A voir l’ampleur de l’œuvre heideggerienne, qui atteint maintenant pas moins de quatre-vingt volumes dans son édition allemande, on se prend à douter qu’une pareille somme puisse être guidée par un principe unique. Pourtant, plutôt que de butiner dans l’inépuisable corolle du lexique de Heidegger, Maxence Caron a postulé l’unité fondamentale de l’œuvre, unité qui résiste à l’éparpillement inévitable des multiples genres philosophiques dans lesquels s’est illustré le philosophe allemand : cours, conférences, traités, essais… Certes, M. Caron est aussi éloigné que possible de la prétention de faire de Heidegger un penseur systématique. Ce qui donne sa cohérence à la pensée du philosophe allemand, ce n’est pas un axiome fondamental sur lequel il aurait patiemment brodé un discours conceptuel, mais « l’interrogation suivie de la question de l’essence du soi » présente « de façon certes éparse mais toujours monothématique » (p. 15). L’essence de la pensée de Heidegger ne consiste pas dans le déploiement ordonné d’une idée, si géniale fût-elle. Elle se laisse atteindre dans une interrogation toujours remise sur le métier de ce qui justement ne peut pas ne pas se révéler rebelle à l’abstraction et aux faux prestiges de la systématicité : l’origine du soi. En bref, lorsque l’on dit « Heidegger : pensée de l’être et origine de la subjectivité », on ne signifie pas qu’un docte professeur allemand armé de l’arsenal des techniques universitaires viendrait abstraitement placer sur un lit de Procuste un objet de connaissance arbitrairement choisi. En fait, on dit rigoureusement deux fois la même chose. « L’origine de la subjectivité » est aussi peu un objet que ne l’est une personne. « Poser la question de son propre être est la dimension fondamentale de la personnalité de celui qui pose une telle question : dès lors, la question est ineffaçable de la conscience elle-même, constituée singulièrement comme ce qui a le pouvoir de revenir sur soi de manière problématique. « Qui d’autre pose la question de savoir ce qu’est l’homme, qui d’autre y répond, si ce n’est l’homme lui-même ? » » (p. 21-22). On a tout à fait raison de dire que l’unité de la pensée de Heidegger se joue dans celle du questionnement constant sur l’être : mais cela parce qu’il n’y a d’autre unité au questionnement sur l’être que celle de la conscience dans laquelle il se déploie. La pensée de l’être et celle de l’origine concrète du soi s’équivalent rigoureusement. Mais on ne s’étonnera pas du coup de cette piquante conclusion : le plus originel se fera aussi le plus mystérieux : « et si l’essence du soi était finalement la seule réalité en l’homme a ne pas être totalement à lui ? » « Serait-il possible que le soi fût donné à lui-même par une instance plus originaire que lui ? » (p. 37).
Une fois posée avec une si remarquable rigueur et radicalité la présence immédiate, mais cachée et impensée, de l’être à la conscience, on peut suivre Heidegger dans son exploration méthodique de la philosophie occidentale. On s’y trouvera d’ailleurs en bonne compagnie : on sait qu’il avait en la matière un sens aigu de l’essentiel, et ne faisait son brouet que des mets les plus délicats. Aussi sommes-nous conviés à un salutaire rafraîchissement du regard sur les plus beaux noms de la philosophie : Platon, Aristote, Descartes, Kant, Nietzsche, Husserl, mais aussi, et ce n’est pas le moindre prix de sa pensée, les poètes : Stefan George, Johann Peter Hebel, et bien entendu Hölderlin. Assurément Heidegger savait lire. C’est un véritable bain de jouvence qu’il fait prendre à la tradition en la dégageant des concepts usés à force d’être usités. C’est assurément un enseignement majeur de l’édition intégrale : Heidegger ne s’est pas contenté de déclarations à l’emporte-pièce et ressassées jusqu’à l’écœurement, du tsyle « le tournant onto-théologique de la métaphysique » qui sent aujourd’hui sa philosophie de collège. Sa pensée pénétrante se mariait à une remarquable connaissance des sources qui devrait inspirer confiance au lecteur.
Maxence Caron, par ailleurs, devant l’improbable succès que rencontrerait la tentative de traduire Heidegger en langue vulgaire, lui fait parler la langue des poètes, et convoque dans son livre la grande poésie française du XXè siècle : Valéry, René Char, Saint-John Perse. Toutes ces figures partagent avec Heidegger le même souci d’écouter ce que dit la bouche d’ombre. Cette monumentale étude constitue aujourd’hui l’unique commentaire systématique de l’œuvre de Heidegger prise dans son intégralité, et encore la seule qui la puisse rendre à sa cohésion interne.
fr. Renaud Silly, o.p.
Revue Thomiste, 2005, n° 3