du fatum de son idiome, il théorise, et c’est lui, bien plus que les grands philosophes de l’histoire, qui inflige au réel son dogmatisme revêche. Nous sommes à l’époque où s’étendent d’ineptes et crispées conceptions du monde, dénuées de concepts mais non de prétentions à couvrir le monde comme un poney derrière une jument, nous sommes à l’époque du libéralisme, du communisme, de l’anti-libéralisme, de l’alter-mondialisme, du féminisme, de l’écologisme, de l’hygiénisme, du connerisme, etc., et l’on vient condamner l’idée de système alors que l’on la déploie à de honteux niveaux d’infériorité spéculative. Dites-moi si je dois rire ou pleurer… de rire. Et je loue Musil, que vous citez, d’avoir prévu ces engeances tout en ayant prévenu romanesquement contre les extrapolations vulgaires propres au systématisme.
AP– C’est donc le refus du système et sa critique qui pose problème et non pas son acceptation. De toute façon, vous semblez dire que dès qu’on a une prétention, si modeste soit-elle, à penser quelque chose, on est dans le système et dans le systématique… Critiquer l’idée de système au nom de la pensée reviendrait donc, au fond, à une sorte de contradiction performative.
MC– Oui. La véritable question n’est point à mes yeux : « l’idée de système est-elle moralement bonne ou mauvaise ? » Il faut bien comprendre que, dès lors que l’élément de la pensée est l’unité, le pandémique refus du système est un symptôme : celui de l’autocastration à une ère où il est obligatoire de clamer l’universelle misosophie et de penser de manière fragmentaire pour y sertir les demandes de dogmatisme relativiste et de valeurs inversées. L’apologie de la forma brevis, la louange du langage philosophique susurrant et furtif parce qu’à prétention mystique ou jargonnant parce qu’à ambition d’objectivité, alors que le mystique fait au contraire jaillir puissamment la langue et celui qui atteint l’objectivité le fait en langue exigeante mais lumineuse, les cris de hulotte stridés devant les gros livres seulement quand ils sont sérieux tandis que les romans de gare deviennent plus épais que ceux de Dostoïevski, sont autant de symptômes dont le refus du système est dans ce contexte la nécessaire contrepartie. Mais la notion de système peut être pensée autrement, dans sa notion, précisément, et non dans son préjugé. Car bien plus qu’un style philosophique, le système est la forme même du désir fondamental et principiel de l’esprit humain ; le système est inévitable, et les disciples d’un philosophe ou les professeurs qui enseignent une doctrine historique n’auront de cesse qu’ils n’aient restitué la cohérence unitaire de celle-ci, malgré qu’ils en aient ; le philosophe le plus rétif à l’idée de système se verra compulsé en diverses thèses, car la non-systématicité elle-même est systématisable : tous ces signes n’ont qu’un seul sens, l’unité de l’esprit qui, quoi qu’il décide de penser, applique sur son objet un point de vue global.
Tout acte de pensée apporte avec lui le cadre de la totalité au sein de laquelle son discours fait sens et antépose l’unité de vérité avant même que ne soit prononcé son premier mot. Kant a suffisamment montré combien l’idée de système était indestructible et régulatrice ; sans tirer la moindre des conclusions kantiennes sur la structure de l’objectivité, du moins pouvons-nous reconnaître que même la prudence du criticisme kantien à ne pas vouloir se refermer sur le monde ou sur l’Absolu, donnait au système une place fondamentale. Ainsi, concernant ce préjugé anti-systématique, combien de choses vous doivent obliger de rajuster ce qu’a dérangé tel pérorateur préjugeant… Mais dès que se voit remontée la pente si aisément dégringolée par le présupposé relativiste, dont il n’est rien aujourd’hui qu’il n’ait ébranlé par ses discours dont le fond est du poison chamarré d’un médiocre agrément, la notion de système apparaît comme le témoignage de l’humilité de la pensée guidée par son essence.
AP– Voilà donc pour le problème de l’idée de système en philosophie. Mais quel système proposez-vous vous-même dans La Vérité captive et dans les volumes destinés ultérieurement à le compléter ?
