Cf. ici, l’article du P. Flammang, qui met en perspective les travaux de Wolfgang Göbel, Yves Ledure et Maxence Caron.
Le texte :
Le christianisme face au tournant anthropologique
Sortir du paradoxe moderne
La modernité entrevoit sa nouveauté sans la comprendre
Pour beaucoup la modernité commence en Europe après l’humanisme de la Renaissance. Être moderne signifie alors souscrire aux principes qui répondent efficacement au scepticisme si prononcé du 16e siècle en trouvant dans la subjectivité libre le garant de toute certitude.
De cette approche se déduit la thèse souvent répétée : le discours métaphysique omniprésent dans la période dite pré-moderne cède la place à une approche anthropologique dont les principes régissent désormais l’ensemble du savoir et du pouvoir, de la pratique, de l’esthétique et de la vie.
Ce déplacement du métaphysique vers l’anthrologique caractérise au mieux la modernité de l’Aufklärung et des Lumières.[1] Descartes avait mis au centre de sa philosophie anti sceptique comme fondement certain non plus une réalité extérieure au sujet, mais bien le cogito lui-même : « je pense, donc je suis » devient le fondement inébranlable de toute connaissance certaine. En refusant le statut de science à toute connaissance qui n’est pas liée à l’intuition sensible, Kant avait critiqué et purifié l’entendement humain. Quant aux philosophes des Lumières, ils avaient tiré de ces positions anthropocentriques les conclusions théoriques et pratiques qui s’imposaient au plan politique et social. Toutes ces prises de position caractérisent la modernité qui influence jusqu’à nos jours de façon déterminante la compréhension du monde de l’homme européen.
Quelle est dans ce contexte la place du christianisme ?
S’appuyant au Moyen-Âge sur l’apport métaphysique, le christianisme fort de ce soutien ne suivait pas le tournant anthropologique de la modernité et s’éloignait de plus en plus de la culture européenne moderne. Ainsi marginalisé, le christianisme finirait par disparaître à moins qu’il réussisse à sortir de cet isolement culturel.
L’unique issue serait une refondation non plus sur le métaphysique comme au Moyen-Âge, mais bien sur l’anthropologique caractérisé par l’auto-détermination du sujet et sa quête de liberté.
Mais le christianisme a-t-il suffisamment de ressources pour quitter son fondement métaphysique et pour se refonder à partir de l’anthropologique moderne?
Il semble que oui car, à y regarder de près, le fondement même du christianisme n’est autre que l’homme, en la personne de Jésus de Nazareth. Refonder le christianisme en modernité anthropologique n’est donc pas une tâche impossible, et Yves Ledure[2] le démontre de façon convaincante dans son livre « Le christianisme en refondation ».
Grâce à Jésus de Nazareth, la foi chrétienne est à même de rejoindre la culture moderne et son accentuation de l’anthropologique, elle saura même jeter une nouvelle lumière compréhensive sur le processus et le sens de la libre détermination de soi de l’homme moderne.
Dans sa présentation des positions d’Yves Ledure, Wolfgang Göbel[3] revient sur la conception de la modernité qui y est développée et qui à son avis est trop liée à l’Aufklärung et aux Lumières pour rendre compte de l’intégralité du processus moderne. Alors que Göbel diagnostique, comme Ledure, un tournant anthropologique dans la pensée européenne, il préfère élargir de quelques siècles le cadre où se manifeste ce tournant. L’Aufklärung et les Lumières ne lui apparaissent que comme une des étapes d’une évolution plus large qu’il présente sous le nom de « okzidentale Zeit », ce que l’on pourrait traduire par « ère occidentale ».
Pour Wolfgang Göbel cette ère commence avec le deuxième millénaire et produit sept révolutions successives. Il y a d’abord une révolution théologique avec son apogée au 13e siècle, puis un tournant spirituel avec saint Jean de la Croix et saint Ignace de Loyola ; suivent la révolution scientifique de Copernic, Galilée et Newton, ensuite un changement politique avec la Révolution Française et les autres révolutions politiques, le développement industriel, économique et social au XIXe siècle, une nouvelle esthétique avec Darwin, Nietzsche et Freud, et, ultime évolution, la valorisation du virtuel par rapport au donné réel.
