LE REQUIEM ALLEMAND

de

JOHANNES BRAHMS

Par Georges Bizet

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Lettre de Mars 1891

Lorsqu’on passe en revue l’œuvre magistral de Johannès Brahms, les symphonies puissantes, les lieder si profondément sentis avec les ingénieux accompagnements du clavier, les beaux sextuors, quintettes, quatuors, trios, marqués d’une griffe si personnelle, la cantate de Rinaldo, merveilleuse traduction de la poésie de Gœthe, les chœurs religieux ou profanes, revêtus d’un coloris étrange, sévère, le Requiem allemand, enfin, qui mit le sceau à sa réputation de l’autre côté du Rhin, – quand on étudie l’homme, fuyant le mirage trompeur des applaudissements mondains, presque bourru, pour les importuns qui voudraient franchir la porte de son temple, ne vivant que pour l’art, loin du bruit, loin de la foule, poursuivant avec acharnement le but élevé qu’il a toujours eu en perspective, – quand on voit l’artiste qu’il est, actif, laborieux, plein d’admiration et de respect pour les Olympiens qui l’ont précédé dans la carrière, fervent disciple du vieux cantor de l’église Saint-Thomas de Leipzig, maître de son métier comme l’étaient les plus grands maîtres du passé, ne laissant échapper de sa plume que des œuvres mûrement élaborées, puisant ses inspirations aux sources mêmes de la Nature, – quand on admire sa belle tête, si puissamment intelligente, – on ne peut que penser à celui qui fut le Michel-Ange de la Symphonie, à Beethoven, et aussi au chantre du Paradis et la Péri, de Faust, à cette splendide organisation qui fut Robert Schumann.

On s’explique alors les paroles prophétiques du maître de Zwickau : « Il est venu cet élu, au berceau duquel les grâces et les héros semblent avoir veillé. Son nom est Johannès Brahms; il vient de Hambourg… Au piano, il nous découvrit de merveilleuses régions, nous faisant pénétrer avec lui dans le monde de l’Idéal. Son jeu empreint de génie changeait le piano en un orchestre de voix douloureuses et triomphantes. C’étaient des sonates où perçait la symphonie, des lieder dont la poésie se révélait, des pièces pour piano, unissant un caractère démoniaque à la forme la plus séduisante, puis des sonates pour piano et violon, des quatuors pour instruments à cordes et chacune de ces créations, si différente l’une de l’autre qu’elles paraissaient s’échapper d’autant de sources différentes…Quand il inclinera sa baguette magique vers de grandes œuvres, quand l’orchestre et les chœurs lui prêteront leurs puissantes voix, plus d’un secret du monde de l’Idéal nous sera révélé… »

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Avant d’aborder le Requiem allemand, Johannès Brahms avait déjà fait plusieurs essais dans le genre religieux. C’est ainsi qu’il avait composé le petit Ave Maria (op. 12) pour voix de femmes, le Chant des Morts (op. 18) pour chœur et instruments à vent, les Marienlieder (op. 22), le 23e Psaume (op. 27), pour voix de femmes à trois parties avec accompagnement d’orgue, les Motets (op. 29) pour chœur à cinq parties sans accompagnement, le Geistliche Lied de P. Flemming (op. 30) et enfin les Chœurs religieux pour voix de femmes.

Dans toutes ces œuvres, le maître de Hambourg a su allier les formes les plus sévères au charme qui se dégage des ressources de l’harmonie moderne. Il y a imprimé une note très personnelle, très suggestive ; il était préparé à ces travaux semi-religieux par les études empreintes de gravité auxquelles il s’était livré avec passion dès la prime jeunesse et qui devaient le conduire au but le plus élevé de l’art musical. Il est utile d’ajouter que la plupart de ces compositions n’ont pas été conçues par l’auteur dans le but d’être exécutées à l’église. Quelques-unes, notamment les Marienlieder, ne sont qu’une traduction aussi fidèle que possible du texte, de ces antiques chansons pieuses, qui font songer aux madones de Memling, de Van Eyck ; elles en donnent le sens intime, dégagé de tout caractère liturgique.

