Le Point : Le moderne, écrivez-vous, ne se bat plus qu’avec le moderne. Que rangez-vous sous le vocable de « moderne » : nouveauté, mouvement, fin de l’Histoire ?…
Philippe Muray : Tout cela, bien sûr, et puis encore tant d’autres choses, le culte des droits de l’homme, l’extase du vacarme, l’envie du pénal déchaînée, la tolérance comme religion, l’exclusion comme démoniaque obsédant, etc., enfin tout le feu d’artifice bien connu d’un système emballé depuis une vingtaine d’années maintenant. Mais je ne veux pas me laisser enfermer dans une définition du moderne parce que ce que j’essaie de décrire, dans « moderne contre moderne », c’est la disparition de l’antagoniste du moderne, à savoir l’ancien, et quand on perd son antagoniste on perd aussi sa propre définition. On est privé de son ombre et pour ainsi dire de son sexe. Le règne du moderne intégral, au terme d’un minutieux processus de purification ethnique qui est l’oeuvre d’une génération, laisse le même en face du même dans une sorte de combat tragi-comique de doubles, une guerre tautologique, une tautomachie dont je dis qu’elle est le ressort véritable de la période actuelle.
Depuis plusieurs années, vous décrivez l’anéantissement programmé, méthodique de l’ancien monde historique : il lui arrive pourtant de relever la tête, y compris dans des formes tout aussi inquiétantes que le nouveau monde lui-même. Pour ne citer qu’un exemple, la réélection de George W. Bush par un peuple à qui ses grands médias serinaient que rien n’était plus important que le mariage homosexuel n’exprime-t-elle pas le désir de ralentir la marche inéluctable du progrès ?
PM : Je n’ai pas trouvé inintéressante la réélection de Bush, même si je continue à juger sa politique en Irak comme une aberration cosmique. Surtout, je n’ai pas boudé mon plaisir devant la rage de l’Europe divine accusant les Américains d’avoir voté au nom de valeurs obscurantistes alors que nous sommes si fiers, nous, de piétiner nos « racines chrétiennes ». Mais je ne crois pas que ce soit autre chose que de l’ordre du sursaut.
En politique, le moderne s’identifie largement à la gauche, le camp du Bien : il faut être absolument de gauche, au point que la droite elle-même est de gauche. Mais même dans le camp appelé gauche, des voix s’élèvent aujourd’hui pour réclamer un retour de l’autorité, voire un certain conservatisme. N’êtes-vous pas en train de rater un tournant ?
PM : Quel tournant ? La longue période que j’ai commencé à décrire n’a rien à voir avec ce que croient repérer toutes les semaines comme « tendances », parce qu’il faut bien nourrir la machine à événements, les médiatiques ou les sociologues du CNRS, et qui est en général aussi insubstantiel que les mouvements de mode. Je me fiche, dans ces conditions, de rater des tournants. Il y a, il y aura toujours des aspirations au « retour » à ceci, à cela, à plus d’ordre, à plus d’autorité, à tout ce qui a vécu et continue à s’effacer tandis qu’on pousse des beaux cris pour le ressusciter, au moins en ressusciter un petit bout pour que le monde soit de nouveau respirable. Mais le moderne hégémonique se renforce, au contraire, de ces protestations sympathiques qui d’ailleurs reviennent et reviendront à intervalles réguliers. Tout cela ne change rien à l’irrésistible croissance de ce qu’il faudrait appeler le « Nouvel Ordre moderne », et qui va d’ailleurs à sa perte tout seul. Je ne crois pas que c’est en essayant de réinstiller un peu de raison « à l’ancienne » dans cette folie effervescente qu’on l’arrêtera. Si elle doit se détruire, ce ne sera que par elle-même. Cela dit, le phénomène peut connaître des moments de fatigue, des passages à vide. Nous sommes peut-être dans un de ces moments…
Enfin, la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen n’est-elle pas, au moins en partie, l’expression d’un refus de l’injonction modernolâtre ?
PM : Certes. Mais vous remarquerez que tout cela aura été absolument sans conséquence. Les partisans du oui se sont considérablement énervés avant le référendum et un peu après, ils ont vitupéré, menti, calomnié, camouflé, hurlé, menacé, sommé, injurié ; puis ils ont décidé tout simplement d’ignorer ce qui venait de se passer. Cette fois, ils n’ont même pas envisagé de faire revoter un peuple dont ils ont préféré considérer qu’il n’était même plus représentatif de lui-même et qu’il suffisait donc d’ignorer sa volonté, ce qui est plus simple que de le dissoudre. Ainsi se trouve également renversé (et résolu !) le problème politique de la représentation, qui descend des élus aux électeurs, et dont la faillite incombe désormais à ces derniers : à la lettre, le peuple ne représente plus rien.