Ces sept changements qui caractérisent son ère occidentale, Wolfgang Göbel les conçoit issus d’une même dynamique : celle qui consiste à mettre au centre des préoccupations l’homme et sa libération. A une métaphysique cosmocentrée succède une théologie articulée autour du Christ, vrai homme et vrai Dieu, qui donne naissance à une nouvelle spiritualité accentuant l’humanité du Christ. Un savoir purement empirique fait place à une vraie science valorisant l’apport de la rationalité humaine dans le processus de la constitution de l’objet scientifique. Dans les étapes suivantes, c’est la liberté humaine et non plus la volonté divine qui légitime toute politique, et c’est encore l’homme qui dicte ses finalités à une technologie industrielle et à cette nouvelle organisation sociale qui en découle. Refusant la première place au théorique qui le fait dépendre d’une réalité toujours déjà donnée, l’homme moderne accentue davantage la vie et finit par se concevoir comme volonté de puissance. Privilégiant ainsi au niveau esthétique d’abord une pensée matérialo-pulsionnaliste, il continue par se libérer même de ce milieu vital en valorisant le virtuel par rapport au réel, septième et ultime étape retenue de cette ère occidentale et sa dynamique millénaire de détermination de soi de l’homme européen.
On voit que les développements de Wolfgang Göbel font apparaître un cadre bien élargi par rapport au concept de modernité d’Yves Ledure. Mais les analyses de ce dernier ne sont pas pour autant falsifiées. Au contraire, elles gardent pour leur domaine restreint des dernières étapes de l’ère occidentale toute leur pertinence herméneutique.
Dans ses conclusions Yves Ledure avait plaidé pour une refondation du christianisme après le tournant anthropologique de la modernité. Et il avait vu les conditions de possibilité d’une telle refondation dans le recours explicite à la personne même de Jésus de Nazareth. Tout ceci est conçu dans une philosophie du corps[4] qui relève de ce que Göbel a nommé l’étape esthétique de son ère occidentale. Pour Wolfgang Göbel, cette ère a comme principe et moteur la foi en l’incarnation du Fils de Dieu ; ce qui donne à penser que le tournant anthropologique relève en dernière analyse du ressort même de la foi chrétienne, voire en est une de ses réalisations historiques. En conséquence la foi n’aurait pas besoin d’une refondation vu que c’est elle qui est le fondement même de ce tournant.
Une telle archéologie ne serait pas étrangère à Yves Ledure, mais elle n’apparaîtrait qu’avec sa refondation du christianisme en l’homme Jésus alors que pour Göbel elle est manifeste dès le commencement du tournant anthropologique à l’aube du deuxième millénaire.
Qu’en est-il alors de l’apport nouveau de la modernité ? Une conclusion semble s’imposer : les modernes sont aussi des chrétiens, des chrétiens conscients de l’être ou bien des chrétiens en quelque sorte anonymes. Anonymes est à prendre dans un double sens qui laisse apparaître toute l’ambiguïté du nouveau de la modernité retenu tant par Ledure que par Göbel.
Chrétiens anonymes, des modernes le seraient d’abord parce que se croyant loin de la foi chrétienne ils seraient en vérité tout proches et qu’ils seraient même les véritables héritiers du testament de Jésus. Mais ils le seraient aussi dans un autre sens.
Le concept même de chrétien ayant subi à travers les développements de l’ère occidentale des transsignifications essentielles, être chrétien avant et après le tournant anthropologique n’aurait plus le même sens. Et ce qui est chrétien dans l’ère-prémoderne ou en dehors de l’espace européen différerait de ce qui l’est dans l’ère occidentale.
Mais est-ce vraiment du nouveau qui émerge avec le tournant anthropologique, ou n’y a-t-il que redécouverte après oubli des vérités du Nouveau Testament ?