« Le Requiem allemand, a très justement dit le regretté Léonce Mesnard, dans sa belle étude sur Johannès Brahms[1] n’est pas franchement sécularisé comme les compositions du même ordre, développées ou fort abrégées, qui portent le nom de Schumann ; il n’a pas non plus reçu l’empreinte liturgique que portent, expressément quoique diversement marquée, les chefs-d’œuvres de Mozart, de Berlioz, de Verdi. Tout à fait religieuse par le choix des textes qu’elle adopte pour les traduire, l’œuvre est traitée avec la liberté relative impliquée par le fait même d’un choix qui réunit ces textes, recueillis çà et là dans l’Écriture. Au lieu d’une nouvelle interprétation musicale du sombre office catholique, c’est comme un harmonieux rituel formé d’élévations consolantes et de méditations chrétiennes sur ce triple sujet, la Vie, la Mort, l’Éternité. Les chants qui se transmettent ce thème et ses variantes avec un recueillement grave, mais nullement uniforme, paraîtront, en général, appartenir au genre tempéré, si on les compare à ces alternatives, à ces ripostes du pour ou du contre, soutenues à outrance par Berlioz ou par Verdi ».

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Le Requiem de J. Brahms a été composé non sur des paroles latines, mais sur des paroles allemandes, d’où son nom de Requiem allemand.

Ce n’est plus le sombre Dies iræ des offices catholiques qui a inspiré tour à tour les maîtres, qu’ils se nomment Mozart, Cherubini, R. Shumann, Berlioz, F. Kiel, Verdi. Tous, bien que de tendances ou d’écoles absolument opposées, ont serré de près le texte liturgique.

L’œuvre de Brahms est bien différente. Par suite du choix fait par lui, dans les Saintes Écritures, d’épisodes se rapportant à la Vie, la Mort et l’Éternité, il a été forcément amené à faire passer à travers cette composition semi-religieuse un souffle romantique et printanier, évoquant le souvenir de ses plus beaux lieders. A côté de pensées empreintes de tristesse s’épanouissent des hymnes d’espérance, de triomphe. Brahms a tiré le plus heureux parti de ces contrastes.

N°1. Chœur. — Dès l’entrée en matière, après une courte introduction de l’orchestre où dominent les altos, et violoncelles, sorte de plainte douloureuse, le chœur, dans un mouvement d’adantino, fait espérer doucement à ceux qui souffrent la consolation de Dieu. Pleine de tristesse et en même temps d’espérance est la phrase caressante qui s’arrête par instants, pour donner brièvement la parole aux instruments, notamment au hautbois. Puis se développe plus longuement le second motif en mineur sur les paroles : « Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec allégresse », et dans lequel se retrouvent, avec la phrase de l’introduction orchestrale, ces harmonies préférées par Brahms, remplies d’un sentiment profond. La mélodie, soutenue un moment par les accompagnements en triolets, sorte de pulsation de l’orchestre, s’épanouit adorablement sur les mots : « avec allégresse moissonneront ». Après une interruption du chœur, pendant laquelle les violoncelles font entendre à nouveau le motif de l’introduction, les voix s’éteignent mélodieusement et pianissimo : « Bien heureux, bien heureux ». Enfin le premier chœur reparaît pour s’achever dans une courte et belle apothéose, avec l’intervention des harpes. Dans cette première partie, il est à remarquer que l’auteur a supprimé totalement les violons pour ne laisser apparaître, comme instruments à cordes, que les violoncelles et altos, et donner ainsi à l’ensemble de la trame musicale un caractère plus grave et plus solennel.

N°2. Chœur. — Le petit prélude orchestral en mode de marche à ¾ et exécuté mezza voce, est d’une sonorité grave et caressante tout à la fois, avec l’emploi presque constant des contrebasses en pédale et l’intervention des timbales. Il rappelle beaucoup telle ou telle page très caractéristique de Brahms, surtout dans les traits en trois croches liées des violons et des altos : c’est pour ainsi dire la signature, le monogramme du maître. Elle se développe gravement cette belle marche, pendant que le chœur, dans un superbe lamento, exprime cette triste et sombre idée : « Car toute chair est comme l’herbe et toute gloire humaine est comme l’humble fleur de l’herbe ».

