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Muray chez sosialistes et rathées
La parution d’Ultima necat
par
Maxence Caron
Une contraction historique accoucha d’un monde perdu pour la littérature : le leur. Les quelques esprits qui savent composer sur la gamme révélée par l’Impérissable se tiennent plus que jamais en solitude : s’il leur arrive d’entrer en résonance les uns avec les autres, là n’est cependant pas leur question, et ils savent proche l’éclat de ce dont cette renaissance leur parle qu’en silence ils portent devers eux. Et si est-ce en ce contexte étrange, et entre deux mondes, que paraît le journal de Muray : à la fois tellement en avance sur la masse trop humaine de ceux qui le liront dans la fascination ou le rejet, et tellement en retard sur la vocation des quelques-uns qui avec respect verront se dessiner, dans la Pensée, le visage véritable des décisions ontologiques prises par cet auteur.
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Les six-cents premières pages du journal murayen divisent les opinions de ceux estimant qu’il importe de donner son avis et que la parole est une affaire d’opinion. À la pullulante bedeaudaille de plume surgie du siècle d’enfer, à cette race parvulifique que jaboter remplit d’une certitude chaleureuse, la recherche fondamentale semble vouloir céder ; et, d’un articlier à l’autre, le Concept abdique face au convulsif boutoir de la récupération idiosyncrasique.
Tout comme des bancs de chameaux que parmi le sable odieux et kilométrique l’on verrait confrontés à la discrète, soudaine et déroutante présence d’un edelweiss, les plumitifs répandus dans les déserts francoccidentaires, tous les unanimes et mourants défenseurs de la liberté de mal s’exprimer, ont vu, sourdant insolemment au sein des habitus et coutumes de leur plein vide, un livre véritable ; ils ont vu ses exigences, son irréductibilité, ses difficultés, ils ont vu également, inattendue, son incongruité même par rapport au sentiment que l’on avait construit autour de l’auteur, déjà. Personne en revanche n’a vu, par-delà les avis endémiques et chroniques, que cette fresque de granit imposait à jamais « sa borne au noir vol du blasphème épars dans le futur », et qu’il fallait donc regarder l’œuvre comme telle, dans la singularité de ses décrets esthétiques. Amoureux de l’éphémère comme tous le sont, tous crurent et immédiatement qu’il convenait, car ainsi font, de donner ses impressions : aujourd’hui l’on ne pense pas, l’on a des sympathies, et cela fait longtemps qu’à l’exercice contemplatif plus personne ne consent la moindre tache de sang intellectuel.
À l’occasion de cette parution l’on assiste donc à la coutumière répansion de ceux qui aiment et de ceux qui non.
Tandis que certains taxinomistes ahuris hissent gaîment Muray au rang de Père de l’Église, qui seront passablement perturbés par la publication des volumes suivants ; d’autres à qui manquent les capacités concertantes (autrefois acquises, désormais requises) d’unir le concept et l’image, la philosophie et la formule, la pensée et le verbe – en un mot le logos –, accusent l’auteur d’Ultima necat d’avoir manqué la réalisation de tel genre littéraire qu’ils conçoivent de manière si étriquée et tant à leur façon qu’on ne saisit toujours pas en revanche la raison pourquoi eux-mêmes n’y parviennent toujours pas.
À tous ces juges aussi ridicules que pressés d’opiner ou de ruer, fait défaut la compréhension de l’opulente et complexe totalité lettrée, cette humaniste unité toute issue d’un héritage incluant en un premier temps la connaissance de la Bible, puis se prolongeant d’Aristote à Érasme en passant par Cicéron, Rabelais et Balzac, pour s’accomplir chez saint Augustin et Bossuet. Cet ambitus est l’habitus où se constituait naguère l’état minimum d’une intelligence, il était l’état intellectuel de l’humanité lettrée, il est le lieu de civilisation d’où Muray écrit ses pages – ce pourquoi leur fonds, leurs présuppositions, leurs jeux de mots, le palimpseste constant qu’elles comportent et qui était déjà si présent dans la moindre ligne des chroniques, sont imperméables à qui a lu tel romancier de l’année mais n’est pas familier de Plotin et de Goethe. Oui, la littérature est injuste envers les ignorants, la pensée n’est pas paritaire ; une tête doit être bien faite et bien pleine ; il y a bien deux sexes absolument différents et répartis en des proportions insultantes pour qui mesure à l’aune de l’esprit démocratique, deux sexes dont l’un fait proue mais l’autre un creux : les imbéciles et le génie.
