Entretien avec Marc Fumaroli à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Paris-New York et retour – Voyage dans les arts et les images (Fayard).
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Maxence Caron : Votre nouvel ouvrage est une quête de la parole intérieure pour s’arracher aux bavardages des images industrielles que notre époque tente de faire passer pour de l’art et pour retrouver cet équilibre qu’est la beauté. Comment s’est progressivement imposée à vous la nécessité de ce livre ?
Marc Fumaroli : Je situe le point de départ de ce livre au cours d’un séminaire, à Barcelone, autour du poète Octavio Paz, il y a une quinzaine d’années. Octavio Paz, grand poète moderniste mexicain était troublé, comme l’avait été son maître Breton à la fin de sa vie, par l’art commercialisé dit « contemporain » et il avait tenu à entendre le point de vue d’autres poètes et de peintres sur la différence entre « œuvre » et « installation », « moderne » et « post-moderne ». À un moment donné, un grand bonhomme, dont on m’a dit ensuite que c’était un grand peintre, Antonio Saura, s’est levé, agacé par toutes nos exégèses et il jeta : « Pour moi la peinture, c’est une toile avec de la sueur et du sang ». Dans sa brièveté violente, il condensait tout le destin de l’art chrétien. D’après ce qu’on m’apprit, il était plutôt athée. Mais toute sa peinture, que j’ai vue depuis, renvoie au Golgotha : autoportraits christiques, crânes du vieil Adam. L’essence de l’art de peindre moderne se résumait pour lui à la « Vanité », négatif du voile de Véronique. Son propos et ses toiles m’ont rappelé le jésuite Richeome, écrivant en 1600 que la différence positive entre peinture païenne antique (sur mur, à fresque, avec pigments telluriques) et peinture chrétienne moderne, c’étaient la vie des pigments végétaux et organiques, de la toile de lin, du bois du support de celle-ci, vie qui renvoie à l’Incarnation, à la Passion et au voile de Véronique.
Ce trait de lumière m’a poussé à faire un pèlerinage, au sud de Valence, au couvent de l’Adoration perpétuelle de la sainte Face. C’est là qu’est né mon premier projet, écrire une histoire de la peinture chrétienne se dégageant de la mimésis antique, et prenant appui pour ce faire, tant à Byzance que dans l’Occident sur la légende originaire du Christ laissant au roi d’Edesse (en Orient) ou à Véronique (en Occident) son autoportrait « non fait de main d’homme », complément en quelque sorte de l’Eucharistie, empreinte de ses traits humains et relique de son regard pendant son passage terrestre. L’icône byzantine, non faite de main d’homme, se donne pour un ensemble clos de variantes de cette hiérophanie du divin dans la matière. L’art dévotionnel occidental, fait de main d’homme, n’en a pas moins donné pour horizon inaccessible à ses recherches formelles, même lorsqu’il récupère la mimésis antique à la Renaissance, le suprême paradoxe de la Sainte Face, l’infini divin se rendant visible au regard de l’homme fini, mais pour l’appeler à lui au-delà du visible. Selon la légende orientale, le peintre païen envoyé par le roi d’Edesse n’a pas pu fixer le regard du Christ, divin et humain, d’où le geste du Sauveur essuyant son visage sur la toile. Dans l’histoire, tant orientale qu’occidentale, de cette miraculeuse relique-autoportrait, analogue à celle du Graal, celle-ci disparaît sans cesse, dérobée, détruite, dispersée, on ne sait jamais où et l’on n’en a jamais que des copies : mais elle n’en reste que davantage le défi lancé à l’artiste chrétien d’enseigner à la vue l’humanité du Christ sans trahir sa divinité.