MC– Le système à l’œuvre dans La Vérité captive est le seul système de l’absence de présupposition – cette fameuse Voraussetzungslosigkeit tant convoitée, mais sans que l’on y parvienne, par la phénoménologie et ses épigones. La Pensée de la Différence fondamentale ne part de rien, ne présuppose rien, pas même, comme beaucoup le pensent à tort, l’existence de Dieu ; l’ouvrage constate l’être réflexif de la pensée et remonte à ses conditions de possibilité, tout en constatant à travers diverses figures décisives de l’histoire de la philosophie et de la littérature (Hegel, Hölderlin, Mallarmé et Heidegger pour « l’histoire contemporaine », qui sont les points de décision qui ont non pas illustré l’immanentisme mais chez qui les infléchissements immanentistes majeurs se sont déroulés) l’occultation historique et processuelle de cette instance réflexive et de son principe. Le point de départ est pour ainsi dire cartésien : « je pense », mais, plus profondément encore, « je pense que je pense », et cette conscience est aussi la naissance de la philosophie, du philosopher, l’exercice de la pensée. L’on m’objectera que je présuppose tout de même l’idée de système, ce à quoi, me pliant avec aménité aux démangeaisons questionnantes dictées par les préjugés d’une époque qui n’est pas signifiante et qui de toutes façons passera, je donnerai charitablement plusieurs réponses. 1°) Le système naît de lui-même ; à aucun moment il n’est appliqué a priori ; il jaillit simplement de la cohérence naturelle d’un discours. 2°) Le mot grec « sustema » désigne « un ensemble » quel qu’il soit, et à ce titre, tout ensemble cohérent fait système. 3°) Le lecteur de La Vérité captive verra vite que j’introduis la distinction essentielle entre la Transcendance et le transcendement, montrant que la philosophie s’égare précisément à vouloir confondre l’un et l’autre, soit le Principe et le mouvement du monde ou son jaillissement, soit la Substance de Dieu et ses effets ; recentrant la pensée verticalement sur la Transcendance tout en affirmant que la Substance de cette dernière ne saurait, par essence, faire l’objet d’aucune emprise conceptuelle, et, par ailleurs, montrant que le chemin qui conduit la pensée du haut du Principe vers le bas de l’immanence est une fuite devant l’exigence à penser son propre fond réflexif et le fond possibilisateur de ce fond, le système que je mets en œuvre n’ouvre la notion de totalité que pour mieux la fermer aux déviances totalisatrices du donné et l’ouvrir à l’insaisissable Transcendance de ce qui gouverne l’être-transcendant de la réflexivité humaine. Le Transcendant est la Différence fondamentale dont l’infinité de Gloire est infiniment démultipliée en Trinité : penser la Différence fondamentale du Principe est établir le Système même au sein duquel aucun acte trop humain de systématisation n’est envisageable, car c’est sur la base du Mystère propre au Transcendant possibilisateur que tout se déploie, autrement dit dans la lumière infinie de l’inaccessible dont nous ne connaissons quelque élément que par Sa Volonté et non la nôtre. Si le Principe est Principe, c’est Lui qui a l’initiative. L’humilité complète du penseur est requise face à ce système qui est l’inextinguible cohérence autour de la Transcendance restituée au regard. 4°) Ce Système nouveau de la philosophie et de son histoire ne totalise pas l’immanence, dénonce l’errance philosophique qui s’y est réduite dont le contenu immanentiste est contredit par la démarche réflexive, et ouvre sur une Transcendance dont la Personnalité invite la pensée à recueillir plutôt qu’à conquérir ; en amont comme en aval, l’idée de système n’est point ici occasion de « totalitarisme » mais d’ouverture au Mystère qui donne cohérence à l’âme, à l’homme, à l’histoire passée, présente, et permet de comprendre par voie de pensée, sur la base de ce que la Différence fondamentale du Principe donne de soi, ce que sera le dernier acte de l’histoire à venir.
