Texte de l’entretien :
Maxence Caron, né en 1976, est philosophe, musicien, pianiste, romancier, poète. Il a produit une vingtaine d’ouvrages et édifié une importante œuvre littéraire et philosophique saluée par la critique et récompensée par l’Académie française. Derniers titres parus : Improvisations sur Heidegger (Le Cerf) et Bréviaire de l’Agnostique (P.-G. de Roux).
Malgré les révoltes secouant l’Europe, le monde occidental semble ne plus être habité par un idéal. Les grandes idéologies et utopies qui jadis ont fait se lever les peuples peinent à se réinventer. Comment évaluez-vous l’impact de cet état de fait sur la création artistique contemporaine ?
Maxence Caron : Le constat est ancien de soixante-dix ans. Ne date nullement d’hier la faillite des « idéologies » ou de ces systèmes clos que l’on croit capables de motiver l’hormone à renverser les tsars. Cependant, il est riche de sens que l’on estime sans idéologie une époque qui en est tissue et impose tel poids à l’art.
Les premiers révolutionnaires ne sont pas des intellectuels : ce ne sont guère des « idées » ou des « représentations » qui les émeuvent, mais, d’un côté, les estomacs des peuples méprisés et, de l’autre, l’incompétence de ceux dont le long monomane blabla conquiert le pouvoir tandis qu’oligarchiques tassés dans leur coin, ces potentats en tutus ne tiennent pas mieux debout que des sacs vides. Avant octobre 1917, il y a la spontanéité de février qui échappe aux intellectuels ; avant les avocassiers États généraux de 1789, il y a deux hivers faméliques où la recherche d’un radis comestible laisse peu de loisirs à la lecture de Rousseau.
Les « idéologies » n’apparaissent qu’en un second temps et constituent ce fricot que les demi-habiles extorquent à la subtilité de pensées qui leur échappent. De la force des analyses de Marx l’on n’extrait pas plus d’une notice afin d’alimenter indifféremment tel totalitarisme ou tel autre qui se veut d’inspiration apparemment opposée. L’usure opérée par l’idéologie, ce détournement des sources saute aux yeux lorsque l’on entend actuellement le discours dit « de gauche » mêler ses thématiques à celles du clan des véreux droitiers extrêmes dont le parti demeure la supplémentaire honte de cette région du monde : d’une bouche politicienne à l’autre, les mêmes vulgarisations arrachées à la source marxienne, et qui désigne le nouvel « ennemi capitaliste » : la « mondialisation ». L’idéologie n’a pas de pensée mais un affect, elle veut entraîner dans l’affect et faire sortir du recueillement méditatif nécessaire à la création artistique.
L’époque est l’idéologie : liberté nulle, des étiquettes sur chaque front, toute personne réductible à un produit traçable, mangeable et chiable – à une denrée dont il faut nourrir la propre consomption charnelle afin qu’elle continue à n’être que denrée. Cette époque n’est plus « postmodernité » ; je l’ai nommée outre-modernité, et j’entends par outre-modernité cette période de l’histoire où l’on considère que l’homme est un singe qui n’a pas réussi.
Ce n’est pas l’absence d’idéologie mais sa superlative présence qui empêche la moindre expression d’art (à ce titre, osera-t-on dire que les productions contemporaines valent esthétiquement mieux que celles du réalisme soviétique ?) ; les « artistes » eux-mêmes sont des idéologues, l’atelier est ergastule.
Si la bassesse vous manque, ne soyez pas nostalgique : la mécanique est tant active selon laquelle l’idéologie se fabrique que le sentiment de sa disparition est simplement le corrélat de son étroite proximité à chacun. L’idéologie agit comme le diable : sa principale ruse consiste à faire croire qu’elle n’existe pas. Dans un pays qui se gratule de tout réduire à la fumisterie du dualisme entre « droite » et « gauche », dans un pays « hémiplégique » dirait R. Aron, dans une atmosphère où la pensée et l’art véritables sont clandestins puisque leurs officiels avatars sont politiquement nomenclaturés en un sens réactionnaire ou un autre progressiste, les « idées » sont immédiatement des idéologies. Et celles-ci faisant accroire leur disparition, elles n’ont finalement jamais autant perturbé la relation à l’art dont la condition est la gratuité.