En ne sachant pas recevoir ce premier volume à la mesure des questions qu’il pose, cette époque – la leur, non la nôtre – a rappelé combien il est cohérent qu’inapte de toute façon à penser toute œuvre, elle demeure évidemment incapable de penser un tel livre, incapable d’entrer en ses labyrinthes, en ses susceptibilités, en ses allusions, incapable de repérer ses déterminations et négations, ses présupposés et ses aveuglements, incapable de regarder la signification historique de l’attitude choisie par son auteur, de mesurer le sens des contradictions qu’il entend assumer, d’évaluer le poids ontologique des résolutions qu’il choisit, de lier les différents aspects de son travail qui ne font pourtant qu’un seul style et un seul homme. Il y a un écart peu mensurable, sinon à dire qu’il est énorme, entre le public préjugé lecteur et le niveau de civilisation où sua sponte travaille l’auteur.
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Je n’établirai aucun résumé sur aucun point, ni n’entrerai dans le journalistique jeu de s’exciter à la citation. Extraire du texte n’a idéalement de sens que pour faire résonner ce texte sur plusieurs pages ou le faire suivre, aphoristiquement, d’un silence. Rares sont les textes critiques de circonstance qui invitent à la lenteur méditative : rares car ils proviennent de l’intelligence. Citer sans penser : je laisse cet activisme à la critique qui court toujours, maligne métastase du journalisme, aussi ignorante que lui et sotte par essence ; trop pressée de se prétendre « littéraire » elle n’a pas même soin de réaliser de son étymologie (krinein) l’entéléchie première. Laissons certes à la « critique » le soin de lancer des bouts de texte afin d’illustrer son propos si vide qu’il est précisément censé se remplir de citations comme autant d’ombrelles derrière l’illustration desquelles on protègera les prétentions de l’opinion patronnesse, indéfiniment désireuse de se considérer comme science. Muray porte au contraire un tel respect envers l’épaisseur de sens que peut contenir une phrase qu’au jour où son journal lui apparut comme une œuvre et lorsqu’il le prépara dès lors pour sa posthume publication, il fit précéder chacune des années qui le composent par un exergue. Verserai-je dans la « citation » en effleurant ici la richesse du tout premier de ses exergues, celui qui constitue le frontispice de l’année 1978 et qui est du peintre Pierre Bonnard ? C’est la surprise ; elle a une certaine taille.
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Tout Muray est déjà dans le choix rétrospectif de cette phrase de Bonnard. En l’absence d’exergue d’ensemble, car Ultima necat n’en contient pas pour soi, celui de l’année 1978 devient fortement symbolique. C’est tout de même et finalement la première phrase d’un livre dont les pages se comptent en grands milliers. En outre, là où l’on s’attendrait à voir un nom littérairement considérable, l’on est surpris de trouver celui de Bonnard. L’artiste n’est pas n’importe qui, assurément, et Muray l’aimait beaucoup, mais à l’orée d’une telle forêt littéraire dont l’auteur a parfaitement conscience lorsqu’il dispose ses exergues, choisir de citer Bonnard c’est choisir de ne pas citer Léonard de Vinci ou Michel-Ange, Homère, Balzac ou Saint-Simon. Pour d’autres années du Journal, la question ne se poserait pas. Mais pour la première d’une telle peinture individuelle, n’y avait-il pas plus illustre, plus mobilisateur et plus nucléaire ? Afin de comprendre l’intention revêtue par ce seuil même de l’œuvre, il faut donc renverser radicalement l’affaire et dire que Pierre Bonnard se trouve précisément là parce que sa figure est moins célèbre que celles de beaucoup d’autres. Si à un tel endroit d’un livre gigantesque auquel il tient avec alacrité comme à l’achronique couronnement de son œuvre et de sa vie, Muray choisit la phrase d’un artiste mal connu de la plupart, c’est afin que le nom de cet auteur ne retienne pas l’attention du lecteur qui, en conséquence, pourra ne se concentrer que sur les mots ici cités, sur l’exacte intention que Muray y distille en les disposant.
