Un article sur le site Boojum :

Détruire les idoles de la modernité afin de ramener la pensée à sa juste nature, celle de la recherche du Dieu incarné


LA VERITE CAPTIVE
De la philosophie

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Maxence Caron

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Le Cerf et Ad Solem, octobre 2009,

1119 pages, 63 €

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Mélange de traité et de manifeste introduit par un pamphlet pour s’achever d’un poème ; avec La Vérité Captive Maxence Caron signe là un authentique brûlot métaphysique qui n’a assurément pas fini de faire parler de lui. Premier tome d’une octalogie qui entend refonder la philosophie dans son ensemble, et pour ce faire va, dans ce présent volume, passer au crible les pensées modernes et contemporaines qualifiées pour l’occasion de Misosophie, c’est-à-dire de haine de la sagesse. Entreprise de destruction massive d’un jeune philosophe catholique, réputé notamment pour sa brillante thèse sur Heidegger et reconnu de l’université, ce qui nous interdit de prêter à sa plume l’énergie du ressentiment, cet ouvrage clairement polémique laisse présager que la philosophie, en France, est encore capable de produire autre chose que des querelles absconses sur « le sexe des anges », et que, nonobstant les tenants médiatiques d’une philosophie du bonheur ou ceux encore d’un engagement politique facile, permane toujours une pensée assoiffée de Vérité qui entend retrouver la source originelle à laquelle s’abreuver enfin.

La Différence fondamentale

Une philosophie originale c’est d’abord un concept original et la mise en relief d’un impensé historique, aussi il n’est nul travail de l’intellect valable qui ne s’interroge sur le déroulé de l’histoire des idées, au sens large. Ce que Maxence Caron dénonce ici, dans le sens où il le dévoile mêmement qu’il le regrette, c’est la séparation entre philosophie et théologie. Cette disjonction entre une pensée de l’immanence et une recherche de la transcendance qui, à mesure qu’elles s’éloignent l’une de l’autre, coupe la première de son mouvement essentiel : celui de la quête de la Vérité, pour renvoyer au rencart de l’anachronisme la seconde. Mais plus encore que cette séparation entre immanence et transcendance, c’est la contamination de la transcendance par l’immanence que Maxence Caron met à jour. Ainsi, après le geste inaugural de Platon continué et abouti par la pensée scolastique, dont St Thomas figure le plus grand héraut, la pensée de la transcendance que Maxence Caron qualifie de pensée de la Différence Fondamentale, va s’effondrer peu à peu au profit d’une réflexion, littéralement, consacrée aux manifestations du Principe, à son émanation, pour peu à peu l’oublier dans cette modernité où les sophistes et les idiots utiles règnent en maîtres.

Une déclaration de guerre

Livre monstre, de plus de mille pages, La Vérité Captive, ne doit néanmoins pas tromper les lecteurs curieux qu’un si fort volume rebuterait ; car si l’écriture y est serrée et les références précises, il est moins question ici d’un ouvrage d’érudit, destiné à quelques rares savants capable de le déchiffrer, que de l’explosion poétique, au sens aristotélicien du terme, d’un pensée commençant de se déployer. Aussi dès les premières lignes l’intention est donnée : détruire les idoles de la modernité afin de ramener la pensée à sa juste nature, celle de la recherche du Dieu incarné, dont Pascal nous dit que nous ne le chercherions pas si nous ne l’avions déjà trouvé. Bref, sans ambages ni précautions rhétoriques, Maxence Caron s’affirme disciple du Christ et déclare en même temps la pensée, dans sa part la plus haute, elle aussi Catholique. Parti-pris radical d’un philosophe prenant à la lettre la régurgitation évangélique des tièdes. Dès lors, la prose n’est pas mesurée, et la langue universitaire vite oubliée au profit d’une logorrhée baroque qui attaque autant qu’elle explique et en même temps qu’elle entreprend de tuer les sophistes de l’époque, enseigne. Premiers désintégrés à subir les foudres de cette pensée de la Différence Fondamentale : Lévinas, Derrida et Jean-Luc Marion.