La peinture antique avait une autre légende d’origine : la fiancée de Corinthe qui, devant se séparer de son fiancé partant en voyage, et voulant garder auprès d’elle quelque chose de sa présence, dessine sa silhouette sur le mur où une torche en projette l’ombre. Le mythe de l’art antique suppose une image mimétique, ombre ou reflet diminué du modèle, qui tient lieu imparfaitement de l’absent ou du disparu. Les idoles en font de même pour les insaisissables dieux païens de la nature. La légende chrétienne suppose une relique ne relevant ni de l’art, ni de la mimésis, ni de la main humaine, une image qui n’en est pas une, mais qui, tout en sanctifiant le visible et le sensible où le Christ s’est incarné, le déchire pour ainsi dire par le point de fuite qu’elle ouvre sur l’invisibilité divine. Ce paradoxe, qui prévient toute idolâtrie, condamnée à juste titre par le second commandement du décalogue biblique, est à mes yeux l’aiguillon qui a poussé tant à l’invention de l’icône byzantine, soustraite à l’art humain, qu’aux recherches tout humaines de l’art chrétien occidental, même et surtout lorsque celui-ci, du XIIe aux XVIe siècle, intègre la mimésis des arts antiques parmi ses moyens d’expression, non pour la répéter telle quelle, mais pour la dépasser, selon un processus analogue à celui qui avait permis à la théologie médiévale d’intégrer les philosophies et la science antiques pour les dépasser. J’ai donc entamé un essai allant dans ce sens. Mais quand je suis arrivé à New York en 2007, j’ai été très frappé par le décalage entre cette histoire de l’art antique et chrétien continental tel qu’elle se trouvent résumée dans les grands musées de cette moderne métropole transatlantique, et la prolifération d’images d’un ordre tout différent, tant sur les murs et les écrans grands et petits de la communication de masse que dans les galeries d’art dit « contemporain » qui en proposent une version sacralisée par leur mise en scène muséale et par la destination élitaire que commandent leurs prix de vente fabuleux.
MC : Une saison à New York, la première partie de votre livre, est-elle une Saison en enfer ?
MF : New York est une capitale fascinante, parce que tous les contraires s’y croisent de plein fouet et les effluves venus de la « vieille Europe » et ceux de l’Amérique profonde résolue à se délivrer de ces « miasmes » corrupteurs. C’est là qu’ont été importés d’immenses trésors soustraits au vieux Continent, et c’est là que toutes les révolutions technologiques modernes inventées en Europe, entre autre celles de l’image, se sont imposées à grande échelle pour substituer leur sensorium climatisé, aseptisé, high tech, commercialisé, à celui de l’ancien monde « à l’échelle humaine ». Une fois qu’on a épuisé la mystification du regard, des sens et de l’esprit où divertit cette utopie qui se renie toujours elle-même pour se perfectionner davantage, on est d’autant plus porté à revenir à soi, à se concentrer, à se concerter et à retrouver le prix de tout ce qui stabilise intérieurement.
Parmi les gyroscopes dont ce recouvrement de soi a besoin, je mets au premier rang les chefs-d’œuvre longuement médités par des artistes qui attendaient que leurs spectateurs prennent le temps de les méditer à leur tour. Je ne suis pas un amateur d’encyclopédie éclectique des arts, à la Malraux, je préfère revenir souvent sur les « phares » dont j’ai éprouvé les bienfaits spirituels : il en va des œuvres comme des êtres vivants, et je crois qu’il faut bien s’entourer pour ne pas s’égarer. L’œuvre d’art vivante, c’est celle qui survit à toutes les générations, à toutes les modes. À New York, j’ai fait le bilan de mon expérience de la course à la modernité américaine, et entre autres de la boulimie américaine des images qui passent vite. Quand je suis revenu en Europe, où j’ai appris à aimer ce qui dure, et où l’on trouve partout les traces de cette volonté de créer du durable, j’ai mieux compris ce que perdent les Européens à imiter servilement l’appétit de nouveau vite usé qui dévore l’activisme américain, et qui lui est pour ainsi dire naturel, alors qu’il est ici une trahison de notre naturel, naturel qu’ont cultivé par ailleurs tous nos grands philosophes, poètes et artistes.
MC : Comme chez Jünger, on dirait que l’homme contemporain se rend victime d’une mobilisation totale, mais opérée cette fois par l’image industrielle.