Pour suivre Yves Ledure dans son approche sur une possible refondation du christianisme, il faudrait d’abord engager une interrogation philosophique approfondie sur l’articulation entre le métaphysique et l’anthropologique. Les deux approches sont-elles effectivement incompatibles dans le sens où l’une ne pourrait fonctionner que si l’autre s’éclipse, ou bien est-ce que les deux sont appelées à coexister de sorte que l’anthropologique loin d’exclure le métaphysique s’y enracinerait tout en l’explicitant davantage ? Un indice pour penser une telle articulation pourrait être les recherches actuelles sur l’œuvre de saint Thomas d’Aquin[5] qui tenant compte des reproches heideggeriens d’onto-théologie découvrent dans l’œuvre thomasienne des ressources négligées par cette critique trop rapide.
Quant à l’approche de Wolfgang Göbel, il faudrait en tout cas revisiter son concept d’ère occidentale et ses sept étapes. Ces dernières décrivent-elles toutes les possibilités internes du principe fondateur de cette ère ou y a-t-il d’autres dimensions non signalées par Göbel ?
Pour aborder cette question Maxence Caron[6] qui lit bien différemment l’histoire de la pensée occidentale, pourrait être un guide intéressant. Dans ses développements autour de « la Vérité captive », il fait apparaître le fonctionnement de la pensée moderne et son paradoxe interne.
Devenant conscient de la détermination de soi qui l’habite, l’homme moderne comprend celle-ci comme passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Se croyant suffisamment fort et libre de toute dépendance, il néglige le questionnement métaphysique qui lui fait entrevoir une hétéronomie à première vue négatrice de cette liberté que le tournant anthropologique lui a fait découvrir. Il cesse de penser la Différence fondamentale entre Dieu et le monde, mais garde ainsi la Vérité captive et se barre l’accès à sa propre vérité.
Déjà le grand philosophe russe Semen Frank[7] avait insisté sur le paradoxe interne au cogito cartésien, en mettant l’accent sur l’être et en complétant le « cogito ergo sum » par un « cogito, ergo est esse absolutum », « je pense, donc l’être absolu est ». Seul ce complément permet de ressaisir en son origine profonde le projet moderne d’une subjectivité réflexive et autonome.
La modernité a mis en avant la force de l’être réflexif, mais le drame de l’homme moderne est bien qu’il n’arrive pas à ressaisir cette réflexivité en sa propre source. Ou bien il la néglige comme un simple fait et « la réflexivité est intégrée à ce qui est en réalité en deçà d’elle (Descartes, Kant, Nietzsche, Heidegger) », ou bien il la met au pinacle mais « sans que son fond ontologique soit véritablement dégagé (Fichte, Hölderlin, Hegel, Husserl) »[8].
Dans et par la réflexivité, l’homme moderne atteint une vérité essentielle sur lui-même, mais fort de cette vérité, il se refuse de penser la Différence fondamentale, transcendantale et théologale qui seule lui permettrait de penser l’acte de penser et l’être de l’être.
Excellent connaisseur des pensées moderne et contemporaine et fin analyste de leur logique interne, Maxence Caron montre comment la pensée moderne en valorisant l’anthropologique (le transcendement) refuse le recours au métaphysique (le Transcendant), alors qu’en fait ce refus du métaphysique finit par ternir la vérité anthropologique.
Car si le sujet ne pense pas l’origine de sa détermination de soi, il est à même d’attester sa propre transcendance et donc de croire en sa maîtrise sur tout ce qui entre dans son champ de manifestation. Penserait-il sa réflexivité et sa détermination de soi en son principe, alors il se replongerait nécessairement en un élément qui lui est inconnu et dont il se méfie car il pourrait lui dérober la maîtrise de ce dont il se croit maître.
Pour maintenir son autonomie l’homme moderne est condamné à rester ignorant sur la source de son être. Il doit s’interdire de penser en son principe son acte de penser. Il doit maintenir l’incompatibilité du métaphysique et de l’anthropologique. Il doit garder captive la Vérité et instaurer « ce pitoyable athéisme méthodologique qui se croit neutre, objectif et sans préjugé à force de présupposer le faux et de croire qu’affirmer la non-vérité universelle au départ ne revient pas à engager déjà le pire des dogmatismes, celui qui ne dit pas son nom »[9].
Pour sauvegarder ce que le tournant anthropologique est censé lui procurer de nouveau, à savoir sa détermination libre, l’homme moderne devrait abandonner toute métaphysique vue que celle-ci pense non seulement le principié, mais aussi le principe, et sème ainsi le doute sur la nouveauté du nouveau moderne.