AP– Lorsqu’on vous lit ou qu’on vous écoute, on ne peut manquer d’être très frappé par votre usage tout à fait particulier de la langue française : néologismes très nombreux, réhabilitations de certains mots vieillis ou oubliés, syntaxe très travaillée (j’ai notamment noté les nombreuses antépositions d’adjectifs ou la place mallarméenne des adverbes dans de nombreuses phrases), références constantes à la littérature et à la poésie, usage régulier de la comparaison ou de la métaphore, etc. Vous avez rappelé, du reste, vous-même que votre ouvrage se termine par un poème mystique. On fait souvent le reproche aux philosophes de filiation heideggérienne (je pense que la filiation sur ce terrain-là est assez nette entre vous et lui) d’utiliser une espèce de jargon poético-philosophico-mystique en tordant la langue dans tous les sens. Que répondez-vous à ces reproches d’obscurité ou de coquetterie ? À quelle nécessité philosophique répond ce travail sur la langue ?
MC– Vous voilà donc « très frappé »… Daignez souffrir en l’occurrence, et en dépit de ma sympathie, les inédits impardons d’un scribouilleur archéologique autant qu’anarcho-néologisant.
En réalité, rien à voir avec Heidegger, Mallarmé, etc. Non. Je vous rappelle que lorsque l’on traduit Heidegger, ce sont des questions morphologiques et non syntaxiques qui se posent, contrairement aux questions posées par la traduction de Hegel, singulièrement syntaxiques. Si l’on me fait un reproche d’inversions de mots, cela ne peut venir du « jargon » heideggérien, dont il ne doit pas y avoir par ailleurs suffisamment trace dans mes travaux sur ce thème pour que l’Académie française n’y ait point constaté insulte à son dictionnaire. Le fond de votre question est de savoir s’il y a un fondement philosophique à une pensée qui s’exprime en un style et une écriture, ou bien si ce sont partis pris de cocotte maniaque. Je suis parfaitement désolé de ne pas écrire aussi mal que mes détracteurs, je perds ainsi l’occasion d’exprimer des choses plus simples avec moins de facilité, et c’est fort fâcheux. A la base de mon écriture, il n’y a pas d’effort particulier et je ne suis pas penché devant ma phrase en me demandant comment la tourner de manière obscure, mais elle vient tout naturellement à ma plume en résonnant d’une manière particulière qui paraît singulière lorsque l’on n’a pas soi-même une relation intime à la musique (la vraie musique bien sûr, pas ce que Gabin parlant Audiard nomme « la musique de singe »). La seule filiation que l’on me trouvera à Mallarmé sera le rôle qu’il accorde (mais il n’est pas le seul) à la musique dans la formulation. La langue de Claudel, celle des surréalistes, celle de La Bruyère, tous ces volontaires démembrements de la platitude des sons afin de faire vibrer le sens, m’apparaissent comme un moyen de rendre la parole au langage. Dans le domaine de la musicalité linguistique, l’absence de style est au style ce que le « rock’n roll » est à Mozart, ce que le « blues » est à Mahler. La philosophie est née unie à la poésie (Parménide et Héraclite vous le diront) et a continué dans la beauté d’une langue très recherchée (Platon), la haute spiritualité s’est exprimée avec la poésie (certains Livres sapientiaux de la Bible sont la Parole de Dieu résonnant également à travers la musique de la parole prosodiée), et, malgré ces faits, notre inglorieuse contemporanéité se permet de morceler les genres pour appauvrir un peu plus ce qu’elle spécialise de la sorte. Quel progrès.
Le supplice est sûr
Comme dit Arthur.
