Les sermons de Saint Augustin
Comme Bach ou comme Rembrandt, Augustin opère la synthèse de ce qui le précède et qu’il expose à son temps.
Par Richard MILLET
Supplément littéraire de L’Orient-Le Jour (nº 99, août 2014)
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Possidius, le disciple qui a fermé les yeux de Saint Augustin sur son lit de mort, disait qu’une vie tout entière ne suffirait pas pour lire et méditer l’œuvre du « docteur des docteurs », le plus grand des Pères de l’Église, penseur considérable dont les écrits n’ont cessé de nourrir l’Occident, même les protestants et les agnostiques, et cela sans éclipse, au Moyen Âge comme à la Renaissance, au XVIIe siècle comme à notre époque, où un Gérard Depardieu a lu, à Notre-Dame et ailleurs, avec un succès considérable, des extraits des Confessions – un des textes les plus extraordinaires de la littérature universelle.
On connaît les épisodes majeurs de la vie de cet Africain du Nord, depuis sa naissance à Thagaste, en 354, dans l’actuelle Algérie, où il sera élevé de façon chrétienne par sa mère, Monique (son père, lui, se convertira sur le tard), jusqu’à sa mort, en 430, à Hippone (l’actuelle Annaba), assiégée par les Barbares : une jeunesse dédiée en partie aux plaisirs et à l’étude de la rhétorique (à Carthage puis à Rome), la vie hors mariage avec une femme dont il aura un fils, la rencontre avec Saint Ambroise, la voix qu’il entend dans un jardin de Milan et qui le somme de lire l’Évangile, sa conversion, son baptême, la mort de sa mère, son retour en Afrique du Nord, sa nomination à l’évêché d’Hippone, la mort de son fils, et une activité monumentale d’écriture, dont émergent, outre Les confessions, La cité de Dieu, La Trinité, les Dialogues philosophiques et ces Sermons, qui n’avaient pas été réédités depuis le XIXe siècle.
Le volume de la collection « Bouquins » fait plus que combler une lacune : il nous montre, dans une traduction du XIXe, un Augustin dans son exercice oratoire quotidien : plus de 500 sermons, chacun d’eux présentant « une pars totalis, une partie totale de la pensée augustinienne, un miroir où son œuvre se condense, s’intensifie, se concentre », les 183 premiers sermons ayant été regroupés ensemble, car consacrés à l’« éclaircissement de passages de la Bible », écrit Maxence Caron, remarquable préfacier et maître d’œuvre de cette édition. Leur effet sur les fidèles était tel qu’ils ne constituaient pas seulement un prêche mais aussi une oraison dont le style (car Augustin est aussi un immense écrivain) nous les rend encore infiniment sensibles.
De quoi parlent ces sermons ? Par exemple du sage et de l’insensé, de la pénitence, de la prédestination, du détachement du monde, de la pureté d’intention, des riches et des pauvres, du devoir envers les morts, des deux aumônes, du mystère de la grâce, mais aussi d’Élie et de la veuve de Sarepta (c’est-à-dire Sarafand, près de Saïda), du jugement de Salomon, de la vie promise, des mauvais anges, etc.
On croit connaître tout ça ? Oui, sans doute, mais pas de cette façon, ni avec un tel talent, une science pareille, une intelligence qui s’adresse au cœur autant qu’à la raison. Écoutons le sermon sur le « vrai pauvre » ; le sujet est, hélas ! éternel. Que de faux pauvres, et de riches misérables ! Notre époque, hypocrite à souhait, nous le prouve tous les jours. Le vrai pauvre, c’est le Christ, et tous ceux qui l’imitent dans leur vie quotidienne et cherchent partout à secourir le vrai pauvre plutôt qu’eux-mêmes : « Quelle pauvreté ! Il nait dans un étroit réduit ; enveloppé des langes d’un enfant, il est posé dans une crèche, devient ainsi comme la nourriture de pauvres animaux : puis ce Seigneur du ciel et de la terre, ce Créateur des Anges, cet Auteur de tout ce qui est visible et invisible, prend le sein, pleure, se nourrit, souffre son âge, cache sa majesté. On le saisit ensuite, il est méprisé, flagellé, moqué, conspué, souffleté, couronné d’épines, suspendu à un morceau de bois, percé d’une lance. Quelle pauvreté ! Voilà le Chef des pauvres que je cherche ; voilà le pauvre dont nous voyons que tout vrai pauvre est membre. »
Je connais des gens qui, sans avoir la foi, ou n’étant pas de ma religion, sont bouleversés par ce passage, pris entre mille, et bien autrement que par les grandioses sermons de Bossuet. Comme Bach ou comme Rembrandt, Augustin opère la synthèse de ce qui le précède et qu’il expose à son temps, en l’occurrence les Pères de l’Église, le néoplatonisme, la Bible et la culture latine (il savait mal le grec).
Je suggère de lire un sermon par jour. Ils ne sont pas très longs. On y comprendra le sens symbolique de l’Écriture et y trouvera une nourriture exceptionnelle qui, qu’on soit croyant ou agnostique, permet de saisir autrement, ou mieux, le monde d’où nous venons, mais aussi celui dans lequel nous tentons de survivre.
R. Millet
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Sermons sur l’Écriture de Saint Augustin, Bouquins, 2014, 1490 p.