Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Molière, Le Misanthrope, acte V, scène dernière

 

Les premiers mots, lorsqu’on ne se nomme point Paul Valéry et que l’on ne chante point poème, sont toujours les plus difficiles à lancer au travers de la blanche immensité d’une page ; ils ne s’y accrochent pas, y glissent comme sur une côte enneigée. À plus forte raison lorsqu’il s’agit pour eux de traverser l’espace dévasté d’une cervelle qui m’apparait vidée, ou plutôt vacante en la surabondance qui l’amène sans aménité au bord de l’explosion. Trop de choses, dans le désordre d’une frénétique lecture qu’aucune insignifiante interruption ne vint troubler, trop de choses s’y conflagrent à présent en multiples gerbes de flammes qui brûlent sans consumer. Il me faudrait, certes, un orchestre symphonique et l’aisance architectonique d’un Mahler pour faire entendre un lointain écho des vibrations d’enthousiasme que L’insolent, deuxième roman de Maxence Caron – puisque c’est bien de ce maître ouvrage dont il s’agit – provoqua en mes circonflexes circonvolutions cérébrales. Je n’ai, moi pâle compositeur et piètre orchestrateur, que les balbutiantes musinuscules mélodies de ma plume pour tâcher de laisser ici s’épanouir la sonore somptuosité d’un texte aux baroques rondeurs duquel seuls les plus convergents des sourds pourront être insensibles. Force m’est d’alors seulement dire ici le fond d’une œuvre dont la forme, insolente et fière comme la congruence de l’auteur et du titre peut, à celui qui sait, le laisser deviner, ne se prête, de par son apert même, à nulle objective et argumentative tergiversation. Le style de Maxence Caron, ce style emprunt de virtuosité badine autant que de profondeur contrapuntique, ce style qui concomite en une musicalité neuve l’élégance « superficiel[le] par profondeur » (Nietzsche) d’un Mozart et la surnaturelle complexité d’un Bach, ce style éblouit ou dégoûte mais n’offre point de prise à l’indifférence, sauf peut-être la haineuse indifférence fausse du jaloux vrai qui ne peut sourdre que dans le feint silence de ses « passables et coutumélieuses humeurs » (p. 11).

Car des envieux, sans flasque hésitation, voilà un livre qui en fera moult.

Extrait de : Romain Debluë, Les Métamorphoses de Protée, 550 pages, Via Romana, 2013

Couverture_Romain Debluë, Métamorphoses de Protée