MF : Le monde moderne, dont les États-Unis sont le modèle ou l’écran géant, est entièrement organisé pour supprimer l’otium, au sens de repos fécond tourné vers la contemplation et l’œuvre digne d’être méditée et contemplée. Il ne sait pas se reposer, sinon dans la compulsion du « divertissement » et de la « consommation ». Un divertissement et une consommation qui, pour éviter d’être blasés, doivent aller toujours plus loin dans l’effet de choc, le halètement du rythme, l’appel aux instincts les plus brutaux. Le cinéma hollywoodien de ces vingt dernières années, confronté à la télévision, a répondu par une surenchère de violence. L’enfance est exposée en masse à des jeux vidéo qui suppriment la différence entre le fictif et le réel et qui déréalisent la mort. On découvre avec stupeur de temps à autre, que des enfants, ou des adultes infantilisés, habitués à tuer virtuellement sur leur « Play-station », passent à l’acte un beau matin dans le réel et se livrent à un massacre véritable. On a raison de s’émouvoir du péril que l’exploitation inconsidérée des ressources de la planète fait courir à l’écosystème qui nous permet de respirer physiquement dans une biosphère hospitalière. On n’est pas assez sensible, à mon avis, à ce que j’appellerais volontiers l’écosystème symbolique, abîmé par la diffusion et la consommation dès le plus jeune âge d’images qui font vivre et croître dans un univers illusoire et flatteur des pulsions les plus incontrôlées. L’éducation de l’esprit et du cœur par la famille et par l’école est pour ainsi dire parasitée d’avance par l’invasion d’images puissamment et universellement claironnées et conçues par des irresponsables n’ayant pour but que de vendre, sans souci des dommages collatéraux qu’ils peuvent causer. La « civilisation » élève elle-même ses propres barbares.
Des deux côtés de l’Atlantique, pendant les premiers mois où j’écrivais ce livre, j’ai vu sur d’innombrables panneaux d’affichage une réclame pour l’I-pod. Aux États-Unis, sur fond orange, comme une espèce de feu d’enfer et sur ce fond orange ; se détachait la silhouette d’un adolescent qui se trémoussait comme saisi par les esprits du vaudou, les oreilles prises par les écouteurs de l’I-pod et brandissant l’appareil à bout de bras. En France, même silhouette de possédé, sur fond bleu. Cet appel à l’ivresse des technivals, ces grandes transes de masse pour adolescents, avec ingestion de drogues, m’a paru résumer la singulière contre-éducation que son commerce médiatique dispense aux jeunes générations de nos sociétés « avancées ».
MC : Vous parlez d’une conversion à l’éternel retour de la beauté que vous identifiez comme étant le vrai progrès…
MF : La beauté est un fragile régime de médiation entre l’humain et le divin, le temporel et l’éternel, le sensible et l’intelligible. À certaines époques, ce régime se déploie avec aisance, à d’autres, toute idée s’en perd. Mais le fait que la beauté regarde l’éternel, elle ne meurt jamais et même les époques stériles pour elle en gardent le souvenir grâce au legs qu’elles ont reçu, le sachant ou non, d’époques plus fécondes. « Elle est retrouvée l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil », vous vous souvenez de ce dit oraculaire de Rimbaud. Elle ne peut être retrouvée, l’éternité, parce qu’elle est toujours là pour qui la cherche. La beauté d’autrefois nous y aide, quand l’aujourd’hui en est incapable. Le dramaturge américain Eugene O’Neill fait dire à l’un de ses personnages : « Man is born broken and he lives by mending » – L’homme est né cassé et il passe sa vie à tenter de se réparer. Tout Pascal en une phrase. Il est évident que l’humanité « avancée » ne sait se réparer physiquement qu’en se cassant davantage spirituellement. Il est toujours temps de se garer de cette conduite autodestructrice et de demander aux saints, aux sages et aux grands artistes de nous en préserver en apprenant d’eux, avec l’aide de la grâce, comment se réparer sans s’abîmer davantage.
MC : La beauté sauvera-t-elle le monde ?
MF : Si la beauté est la promesse sensible de la grâce, sa perception nourrit en effet l’espérance de la rédemption là même où elle semble impossible. Le souvenir du beau et mémorable vers de Dante, Voi che qui intrate, lasciate ogni speranza, a permis à Primo Levi entrant dans un camp de la mort de ne pas perdre cœur et de tenir bon. Le fait qu’on puisse retrouver sur les murs du château de Fontanellata, près de Parme une fresque du début du XVIe siècle, de Parmigianino, un cycle de fresques chrétiennes comparable en beauté au cycle de fresques de la Villa des Mystères à Pompéi, crée l’évidence d’une source succédant à une apparente perte de rivière. À la perte de la beauté païenne, qui avait désespéré les derniers fidèles du polythéisme au VIe siècle, a répondu après de nombreux siècles, une renaissance chargée de promesse et de grâce proprement chrétienne. Aujourd’hui nous avons du moins la chance que nos bibliothèques et nos musées ne sont pas détruits, et que nous pouvons trouver en eux réconfort et patience d’attendre, d’espérer, de témoigner.
Propos recueillis par Maxence Caron.