Quand la langue recherche l’objet de la pensée, c’est-à-dire la Vérité, cette Vérité qui nous donne de soi dans la Beauté, il est naturel que la confrontation ou l’éventuelle proximité à son but lui fasse ressentir des vibrations neuves ; d’où ces harmonies surprenantes d’abord, puis qui demeurent à l’oreille. On ne parle pas de l’Essentiel comme l’on parle de la pluie et du beau temps, et après avoir parlé de l’Essentiel, si l’esprit est conséquent, on vit autant que possible en présence de l’Essentiel, on lui laisse l’initiative, on parle donc avec l’Essentiel, on parle même à l’Essentiel. La philosophie vraie, celle qui parle de la Vérité, parle finalement aussi avec la Vérité et à la Vérité, elle est donc aussi littérature, poésie. Ce pourquoi La Vérité captive s’accomplit en un poëme. Et c’est la première fois depuis Nietzsche, pour d’autres raisons certes, qu’un livre de philosophie s’achève prosodiquement, en un poëme spirituel émergeant spontanément du contenu, un psaume écrit en une langue dont la sonate n’existait pas encore, mêlant musique et pensée sans le détour d’un usage conventionnel de l’image mais en inventant une autre forme de métaphore, une autre image, une icône synesthésique ; et la langue de ce long poëme naît aussi, par nature, des dernières pages en prose les précédant.
Ma première formation a été musicale, non pas pour des raisons artificielles et bourgeoises, mais parce qu’il se trouve tout simplement que j’étais doué d’oreille absolue, et que j’ai toujours ressenti la musique avec force : elle se déroule à la fois devant mes yeux (ce qui peut sembler paradoxal) et dans tous les registres de ma tête. Lorsque j’écris, je sens la musique de la phrase avant la phrase. Une pensée ne peut venir sous la plume qu’en ayant traversé la grille du rythme et de l’harmonie. Cela ne me demande aucun effort particulier, c’est la basse fondamentale et la base même de mon encre. Nulle coquetterie possible en ce contexte ; mon style est tissé de tant d’harmonies et mélodies différentes, il est en même temps si caractéristique, il m’est si naturel, qu’il vient d’un unique fond vibratoire. Je ressens écrire une langue qui retranscrit le caractère présent dans la musique de Beethoven. Mais ce Beethoven est encore celui qui a trente ans. J’ai écrit les Première et Deuxième Symphonies, l’Héroïque vient de paraître, toutes œuvres qui lorsqu’elles virent le jour et pendant des années, apparurent à la fois inévitables et inaudibles, et je suis en train d’écrire la Quatrième, distincte, intimiste et méconnue, qui conduit au couple de la Cinquième et de la Pastorale. Je suis aussi migraineux que Beethoven était sourd, la migraine étant la solitude forcée de mon crâne à n’écouter que les bourdonnements qu’il contient. Beethoven et Bach sont mes deux seuls maîtres humains : Beethoven est la meilleure source d’inspiration pour inventer une langue digne de la Symphonie de la Vérité, et Bach nous apprend la syntaxe de phrases longues qui disent chaque fois la totalité.
AP– De même, que pouvez-vous répondre à ceux qui vous considèrent comme un « illuminé » qui croit détenir la vérité et en être, pour ainsi dire, habité-ou possédé- en livrant une espèce de point final absolu à toute l’histoire de la philosophie et en mettant à jour son impensé ou son refoulé (la quête du Principe) ? N’est-ce pas une tentation à laquelle tous les grands philosophes ont cédé avant vous ?
MC– D’une part, le refoulé n’est pas la quête du Principe mais la réflexivité et sa condition de possibilité, le Transcendant en sa Différence fondamentale qui est démultiplication infinie de son infinité en Trinité. D’autre part, sur le plan de l’attitude, j’accepte sur ce point et aux yeux des intestinaux behaviouristes moralisateurs de notre ère inexistante, d’avoir tort avec les grands philosophes contre les minuscules remarques relativistes de ceux qui n’ont jamais goûté le sérieux ni la profondeur de la Pensée. Ont-ils par ailleurs l’objectivité de leur côté, contre les « illuminés » subjectivisants et les illuminants subjectivisés de la philosophie ? Evidemment non, car ce sont qu’illuminés inverses. Dans le domaine non seulement de la pensée mais tout simplement du dire, tout est assertion de vérité, tout est affirmation, tout est position de vérité. Des contradicteurs de cet acabit ne sont surtout pas exempts de la vérité, qu’ils professent involontairement en refusant et donc se déterminant pour une autre vérité : en ce domaine plus que tout autre, la détermination est négation, l’assertion est détermination, et l’indétermination est assertion.