La société même n’adhère peut-être pas autant que cela aux inventions mirifiques de « Festivus festivus ». Encore un exemple qui vous est cher : si tous les médias encensent Paris-Plage, il est de plus en plus fréquent d’entendre des critiques de cette magnifique avancée. N’assiste-t-on pas à un divorce croissant entre le monde qui vit sa vie et le récit médiatique ?
PM : Oui, mais il faudrait être bien sûr qu’il y a un « monde qui vit sa vie », une humanité authentique opposée à l’insincérité des médias. Je crois au contraire qu’il n’y a plus que médias, culture et art : c’est de ces trois choses que le désastre moderne est composé, et tout le monde est artiste. A ce propos, vous devriez jeter un coup d’oeil sur un petit livre qui vient de paraître, publié par la fondation Jean-Jaurès, et qui traite du rapport des jeunes artistes avec la politique. Je n’ai retenu pour vous que cette seule déclaration de Marie Darrieussecq, qui me paraît à peu près parfaite jusque dans son charabia : « L’art, le vrai, avance pour un monde de plus en plus moderne. » Joli, non ?
De même, comment interprétez-vous le succès d’écrivains que l’on peut difficilement classer dans le camp des acquiesceurs comme Dantec ou Houellebecq, encensés même par les habituels chantres du progrès ?
PM : Avec les écrivains dont vous parlez, ce qu’il y a en effet d’amusant, c’est qu’ils annoncent de très mauvaises nouvelles, en gros la fin du monde pour demain ou après-demain (une fin du monde d’ailleurs assez BD, mais enfin…), et que la critique et les médias prennent acte de ce constat de désastre sans s’affoler. On voit même certains des agents les plus notables de la catastrophe en cours, et quelques-uns des approuveurs les plus fanatiques de la grande malfaisance à l’oeuvre dans la société actuelle, trouver un charme intense à leurs prophéties. C’est même peut-être la première fois que l’on voit des gens approuver avec tant d’énergie des livres qui condamnent tout ce par quoi ils dominent, et même qui annoncent jusqu’à la perte de l’humanité sur laquelle ils règnent.
Mais c’est que leurs prophéties de malheur sont encore relativement optimistes puisqu’elles reportent dans le futur la grande catastrophe annoncée et les mutations qui vont avec. Certes, ce futur est généralement désigné comme tout proche. Mais on sait bien aujourd’hui qu’aucune calamité ne saurait nous arrêter dans notre course s’il reste quelques minutes avant qu’elle ne survienne. Même les collisions les plus imminentes ne nous intimident pas du moment qu’elles ne sont qu’imminentes et non actuelles. Or, à mon avis, la catastrophe n’est pas imminente, elle est là. Et c’est tous les jours que nous avons des preuves surabondantes de la mutation en cours de l’humanité. Les talentueux prophètes de malheur que l’on fête ces temps-ci ne sont donc si bien accueillis, à mon sens, que parce qu’ils nous disent que l’apocalypse va avoir lieu, ce qui signifie aussi qu’elle n’a pas encore eu lieu. Ainsi contribuent-ils à un certain maintien de l’ordre social, lequel ne peut plus se faire respecter nulle part qu’en usant de l’arme de l’irréalisme. Cet irréalisme est si bien devenu la foi commune que personne ne peut plus croire à rien, même à la réalité des catastrophes : « Ce n’est pas un test, c’est réel » , a dû répéter le maire de La Nouvelle-Orléans, juste avant l’arrivée du cyclone Katrina, pour convaincre une majorité d’habitants incrédules de la nécessité d’évacuer la ville…
Peut-être sommes-nous en présence d’un effet générationnel : la génération modernophile par excellence est celle qui a « fait » Mai 68 (cours, camarade…). Or elle arrive à l’âge de la retraite et on ne peut exclure que celles qui suivent se rebiffent.
PM : Il faudrait déjà qu’elles sachent contre quoi , c’est-à-dire qu’elles aient commencé à identifier l’ennemi autrement qu’avec les slogans trouvés dans les rubriques « société » rédigées par l’ennemi.
Il y a quelques années, vous étiez bien seul à tenter de regarder sous le tapis de l’époque. Aujourd’hui, certains de vos propos autrefois scandaleux sont presque des lieux communs. Vous sentez-vous moins seul ou est-ce un leurre ?
PM : Ni l’un ni l’autre. Je me reconnais rarement dans la critique qui est faite des conditions d’existence actuelles ; surtout parce que j’y vois peu d’humour