Contraint de refuser le métaphysique pour sauvegarder l’essence même du tournant anthropologique, l’homme moderne finit par se nourrir de cet « opium du penseur d’outre-modernité et des élites ratées »[10] qu’est l’athéisme. Faisant ainsi, il ne se barre non seulement l’accès à la refondation du christianisme, mais aussi à sa liberté en son principe.
D’un autre côté, si le moderne est le qualificatif de cette ère que Göbel nomme occidentale et qui est issue de la foi en l’Incarnation, alors le nouveau de la modernité reste intimement lié au nouveau du Nouveau Testament dont il n’est qu’une conséquence.
Alors que conclure ?
Ces dernières décennies la modernité a essayé de dire sa nouveauté par l’anthropologique. Et c’est vrai qu’avec cet anthropologique le nouveau apparaît plus clairement, à condition qu’il soit fondé sur la véritable nouveauté, et celle-ci n’est autre que le Nouveau Testament.
C’est là le paradoxe de cette ère occidentale avec son tournant anthropologique. Si une refondation du christianisme s’impose après ce tournant, c’est parce que la modernité entrevoie sa nouveauté sans la comprendre. Et cette incompréhension n’est pas liée à une impossibilité théorique, mais bien à un refus du métaphysique et de la Différence fondamentale, refus plus ou moins conscient, et plutôt moins que plus motivé.
Ironie du sort : alors que la pensée européenne a voulu jouer dans son tournant anthropologique au geôlier de la Vérité en affirmant haut et fort son athéisme pour sauvegarder sa liberté, c’est cette Vérité même qui finira par captiver la pensée pour qu’elle pense enfin son acte de penser et se rend compte de la Différence fondamentale, qui est la condition de possibilité de sa liberté.
Même si l’homme veut garder la Vérité captive ou se détourner d’elle, jamais la Vérité le n’abandonne[11]. Dans sa miséricorde elle ouvre un lieu de rencontre pour tous ceux qui la cherchent pour qu’ils puissent la trouver, continuellement nouvelle et moderne.
P. Jean-Jacques Flammang SCJ
[1] Cf. Yves Ledure : La détermination de soi. Anthropologie et religion, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, xxxpages. ISBN :
[2] Cf. Yves Ledure : Le christianisme en refondation, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, 213 pages, ISBN : 978-2-220-05094-2.
[3] Cf. Wolfgang Göbel : Das Christliche in unserer Zeit. Y. Ledures These von der Neugründung des Christentums und das Projekt Okzidentale Zeit, in Revue des sciences religieuses 84/3 (2010), p.297-311. Ce fascicule, en hommage à Yves Ledure, contient des articles concernant sa pensée tant philosophique que religieuse.
[4] cf. Yves Ledure : Transcendances. Essai sur Dieu et le corps, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
[5] Cf. Edith Stein : Endliches und ewiges Sein. Versuch eines Aufstiegs zum Sinn des Seins, Freiburg. Basel. Wien, Herder 2006. 531 pages. ISBN978-3-451-27381-0 ; ou encore par exemple la trilogie qu’a publiée Olivier Thomas Venard sur saint Thomas d’Aquin.
[6] Cf. Maxence Caron : La Vérité captive. De la philosophie. Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir, Théologiques, Paris, Les Editions du Cerf / Ad Solem, 2009. 1120 pages. ISBN 978-2-204-09003-2.
[7] Cf. Semen L. Frank : Das Unergründliche. Ontologische Einführung in die Philosophie der Religion, Freiburg. München, Karl Alber, 1995, 484 pages. ISBN 3-495-47795-0 ; encore Simon L. Frank : Der Gegenstand des Wissens. Grundlagen und Grenzen der begrifflichen Erkenntnis. Frank Werke 1, Freiburg. München, Karl Alber, 2000, 526 pages. ISBN 978-3-495-47935-3.
[8] Cf. Maxence Caron : La Vérité captive, p. 495.
[9] Cf. ibidem, p. 496.
[10] Définition de l’athéisme, donnée par Maxence Caron, dans La Vérité captive, p. 781.
[11] Cf. Maxence Caron : La Vérité captive, p. 1109.