Ces inspirés du vide et de l’isonomie établissent l’universelle validité d’un relativisme de fond au sein duquel la raideur de l’objection dogmatique est bien plus forte et bien moins intégrative qu’au sein de tout système de pensée pour qui le mot « vérité » a un référent ; ils posent un relativisme intégral au sein duquel la seule objection possible est celle en vue de laquelle ce système relativiste est aménagé, l’objection vis-à-vis de celui qui affirme l’existence d’une unique Vérité ; celui-là leur est l’unique danger qu’ils badigeonneront de toutes les attaques ad hominem et abdominale sans user d’aucun argument de poids, car ils ne se meuvent aucunement dans l’ordre de la pensée mais dans celui de la passion à ne pas penser. Les méthodes s’en ressentent inévitablement, et c’est au nom de je ne sais quelle convenance qu’ils tenteront d’argumenter, ramenant tout à cet unique procès qu’ils intentent à votre intention : « vous osez parler de vérité, cela ne se fait pas », glapent et pissent-ils. Ainsi, et puisque lorsque l’on parle authentiquement de vérité selon l’essence attachée à la saine définition que contient ce terme, il advient que, se laissant imprégner par sa Substance pérenne et omniprécédante, l’on constate en soi et humblement, non pas détenir un sésame mais être l’heureux détenu de la liberté conférée par le quintessent Amour à celui qui laisse rayonner libre à sa place première cette Prévenance supérieure, ainsi, l’on devient suspect pour les bien-pensants automates. N’ayant rien à dire dans le champ de la pensée, puisqu’ils y ont renoncé et ont inventé la doctrine adéquate, ils n’ont que litanies culpabilisatrices à proférer à l’encontre de celui qui essaye de vivre sa vocation d’homme et qui, lorsqu’il parvient à une essentielle et infracassable parole sur la Vérité, à une parole définitive, leur est un permanent motif d’irritation. Comment voulez-vous que les individus qui mettent la défaite de l’homme au principe au nom du constant et immédiat graissage de ses machineries animalières, et s’en repaissent afin de préserver les droits de leurs bas divertissements, ne soient pas révulsés par celui qu’ils n’ont de toutes les façons pas lu ni l’intention de lire ou de comprendre, et qu’ils ne veulent aucunement connaître parce que, comble de la malséance au sein de la grande fête des indistinctes fraternités, il dit et sait avoir trouvé la Vérité et la voie qui mène à la Vie, et avoir découvert la raison cachée de ce qui enfonce progressivement l’histoire vers la poix de l’outre-modernité dont le relativisme est l’une des têtes d’hydre. Ces pauvres gens préfèrent se composer la posture de vieille dames scandalisées par les hardiesses d’un fat plutôt que de s’abasourdir de honte devant leur propre attitude struthiocamelienne.
Le monde de la pensée leur est un champ indistinct où des opinions contraires se rencontrent et où il vaut mieux les accepter toutes avec une aménité de façade plutôt que de créer des chocs peu susceptibles de laisser le flux des mondanités et des solidarités indifférenciées suivre son cours. Comme ils ne peuvent pas penser plus loin que le relativisme, leur haine de la pensée ne peut pas espérer mieux qu’émettre un argument désuet qui fait contresens et, ils préfèrent donc, à ce bas niveau, enfermer ce qu’ils ne peuvent considérer que comme une opinion, dans un mensonger grimage qu’ils lui choisissent pour mieux le contraindre à l’idiosyncrasique auquel ils se sont voués. Leur seul adversaire, dans ce grand Woodstock des fausses bienséances en terrain bestial, est évidemment celui qui refuse ce champ de pâquerettes philosophales où tout est bon à inhaler pourvu que l’on soit prêt à fraterniser avec la perruque du délirant d’à-côté en vue d’une Babel de blets bibelots de bois qui ne connaîtront jamais ni le souffle ni le marbre accordé par la Vie véritable. Le relativiste, c’est-à-dire tout homme qui ne croit pas à l’existence d’une unique Vérité à qui s’en remettre afin de la recevoir est le devoir et la vocation de