Le mirage de la disparition des idéologies provient du poids de leur implantation : tant elles sont immanentes que leur capacité à fournir de « l’idéal » est inversement proportionnelle à la solidité de l’habitacle qu’elles ont instauré : une idéologie ne fait plus rêver à un lendemain chantant lorsqu’elle s’est établie, elle ne fait plus montre que de soi et donne pour seule fin l’indicatif de sa présence. Sans elle, le pèlerinage de la pensée ne serait pas obturé ; lorsqu’il n’y a plus rien l’on pressent encore, comme dit Fin de partie, que quelque chose suit son cours. La sourde omniprésence totalitaire a créé une globale armée de paralytiques. L’art, qui n’existe que dans la liberté de l’énergie spirituelle, ne s’en est jamais remis. Il n’y a poétiquement rien à attendre d’une société morbide où un parti de psychotiques fascistes essaye de prendre le pouvoir tandis que de déclarés « humanistes » étalent une paresse parvenue. Dans ce climat 1930, solitaire et détaché l’artiste et penseur doit apprendre à évoluer, ne s’occupant ni des mous du pouvoir ni des racistes fous qui attendent de le ravir.
Ce monde est vieux et la rouille de ses dialectiques bégaye au travers d’acteurs jaculant leurs discours sans paroles. À la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire) : ce monde où s’opposent les idéologues est terminé ; s’enfonçant seul, il ne peut rien contre la vie de l’esprit : à pas de colombe, une ère neuve est en marche, il faut avoir les oreilles pour entendre vibrer son avivement. La musique toutefois, surtout celle de l’Essentiel, n’a jamais été l’art préféré des Hexagons.
Comment concevez-vous les passerelles entre concept philosophique et concept artistique, et de quelle manière s’articulent-ils ?
MC : Si d’Hercule n’est choyée que la folie, l’on n’ira guère qu’ajouter au fumier d’Augias. Aussi, la première des exigences pour un homme qui décide l’art est de penser, et la première exigence de la pensée est l’absence d’engagement, la retraite : la communauté s’oppose en tout point à la singularité que l’art cherche à faire jaillir, une solitude anarchiste s’impose. Le surhomme de Nietzsche (chantre du philosophe-artiste) n’est pas celui qui domine les autres mais qui vit en marge de la nef des fous : il est l’artiste contre le citoyen, la puissance de l’art étranger au pouvoir.
Il n’est guère prudent de jouer à saute-mouton sur la tête des rhinocéros : l’artiste vit seul avec son génie dans « le dégagement rêvé » (Rimbaud).
La seconde exigence consiste à savoir lire la gloire dont l’époque est lourde. L’avenir, navrant à court terme, ouvre à long terme une nouvelle période de l’histoire, ce dont je parle dans La Vérité captive, un nouveau système de la philosophie et des arts. Nous assistons non pas à la fin des temps, mais à la fin du temps : les forces historiques sont non seulement arrivées au bout de ce qu’elles avaient à dire, mais également au bout de l’apparemment inlassable répétition de leurs figures. Désormais, si l’histoire se répète, l’humanité s’effondre : un avènement neuf et radical n’est pas seulement souhaitable, il est obligatoire. En revanche, l’humanité n’a ni la force ni la volonté de changer : croupir lui sied. Ce pourquoi sa survie lui viendra de ce qu’elle porte au fond d’elle-même et qui est plus qu’elle-même. De ce fond suprêmement spirituel elle n’a plus conscience : mais ce n’est pas parce que l’aveugle ne voit pas le soleil que le soleil n’existe pas.
