Une voix du passé, lointaine, qui connut Verlaine et Mallarmé, qui écrivit en même temps qu’eux, vient jusqu’à nous pour prononcer deux pièces de son oeuvre. Un document inestimable : la voix d’un grand poète de la fin du XIXème siècle, Verhaeren qui connut suffisamment le XXème siècle pour rencontrer la naissance de l’enregistrement et dont la voix peut ainsi nous parvenir en se maintenant lointaine, à la fois entière et trouble.
Verhaeren lit son poème, Le Passeur d’eau :
Verhaeren lit son poème, Le Vent :
Le texte des deux poèmes :
Le Passeur d’eau
Le passeur d’eau, les mains aux rames,
À contre flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.
Mais celle hélas ! qui le hélait
Au delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.
Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage,
Le regardaient peiner et s’acharner,
En un ploiement de torse en deux
Et de muscles sauvages.
Une rame soudain cassa
Que le courant chassa,
À vagues lourdes, vers la mer.
Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras,
Vers celui qui n’approchait pas.
Le passeur d’eau, avec la rame survivante,
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d’efforts
Et que son cœur trembla de fièvre et d’épouvante.
D’un coup brusque, le gouvernail cassa
Et le courant chassa
Ce haillon morne, vers la mer.
Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Fixaient, obstinément,
Cet homme fou, en son entêtement
À prolonger son fol voyage.
Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes, hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l’inconnu de l’étendue.
Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain,
Planté, dans la tempête blême,
Avec l’unique rame, entre ses mains,
Battait les flots, mordait les flots quand même.
Ses vieux regards hallucinés
Voyaient les loins illuminés
D’où lui venait toujours la voix
Lamentable, sous les cieux froids.
La rame dernière cassa
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.
Le passeur d’eau, les bras tombants,
S’affaissa morne, sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts,
Un choc heurta sa barque, à la dérive,
Il regarda, derrière lui, la rive :
Il n’avait pas quitté le bord.
Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux béats et grands
Constatèrent sa ruine d’ardeur,
Mais le tenace et vieux passeur
Garda tout de même, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert, entre ses dents.
Le Vent
Sur la bruyère longue infiniment,
Voici le vent cornant Novembre,
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds, battant les bourgs,
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre.
Aux puits des fermes,
Les seaux de fer et les poulies
Grincent ;
Aux citernes des fermes,
Les seaux et les poulies
Grincent et crient
Toute la mort, dans leurs mélancolies.
Le vent rafle, le long de l’eau,
Les feuilles mortes des bouleaux,
Le vent sauvage de Novembre ;
Le vent mord, dans les branches,
Des nids d’oiseaux ;
Le vent râpe du fer
Et peigne, au loin, les avalanches,
Rageusement, du vieil hiver,
Rageusement, le vent,
Le vent sauvage de Novembre.
Dans les étables lamentables,
Les lucarnes rapiécées
Ballottent leurs loques falotes
De vitres et de papier.
— Le vent sauvage de Novembre ! —
Sur sa butte de gazon bistre,
De bas en haut, à travers airs,
De haut en bas, à coups d’éclairs,
Le moulin noir fauche, sinistre,
Le moulin noir fauche le vent,
Le vent,
Le vent sauvage de Novembre.
Les vieux chaumes, à cropetons,
Autour de leurs clochers d’église,
Sont ébranlés sur leurs bâtons ;
Les vieux chaumes et leurs auvents
Claquent au vent,
Au vent sauvage de Novembre.
Les croix du cimetière étroit,
Les bras des morts que sont ces croix,
Tombent, comme un grand vol,
Rabattu noir, contre le sol.
Le vent sauvage de Novembre,
Le vent,
L’avez-vous rencontré le vent,
Au carrefour des trois cents routes,
Criant de froid, soufflant d’ahan,
L’avez-vous rencontré le vent,
Au carrefour des trois cents routes,
Criant de froid, soufflant d’ahan,
L’avez-vous rencontré le vent,
Celui des peurs et des déroutes ;
L’avez-vous vu, cette nuit-là,
Quand il jeta la lune à bas,
Et que, n’en pouvant plus,
Tous les villages vermoulus
Criaient, comme des bêtes,
Sous la tempête ?
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant,
Voici le vent cornant Novembre.