l’homme, a fait d’Azincourt sa promenade de grand air ; constamment déculotté, il demande que personne ne lui claque plus le fondement, et, pour mieux se prémunir contre toute pensée dont l’ambition est d’être elle-même, soit de penser, il affiche dans un premier temps l’équivalence de tout, puis la primauté de ce qui n’a aucune valeur afin de culpabiliser tout essai de recherche de la Vérité, et d’accuser toute découverte de la Vérité. Un penseur qui, partant d’aucune présupposition, parvient rationnellement à la Vérité, lui est dangereux et sera donc immédiatement dénigré ; un penseur dont l’œuvre clos les errances de la philosophie, porte la présence de la Vérité, et qui, porté par ce que la Vérité veut dire, résout les problèmes majeurs occultés par l’histoire tout en mettant fin, au passage, à la gangrène de l’argumentaire relativiste, n’offre d’autres possibilités à ce dernier que le dénigrement affectivo-systèmatique : ce penseur met en danger les doctrines d’outre-modernité, il doit être dévalorisé, moqué, etc., il doit être traité de fou, d’illuminé, que sais-je encore. Il en fut de même pour tant d’autres qui eurent l’ambition de la Vérité, c’est-à-dire l’humilité de la laisser parler.
AP– Vous répétez, comme Nietzsche avant vous ou d’autres, que vous êtes condamnés à l’incompréhension par l’époque et l’air du temps, que le système que vous présentez dans La Vérité captive est, en ce sens, inactuel. Comment vivez-vous cette contradiction entre le fait d’être convaincu d’avoir travaillé (et de compter travailler encore) sans relâche pour présenter un quelque chose d’essentiel, d’ambitieux et de radicalement nouveau en philosophie et l’incompréhension à laquelle vous vous attendez de toute façon dans la réception de votre oeuvre ?
MC– Sans relâche ? Ne vous y trompez pas, les choses mûrissent un bref moment, puis j’écris vite, contrairement à ce que peuvent laisser croire mes lignes, qui sont ma langue naturelle, celle de la musique et non de l’universel reportage. Je ne reviens pas sur ce point.
En terre d’outre-modernité, lorsque l’on à une parole essentielle à dire, il est salubre, naturel et salutaire d’être un incompris plutôt qu’un nain compris. Les gens ne veulent pas entendre ce qui est essentiel. Remettre en cause les dogmes de leurs églises subjectives est un supplice infligé à la malhonnêteté de leur désir de confort. Le bourgeois, celui qui ne fait aucun usage de la faculté de penser, la bête noire des écrivains du XIXème siècle, n’a pas disparu, il règne, il est la masse entière désormais et non plus une classe sociale.
Le Système qu’inaugure et porte déjà entier La Vérité captive n’est pas « inactuel », il est hors du temps et de l’histoire. Ne comprendront que ceux qui, et il y en a toujours, attendent de la pensée qu’elle se porte en toutes conséquences devant ses conditions et ses implications. Nietzsche a souvent affirmé qu’il serait incompris, et, bien que tout le monde aujourd’hui le lise à qui pas mieux pas mieux, il n’est toujours pas compris, sinon l’époque ne lirait pas un homme qui la condamne à chaque ligne : il est si drôle de voir le dernier homme dans les transports en commun avec le Zarathoustra dans les mains ; il ne cligne même plus des yeux, ils sont hermétiquement clos à force que d’être ouverts constamment d’hébétation. La modernité inaugure l’ère des masses contre l’individualité authentiquement créatrice, ce n’est pas une nouveauté ; avec ce caractère inédit de la nôtre, non plus moderne ni post-moderne, mais outre-moderne : la massification de la valorisation de tout ce qui n’est pas une valeur. Nommer à ses citoyens l’outre-modernité comme telle, lui suffit à ne pas vouloir entendre parler de vous, car elle n’existe que de son opiniâtre aveuglement : elle a besoin de dire que le laid est beau, elle a besoin de proclamer l’isonomie générale afin de polariser la vilenie pour un paroxystique et terminal enfoncement de l’âme dans l’immanence ; lui tendre le miroir pour la nommer c’est la voir se détourner