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Mais il y a plus, et Muray ne néglige rien : en choisissant Bonnard, il choisit le nom d’un artiste qui a toujours refusé d’être classé dans le moindre courant et s’est attiré pour cela les ennuyeuses remontrances de ses collègues. Ainsi, même à ceux qui connaîtront bien le peintre en lisant ces premières lignes dans le journal murayen, Bonnard apparaîtra comme l’artiste de l’indépendance individuelle et de la liberté esthétique. Bonnard est par conséquent une figure historique capable à elle seule de promouvoir l’individualité qui l’emploie : paradoxalement, il s’efface par singularité, laissant toute place et toute latitude à celui qui le côtoie. Citer Bonnard au seuil c’est pour Muray s’ouvrir un espace de pleine expression. Quoi de plus large pour la respiration de la liberté dont doit jouir l’atypique entreprise de ce journal qui, suivant une tradition romanesque allant de Froissart à Chateaubriand en passant par Céline, Monluc et Saint-Simon, se fait Mémoires ou Commentaires d’une époque, et notamment de la première dans l’histoire dont la nosologie révèle qu’elle est frappée d’acéphalie générale ?
Que l’on ignore, que l’on méconnaisse ou que l’on connaisse Pierre Bonnard, l’effet est ainsi le même et l’habileté de Muray complète : le nom du peintre s’efface au profit du seul propos qui est cité et qui pourra être convoqué afin de refléter ce qui est en question à l’endroit même où les mots sont cités. Les mots acquièrent là une indépendance qui stimule la possibilité de celui qui voudra s’y reconnaître et y faire paraître la façon dont il aura réussi à rendre pertinente leur réappropriation. Muray rejoint une pose littéraire qui fut dans les mêmes termes celle de Baudelaire, qu’il considère comme un frère aîné. Lorsqu’en effet Baudelaire écrit Le Peintre de la vie moderne, il s’agit moins pour le poète de souligner l’immortalité du peintre Constantin Guys que de s’appuyer sur sa présence comme sur la cause occasionnelle lui offrant de définir et accabler la modernité : dans Le Peintre de la vie moderne, le peintre c’est Baudelaire. Lorsque Muray place la figure d’un peintre comme cicérone de la mégalopole que constitue son journal, à ceux qui sauront l’entendre il veut signifier que dans le temps où la modernité entame une inédite phase d’intensification décompensatrice, le peintre de la vie moderne c’est lui.
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Reste le contenu de la phrase de Bonnard. Elle révèle tout l’art poétique de Muray. Toutefois, après avoir déjà tant pu dire d’une phrase sans faire moindre mention de son contenu, je laisserai imaginer, en n’en rien disant, tout ce qu’elle peut apprendre sur son auteur à ceux qui, parce qu’ils aiment la patience de la pensée et laissent donc à eux-mêmes les exorables emmargouillis de « la critique », se plaisent à observer les sous-jacences d’un discours et le champ de ses possibilités. De cette citation j’ai médité ailleurs l’usage et les implications, lentement, en tirant toute conséquence sur elle en particulier et sur celui qui l’emploie en général. N’étant pas critique littéraire, je ne ressens donc aucun prurit à faire comparaître un texte à citation pour lui faire raconter ce qui me plaît, et je n’évoque pas le verbe d’une œuvre à moins d’écrire en la suite l’épopée qu’aura stimulée le génie que me donne celui d’un autre.
L’on ne lira donc pas ici, comme s’il fallait bêtement recopier, l’exergue que Muray choisit pour ouvrir son journal. L’on trouvera en revanche une phrase capitale et demeurée tue, qui découvrira un abîme sous les pas de l’engeante gent opinioniste : l’examen du manuscrit montre qu’il y eut une épigraphe qui fut un temps celle du journal entier mais qu’à la fin Muray ne retint pas, et cette épigraphe totale était empruntée à la Bible. Il s’agit d’une parole du Christ rapportée dans l’Évangile de saint Jean (chap. XVI, v. 12), et que Muray transcrit dans la traduction trouvée dans le texte que l’abbé Gustave Combes donne du traité augustinien Sur les mariages adultères.
Ainsi est-ce dans les termes aimés puis refusés du Verbum Domini, en une parole retenue puis écartée, qu’en un silence et une palinodie dont méditer le sens révèle l’auteur, Muray ne confère à la totalité de son journal ni d’exergue ni cet exergue : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour le moment vous n’êtes pas en mesure de les supporter » (Jn, XVI, 12).
Maxence Caron
16 février 2015