La seconde partie (Lettre C), d’un mouvement plus animé « Soyez patients mes bien aimés » contraste vivement avec la précédente ; toutes deux forment une antithèse très marquée de la félicité et de la douleur. C’est un frais lied, dans le style d’un Noël plein de naïveté, comme Brahms en a laissé si souvent et si heureusement échapper de sa plume. Voilà une note, toute particulière, s’éloignant absolument, aussi bien par la forme que par le fond, du caractère liturgique, propre au Requiem, sur les paroles latines. Quel délicieux accompagnement que celui dans lequel l’auteur a su rendre par de légers staccati (flûtes et harpes) l’effet résultant du texte, indiquant que le laboureur doit patienter jusqu’à ce qu’il ait reçu la pluie du matin[2] ! Et quelle adorable conclusion sur ces paroles pianissimo du chœur : « Il patiente » avec les quelques notes finales du cor, cet instrument si cher à Brahms.

Après la reprise de la marche et du premier motif choral l’orchestre et les chœurs attaquent une phrase large et grandiose, « Mais la parole reste dans l’éternité » qui se lie de suite au beau chœur final en forme de fugue : « Ils viendront les rachetés », dans lequel les instruments répondent par des accords vigoureusement accentués aux masses chorales. Remarquons le charme, la douceur qui se dégagent, à deux reprises différentes, et après les chants de triomphe, de la traduction musicale des mots « … reposera sur eux », — et enfin la belle péroraison, où les voix, après un grand éclat, s’éteignent, accompagnées pianissimo par de ravissants traits des cordes, en gammes descendantes et montantes, soutenus par les trombones.

N°3. Baryton solo et chœur. — Le solo que chante le baryton « Dieu enseigne-moi » est d’un style sévère et triste ; il donne très exactement l’impression du néant des choses d’ici-bas, des vanités terrestres. Le chœur reprend et accentue l’humble prière. Puis, dans une phrase plus mouvementée, plus énergique, qui est redite immédiatement par le chœur, le solo s’écrie : « Père, devant toi s’anéantissent mes jours ». Notons l’effet troublant qui se dégage après le crescendo, et l’arrêt subit de l’ensemble des voix s’éteignant sur les mots « Un rien ».

Tout ce qui suit est très dramatique, jusqu’à la courte et adorable phrase en majeur « J’espère en toi seul », dans laquelle les voix entrent successivement pianissimo, avec une phrase liée de neuf noires groupées trois par trois, pour aboutir à cette majestueuse et terrible fugue, où la pédale sur la note résonne et bourdonne sans interruption, pendant que les masses chorales se développent fortissimo, soutenues par les traits en croches largement détachés des instruments à cordes. C’est une page unique en son genre et qui produit un effet des plus saisissants, lorsque l’orchestre et les chœurs forment une armée nombreuse et compacte.

N°4. Chœur. — C’est encore dans le style tendre et gracieux du lied, ne s’éloignant pas toutefois de la gravité qui règne dans l’ensemble de l’œuvre, que Brahms a traduit ces pensées plus consolantes : Bien douces sont tes demeures, ô Dieu d’Israël ». Le charme qui enveloppe l’auditeur est encore augmenté par la richesse de l’orchestration, par cette mélodie touchante des violons (Lettre A) et ces pizzicati des violoncelles, que l’auteur a employés souvent et avec le plus heureux résultat dans le cours du Requiem. La phrase caressante des voix en croches liées deux à deux sur les mots « en te louant à jamais » est une sorte d’association du legato employé pour la mélodie et du staccato réservé à l’accompagnement.