immédiatement de ce miroir, comme une prostituée qui, se croisant dans l’ovale d’une psyché, reculerait hors et arguerait d’une virginité schizophrène. La pensée qui remonte d’une telle époque vers les sources de cette conflagration, le penseur qui traque l’immanentisme d’outre-modernité dans les doctrines contemporaines et recherche d’où proviennent les décisions spéculatives qui ont abouti au refoulement méthodique de l’Essence, ce penseur ne peut que rencontrer une considérable résistance comme face à un malade dont la fièvre fût telle qu’il poussât la frénésie à ne vouloir pas surtout entendre parler de sa maladie. Ainsi, savoir ce que le malade pense de mon diagnostic ne peut nullement me chaloir : ce serait vanité. La question le concerne, et elle concerne chacun : certains voudront se soigner, ils auront alors en mes lignes un palliatif qui les conduira à la Parole de la Vérité Elle-Même qui est le seul remède. « Illum oportet crescere, me autem minui », comme vous savez : le Système de la Différence fondamentale est précurseur, il est voué à laisser place au Logos, à la Sagesse qui vient ; et il s’achève en un psaume.
Si désormais à notre époque les ci-devant philosophes trouvent bas que ce soit par l’Essentiel que l’écriture fasse briller la Vérité à laquelle elle veut donner place entière, selon sa nature, qu’y puis-je ? Le misosophe veille aux intérêts de l’outre-modernité, qui est le lieu où la pensée aime le moins à s’établir, et où l’homme fait pourtant son séjour en croyant y accomplir son humanité. « L’intellectuel » quel qu’il soit (philosophe, écrivain, artiste) fait séjour dans l’outre-modernité en y devenant misosophe. Jamais il ne s’est vu un pareil festin que celui-ci où, après le relativisme dogmatique propre à la post-modernité, se trouve mécaniquement et systématiquement valorisé l’exact inverse des transcendantaux : non plus le vrai, le beau, le bien mais, ce qui est laid, vil et nul. Cette époque nouvelle vous mène bayer, et l’intellectuel ne s’éjouit qu’à l’idée d’être fait dame d’atour de la commune misosophie. Si vous pensez avec conséquences, vous l’avez blessé puisqu’il ne supporte pas la vérité. Et, les longues maladies usant la douleur, il ne voit même pas qu’il y a problème à ne plus voir qu’il y a problème.
Une telle terre aura du mal à concevoir la « Pensée de la Différence fondamentale », le Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir, le Système de l’Eternité, de l’histoire et du temps car elle n’en veut pas, préférant le confort de son mal – ce qui est la définition même de la névrose, à ce détail qu’elle n’est plus seulement individuelle mais planétaire. Le Système est ainsi une vox clamans in deserto, une voix criant dans le désert, préparant la venue du Principe quand sera décidé par Lui l’ultime franchissement de Sa Différence. En attendant, remontant aux principes ontologiques de la structure réflexive de la conscience, La Vérité captive – De la philosophie ouvre la dernière pensée fondamentale possible. Ce chemin est le seul que la pensée peut suivre si elle veut penser véritablement. Et je n’y peux rien, c’est ainsi.
J’eusse aimé avoir à écrire un autre livre, ce qui signifierait résolues ces questions qui le sont désormais ; ou ne point avoir à écrire du tout car je préfère consacrer mes mains à la prière, aux Sonates de Beethoven ou au Clavier bien tempéré.
Notes
[1] Voir ici même l’article de Thibaut Gress sur le volume consacré à Hegel : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article145 et celui consacré à Husserl : http://actu-philosophia.com/spip.php?article93.
[2] Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, Le Cerf, La Nuit surveillée, 2005.
[3] Maxence Caron, La vérité captive, Le Cerf/Ad Solem, 2009.
[4] Cf. la recension que j’ai faite de cet ouvrage ici-même : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article66.
[5] Sur le rapport de Maxence Caron aux arts, notamment la musique et la poésie, on pourra lire Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2009.