L’ouvrage de Maxence Caron a le grand mérite de marier l’admiration et la critique lucide. Le problème de Philippe Muray est qu’il suscite tantôt des hagiographies et tantôt des injures, pour cette raison qu’il est un auteur excessif, et exprime son talent dans cet excès même. On attend précisément que ses interprètes tentent de démêler, non d’accentuer.
Maxence Caron voit Muray comme un romancier. Romancier de lui-même, alors. Car finalement, dans le tableau désespéré que Muray tisse de notre époque, on en apprend davantage sur Muray que sur l’époque. L’œuvre est tout entière tissée d’indignation, et c’est cette colère qui nous intéresse, plus que son objet. D’abord parce qu’aucune entité, société, idée, n’a jamais été mise en cause sérieusement par la seule colère, qui est impuissante parce qu’instinctive et désarmée. Et puis parce que l’indignation, dont Muray se nourrit tout entier, n’est pas une nourriture. On n’en vit pas. On en pleure et on en crève. Il y a donc là un cas littéraire séduisant.
Muray fait partie de ces gens qui entretiennent un mépris abyssal devant la crétinerie de leur époque. Il faut avoir pour cela une haute idée de soi-même. Ce dont il ne manque pas, et Maxence Caron pas davantage – lequel doit bien ressembler un peu à son personnage pour le comprendre. J’admire pour ma part ces esprits qui se prêtent un talent jupitérien. La confiance en soi rassure la capacité et d’une certaine manière la suscite. Sans assurance sur soi-même, on n’est jamais qu’un tâcheron. Toujours est-il que Muray, du haut de son empirée, détruit en jetant l’insolence et la morgue et surtout l’humour. Il fait rire, il manie le langage artistiquement, il décèle tous les ridicules qui nous agacent et il les brandit avec talent. On en a connu bien d’autres, de ces exterminateurs. Mais enfin il ne suffit pas de parler du dernier homme pour égaler Nietzsche ; ni de disséquer les lieux communs pour égaler Bloy ; ni de regretter toutes les naissances pour égaler Cioran. Encore une fois, Muray n’est pas un philosophe, mais un romancier de soi-même.
Le livre de Maxence Caron fait plus que disséquer l’humour et la colère. Il va s’accrocher pour ainsi dire au fond de la cuve de vinaigre. Les deux thèmes qu’il choisit, la femme et Dieu – en l’occurrence, ce n’est qu’un seul –, ne sont pas anecdotiques, ce ne sont pas des particularités de l’œuvre, même remarquables. Mais plutôt, son architecture, ou ce qui porte tout l’ensemble. Rien n’est plus judicieux que d’avoir centré ainsi l’œuvre de Muray sur ces deux concepts (car ce sont ici des concepts). La femme, comme le montre l’auteur, ouvrant le chemin vers Dieu, au moins quand ce n’est pas vers des abysses moins affriolants. Ce qui apparaît tout à fait réactionnaire – mais l’intérêt précisément est que Muray n’a rien d’un réactionnaire, comme le montre Maxence Caron : les contradictions, sans lesquelles il n’est pas d’œuvre, éclatent justement à ce propos.
Muray fait partie de ces esprits classiques – quoique largement en voie de disparition – qui regardent « la femme » comme un phénomène de foire. J’entends par là que pour eux la femme est un problème, dans le meilleur des cas, et si on la respecte, un « mystère » (ce qu’on entend encore dans tous nos séminaires), en tout cas un point d’achoppement, peut-être une voie d’accès. Ce discours apparaît si étrange. Imaginons que tout un discours féminin considère « l’homme » comme un problème, un mystère, une permanente interrogation : ne verrait-on pas là un féminisme inadmissible ? L’élément masculin n’est pas un phénomène de foire. Mais l’élément féminin non plus. Quand la femme demeure un problème, c’est qu’elle n’est pas simplement l’autre humain, le partenaire de l’existence. Pourtant, le temps est passé où les Parisiens allaient contempler des familles indigènes derrière les grilles du Jardin des Plantes. Ce sont les réactionnaires qui contemplent encore « la femme » comme un phénomène de zoo. Pourtant, Muray n’est pas un réactionnaire. Alors ?
Muray est un esprit pris à son propre piège. Maxence Caron le décrit bien comme un « seventy », autrement dit un enfant de 68, artiste de la libération et surtout de la libération sexuelle. Les poèmes cités ici, issus de l’ouvrage tardif Minimum respect, le montrent bien : ce qui importe, finalement, c’est de pouvoir « jouir sans entraves ». Aussi la femme joue-t-elle le rôle de Dieu… À cet égard, Muray rappelle l’époque de Shelley et de Sade. Bien sûr qu’il n’a rien d’un conservateur ni d’un homme de droite. Il est un soixante-huitard pas assez soixante-huité pour ne pas se rendre compte de ce que soixante-huit a engendré. Les années seventies sont suivies des années 90. Autrement dit : la libération comme seul programme ne saurait s’arrêter, elle continue inexorablement et finit par concerner tout le monde, y compris l’objet même de la jouissance ; elle engendre par logique propre un monde infantile et infantilisé, un monde de victimes et de pleurnichards. Muray se demande comment une époque peut se consacrer entièrement à réclamer ses droits : c’est normalement ce qui se passe quand on a commencé à revendiquer de jouir sans entraves, et seulement cela.
La hantise de Muray demeure l’anéantissement de la domination masculine : c’est cela, la castration dont sans cesse il se plaint. Muray décrit la période post-historique comme une période d’indifférenciation entre les sexes, ce qui est réel sur le mode pervers, mais le contemporain ne se confond pas avec sa perversion. Muray a inventé le féminihilisme – ce qui montre à quel point pour lui le nihilisme se nourrit essentiellement de revendication féminine. Le paradis, c’est le moment où l’on peut encore identifier la jouissance et le divin – ce qui ne laisse à la femme d’autre marge de manoeuvre que celle d’un objet sophistiqué : ce fut le dernier mot de Shelley et de Sade. Lorsque le plaisir est, comme dit Maxence Caron, « le lieu de toute mesure ontologique », il faut bien s’enfermer dans la violence à l’égard de l’être qui confère le plaisir.
Assiégé dans les conséquences fatales de son propre projet, Muray laisse une œuvre précieuse pour les humoristes, mais surtout pour les sociologues. Voilà un exemple talentueux, donc signifiant, de la trace laissée par 68 : cette dépression ronchonne, libertine et vicelarde. Quand on allume la mèche sous le tapis, on se retrouve soi-même dans l’œil du cyclone.
Chantal Delsol (de l’Institut)
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