Cependant, tous n’ont pas part égale dans les gémonies que leur voue Maxence Caron, et s’il est reproché à Lévinas de penser Dieu hors la transcendance, sa philosophie n’est remise véritablement en question que dans la seule mesure du but qu’elle s’est fixé : récupérer Dieu à la sauvette de l’immanence quand c’est le Salut que l’intelligence et l’homme attendent de Lui. À l’inverse il n’est rien concédé à Derrida, et le penseur structuraliste qui a cru s’élever au firmament du concept en le ramenant à une faute d’orthographe, est balayé en l’espace de quelques pages avec une violence roborative proportionnée à la nullité évidente de sa pensée. D’une « différance » à l’autre la philosophie des marges ne tient guère la distance et se noie dans ses propres marécages… Plus intéressant, le cas Jean-luc Marion avec lequel l’auteur engage une discussion agressive qui figure la part la plus importante de la première partie de son livre. Puisque la pensée de la donation de Jean-Luc Marion se réclame du Christianisme, Maxence Caron y décèle la phase terminale d’un catholicisme amnésique de ses propres fondations et qui croyant actualiser la Parole la réduit en réalité un immanentisme incapable de donner justement quoique ce soit d’autre que ce vide moderne où l’ontologie absolument transcendante de l’Être s’ « horizontalise », dramatiquement,…

« Tomber non voler est dans l’ordre des choses »

Ce vers d’Icare, le poème de Mishima, pourrait sans conteste servir de frontispice à la seconde partie de La Vérité Captive ; partie plus sérieuse et plus triste parce qu’elle abandonne la médiocrité des tenants de l’époque, pour s’attaquer à ces grands maîtres dont les descendants, cités plus haut, tiennent lieu de singes indignes. Mais là encore Maxence Caron surprend et s’il s’oppose à Hegel et Heidegger, il place à leur côté deux poètes : Hölderlin et Mallarmé. Viscéralement iconoclaste, et reprenant le geste heidegerrien, le philosophe entend démontrer que la poésie pense, en écho au style poétique de son livre (1), et qu’il ne saurait y avoir de distinction entre littérature et philosophie que pour les seuls sots qui, justement, séparent la pensée de la transcendance et la métaphysique de Verbe incarné.

C’est donc l’histoire d’une chute que raconte La Vérité Captive dans ce chapitre II, ou comment à force de ne plus se rappeler Dieu ces immenses prophètes de la modernité en sont venus à le redéfinir au travers du prisme de l’immanence. Constat tragique qui dresse le déchirement de la philosophie, et que Nietzsche résume à merveille, mais que Maxence Caron ne cite pourtant pas, tant l’évidence semble moins lui plaire que la faille secrète découverte chez des auteurs que l’on ne soupçonnerait pas du moindre compromis avec la « non-pensée », voire, au contraire, en apparaissent l’antidote à bien des égards.

Véritable généalogie de la chute, où se mêlent attaque et admiration, la deuxième part de La Vérité captive augure pour les volumes à venir du meilleur, lesquels manifestement s’attaqueront à de plus féroces adversaires, puisque l’auteur a choisi de dresser sa perspective historique à rebours de la chronologie. Par ailleurs, elle révèle aussi la hauteur de pensée de Maxence Caron étant donné que ferrailler au niveau de Hegel ou Mallarmé n’est pas, et c’est le moins que l’on puisse dire, à la portée du premier venu.

Penser Dieu ?

Livre discutable et passionnant La Vérité captive, c’est certain, fera date. Discutable d’abord en raison de l’érudition à l’œuvre ici qui empêche un jugement hâtif et qui, de fait, demande une longue méditation, ainsi qu’un savoir au moins équivalent à celui de son auteur. Plus profondément, en assimilant la philosophie à la théologie, en lui intimant l’ordre de s’accorder à Dieu, cette pensée de la Différence Fondamentale ne risque-t-elle pas de se confondre avec une gnose intellectuelle, que Maxence Caron dénonce néanmoins justement ? Peut-être est-ce pour cette raison d’ailleurs que ce premier tome achève ses pages sur un poème en forme de prière, afin de rappeler qu’outre l’intelligence, la foi trouve son aliment préféré au for du cœur humain. Passionnant ensuite parce qu’il est rare d’observer, que l’on soit catholique ou non, d’accord avec Maxence Caron ou non, une philosophie neuve naître sous nos yeux. Ne serait-ce que pour cette seule et dernière considération, La Vérité Captive mérite d’être lue !

Rémi Lelian

(1) À noter la parution récente aux éditions Via Romana d’un long poème symphonique de Maxence Caron, intitulé Le Chant du Veilleur