N°5. Soprano, solo et chœur. — Délicieux sont les violons en sourdine, avec les petites phrases que se renvoient le hautbois, la flûte et la clarinette. Sur cette trame gracieuse et légère s’enlève le solo de soprano, reproduisant à peu près la mélodie de l’orchestre : « Vous qu’afflige la douleur espérez… » La voix semble venir de la voûte céleste pour annoncer les consolations futures ; et le chœur répond mezza voce : « Je vous consolerai comme une mère ». Toutes ces pages sont d’une couleur douce et légère, — une fresque de Bernardino Luini ; c’est un murmure délicieux qui s’évanouit peu à peu et idéalement sur les paroles du soprano, soutenu par les masses chorales : « Vers vous je reviendrai… je reviendrai ».

N°6. Baryton solo et chœur. — Voici le point culminant de la partition, la clef de voûte de l’édifice. Après une entrée du chœur, pleine de tristesse, sorte de lamentation ou psalmodie qu’accentuent les violons en sourdine, ainsi que les violoncelles et contrebasses en pizzicati « Nous n’avons ici de durable cité », le baryton solo annonce la résurrection dans un style large et solennel ; les voix, répondant pianissimo, s’élèvent par des gradations successives jusqu’à cette explosion grandiose : « Les trompettes retentiront ». C’est un déchaînement monstrueux des chœurs et de l’orchestre, « où s’agitent et se tordent à l’appel des sons, le tumultueux effarement, la terreur suprême qui condamnent à ne pouvoir se fuir elles-mêmes des âmes éperdues », et où la Vie accuse hautement son triomphe sur la Mort. La fugue qui suit, bien que très mouvementée, pâlit à côté de ce formidable chœur qui porte l’émotion à son comble.

N°7. Chœur. — « Gloire à ceux qui meurent dans le Seigneur » chantent les voix accompagnées par l’orchestre, dont le trait persistant et consistant en une suite de notes liées deux à deux est une des formules préférées de J. Brahms et qui rappellerait le vieux et sublime Maître, qu’il a si profondément étudie, Jean-Sébastien Bach ! Puis, ce chœur s’apaise un instant pour murmurer : « Oui, l’Esprit dit qu’ils reposent de leurs souffrances », et, alors, se dessine en majeur cette délicieuse phrase chorale qui met si merveilleusement en relief le dessin des instruments à cordes en douze croches liées par groupes de six. Enfin, comme apothéose finale, retentit pour la dernière fois le beau motif du premier chœur de la partition, soutenu par les sons voilés de la harpe.

L’œuvre s’achève ainsi dans un sentiment d’espérance, de paix et de pardon, qui donne bien la synthèse de la conception du Maître.

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Les trois premiers morceaux du Requiem allemand (op. 45) furent exécutés à Vienne, en 1867, sous la direction de Herbeck.

L’œuvre entière (à l’exception du chœur n°5 — « Vous qu’afflige la douleur ») fut jouée, le 10 avril 1868, dans la Cathédrale de Brême. Le retentissement qu’eut cette œuvre magistrale la répandit rapidement en Allemagne et en Suisse, où elle fut exécutée souvent, notamment dans la belle Cathédrale de Bâle.

C’est pendant un séjour à Bonn, au cours de l’été de 1868, que J. Brahms s’occupa du Requiem allemand qui fut édité chez J. Rieter-Biedermann, à Winterthur (Suisse), puis à Berlin.

En France, la première audition du Requiem allemand, fut donnée aux Concerts populaires, sous la direction de Pasdeloup mais l’exécution fut si faible, que l’œuvre ne fut pas comprise et passa inaperçue.

En montant le Requiem allemand et en l’exécutant le 24 mars 1891 à la Chapelle du Palais de Versailles, la Société l’Euterpe, a poursuivi noblement la mission qu’elle s’est imposée. Bien que les chœurs fussent en nombre restreint et que l’orchestre, auquel avait été adjoint le grand orgue pour remplacer les instruments à vent, fût réduit au double quatuor, l’œuvre, qui avait été étudiée consciencieusement de longue date, sous l’intelligente direction de M. Duteil d’Ozanne, est venue en pleine lumière.