Je suis chrétien, ce qui signifie poser sur le monde et les hommes un regard qui n’est ni celui du monde ni celui des hommes, mais qui provient de cet Œil que Dieu met dans notre cœur : le Sien. Le signe de croix n’a pas pour but de s’égratigner la rétine au passage : il y a des tartufes qui détournent le christianisme et à qui la cécité est une poire pour l’absence de soif. Mais le christianisme est moteur de la vie créatrice, espace de respiration loin des partisaneries. Un chrétien politisé m’inquiète ; un seul engagement pour le chrétien : religieux, et il s’exprime par l’art ou le sacerdoce. Le christianisme est l’incessante activité co-créatrice appuyée sur cette science à nulle autre pareille, la Foi, ce savoir perpétuellement ouvert qui décide de se placer dans la dimension de l’âme afin de recueillir ce qui infiniment la surpasse et que Clément d’Alexandrie nomme « la Symphonie trinitaire ».
« Il a mis son Œil dans notre cœur… » : lorsque l’on assume ce regard, la bénédiction paraît qu’avec soi porte un âge neuf. Combien d’ahuris entend-on pester contre le « grand remplacement » de la « population de souche » etc. Ces pleureurs n’ont pas le sens de la renaissance, et manquent celui de ce moment unique de l’histoire où l’Absolu réunit les peuples de toutes les nations. Il gâche son âme celui qui ne regarde pas agir en lui le Regard quintessent : il passe à côté du sens eschatologique d’un tel événement et se livre aux bêlements xénophobes.
Saint Benoît au Mont Cassin nourrissait et instruisait les vagabonds d’où qu’ils vinssent, car il s’agit d’offrir au frère humain ce qui fait grandir tout homme : lire, écrire, porter l’art – en l’amoureuse infinité d’un même esprit.
Quel est pour vous le plus philosophe des écrivains et inversement ?
MC : Il n’y a pas de grande pensée sans un grand écrivain. La beauté de la langue philosophique échappe simplement au public qui, malheureusement, dès que le Concept est engagé, ne goûte plus les finesses musicales attachées à sa néologie.
Heidegger avait Hölderlin. Vous concernant, avec quel poète éprouvez-vous une proximité ?
MC : Contrairement aux romanciers contemporains, comme Ponge ou Jaccottet, Descartes est un remarquable poète : le jour où je parviendrai à cette langue Louis XIII je ne serai pas loin de me dire que le travail peut alors sérieusement commencer.
Quels sont pour vous les grandes fractures formelles entre une œuvre issue d’une religiosité contemporaine et un athéisme post-huxleyien ?
MC : J’ignorais que l’athéisme se bramait désormais au sein d’une conceptualité débourrée d’Huxley. La dernière mode a dû m’échapper, à moins que ce ne soit moi qui lui aie échappé. Permettez que je me console : il vaut mieux dater d’un siècle que d’une saison – d’un siècle d’avance bien sûr.
Quelles sont les grandes œuvres littéraires du XXème siècle, françaises ou non, qui vous accompagnent et pour quelles raisons ?
MC : Après 1950, rien. Quelle que soit l’apparente diversité d’herbes dont semble garni l’actuel jardinet de la lettroserie, de même qu’en cuisine elles se pelotonnent toutes sous le nom de salade.
De la première moitié du XXème siècle : un certain Surréalisme et Claudel. L’art poétique de l’avenir : la poésie qui unit mystique chrétienne et surréalisme au sein de la dimension réflexive de l’esprit.
De quelle manière les changements sociétaux en cours ainsi qu’à venir s’ils étaient votés, comme par exemple la GPA ou de la PMA tant débattues en France, vont-ils impacter les théories philosophiques traitant de l’être ?
MC : La question de l’être n’est pas une question socio-variétale.
(in Art Croissance, n° 8, été 2013)