Prêché le 15 octobre 1657, dans la cathédrale de Metz, en présence de la reine mère, du frère du roi, de ses ministres, etc. En 1657, la Cour alla passer l’automne à Metz, se rapprochant de l’Allemagne dans le but d’exercer sur l’élection de l’empereur une influence favorable à la France.
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Nostra autem conversatio in coelis est.
Notre société est dans les cieux.
Philippiens, III, 20.
Dieu a tant d’amour pour les hommes et sa nature est si libérale, qu’on peut dire qu’il semble qu’il se fasse quelque violence quand il retient pour un temps ses bienfaits, et qu’il les empêche de couler sur nous avec une entière profusion. C’est ce que vous pouvez aisément comprendre, par le texte que j’ai rapporté de l’incomparable Docteur des Gentils. Car encore qu’il ait plu au Père céleste de ne recevoir ses fidèles en son éternel sanctuaire qu’après qu’ils auront fini cette vie, néanmoins il semble qu’il se repente de les avoir remis à un si long terme, puisque le grand Paul nous enseigne qu’il leur ouvre son paradis par avance : et comme s’il ne pouvait arrêter le cours de sa munificence infinie, il laisse quelquefois tomber sur leurs âmes tant de lumières et tant de douceurs, et il les élève de telle sorte par la grâce de son Saint-Esprit, qu’étant encore dans ce corps mortel, ils peuvent dire avec l’Apôtre que « leur demeure est au ciel et leur société avec les anges : » Nostra autem conversatio in cœlis est.
C’est ce que j’espère vous faire paraître en la vie de sainte Thérèse; et c’est, Madame, à ce grand spectacle que l’Eglise invite Votre Majesté. Elle verra une créature qui a vécu sur la terre comme si elle eût été dans le ciel ; et qui étant composée de matière, ne s’est guère moins appliquée à Dieu que ces pures intelligences qui brûlent toujours devant lui par le feu d’une charité éternelle, et chantent perpétuellement ses louanges. Mais avant que de traiter de si grands secrets, allons tous ensemble puiser des lumières dans la source de la vérité ; prions la sainte Vierge de nous y conduire ; et pour apprendre à louer un ange terrestre, joignons-nous avec un ange du ciel. Ave.
Vous avez écouté, mes Frères, ce que nous a dit le divin Apôtre, qu’encore que nous vivions sur la terre dans la compagnie des hommes mortels, néanmoins il ne laisse pas d’être véritable que « notre demeure est au ciel, » et notre société avec les anges : Nostra autem conversatio in cœlis est. C’est une vérité importante, pleine de consolation pour tous les fidèles; et comme je me propose aujourd’hui de vous en montrer la pratique dans la vie admirable de sainte Thérèse, je tâcherai avant toutes choses de rechercher jusqu’au principe cette excellente doctrine. Et pour cela je vous prie d’entendre qu’encore que l’Eglise qui règne au ciel et celle qui gémit sur la terre semblent être entièrement séparées, il y a néanmoins un lien sacré par lequel elles sont unies. Ce lien. Messieurs, c’est la charité, qui se trouve dans ce lieu d’exil aussi bien que dans la céleste patrie ; qui réjouit les saints qui triomphent, et anime ceux qui combattent ; qui se répandant du ciel en la terre et des anges sur les mortels, fait que la terre devient un ciel et que les hommes deviennent des anges.
Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Eglise des premiers nés dont les noms sont écrits au ciel, quoique l’Eglise votre chère sœur qui vit et qui combat sur la terre n’ose pas se comparer à vous, elle ne laisse pas d’assurer qu’un saint amour vous unit ensemble. Il est vrai qu’elle cherche, et que vous possédez ; qu’elle travaille, et que vous vous reposez ; qu’elle espère, et que vous jouissez. Mais parmi tant de différences par lesquelles vous êtes si fort éloignées, il y a du moins ceci de commun, que ce qu’aiment les esprits bienheureux, c’est ce qu’aiment aussi les hommes mortels. Jésus est leur vie, Jésus est la nôtre ; et parmi leurs chants d’allégresse et nos tristes gémissements, on entend résonner partout ces paroles du sacré Psalmiste : Mihi autem adhœrere Deo bonum est : « Mon bien est de m’unir à Dieu. » C’est ce que disent les saints dans le ciel, c’est ce que les fidèles répondent en terre : si bien que s’unissant saintement avec ces esprits immortels par cet admirable cantique que l’amour de Dieu leur inspire, ils se mêlent dès cette vie à la troupe des bienheureux, et ils peuvent dire avec l’Apôtre : « Notre conversation est dans les cieux : » Nostra conversatio in cœlis est. Telle est la force de la charité, qu’elle fait que le saint Apôtre ne craint pas de nous établir dans le paradis même durant ce pèlerinage, et ose bien placer des mortels dans le séjour d’immortalité. Car il faut ici remarquer une merveilleuse doctrine qui fera le sujet de tout ce discours; c’est, mes Frères, que cet Esprit-Saint, qui est l’auteur de la charité, qui la fait descendre du ciel en la terre, a voulu aussi lui donner des ailes pour retourner au lieu de son origine.
En effet il est véritable, le mouvement de la charité, c’est de tendre toujours aux choses célestes : ni le poids de ce corps mortel, ni les liens de la chair et du sang ne sont pas capables de la retenir ; elle a trop de moyens de s’en détacher et de s’élever au-dessus. Elle a premièrement l’espérance, elle a secondement des désirs ardents, elle a troisièmement l’amour des souffrances. « Mais qui pourra entendre ces choses? » Quis sapiens, et intelliget hœc ? Qui pourra comprendre ces trois mouvements par lesquels une âme enflammée et touchée de l’amour de Dieu se déprend de ce corps de mort? Elle se voit au milieu des biens périssables, mais elle passe bientôt au-dessus par la force de son espérance : « espérance si ferme et si vigoureuse, qu’elle s’avance, dit saint Paul, au dedans du voile : » Spem incedentem usque ad interiora velaminis ; c’est-à-dire qu’elle perce les cieux pour pénétrer jusqu’au sanctuaire, où « Jésus notre avant-coureur est entré pour nous : » Prœcursor pro nobis introivit Jesus.
Voyez , mes Frères, le vol de cette âme que l’amour de Dieu a blessée : elle est déjà au ciel par son espérance; mais hélas ! elle n’y est pas encore en effet, les liens de ce corps l’arrêtent. C’est alors que la charité lui inspire des désirs pressants par lesquels elle s’efforce de rompre ses chaînes, en disant avec saint Paul : Cupio dissolvi, et esse cum Christo : « Ah! que ne suis-je bientôt délivrée, afin d’être avec Jésus-Christ ! » Ce n’est pas assez des désirs; et la charité qui les pousse étant irritée contre cette chair qui la tient si longtemps captive, semble la vouloir détruire elle-même par un généreux amour des souffrances. C’est par ces trois divins mouvements que Thérèse s’élève au-dessus du monde. Ils sont grands, ils sont relevés; et peut-être auriez-vous peine de les retenir, ou d’en bien comprendre la connexion, si je ne les répétais encore une fois en les appliquant à notre Sainte. Enflammée de l’amour de Dieu, elle le cherche par son espérance ; c’est le premier pas qu’elle fait : que si l’espérance est trop lente, elle y court, elle s’y élance par des désirs ardents et impétueux; tel est son second mouvement : et enfin son dernier effort, c’est que les désirs ne suffisant pas pour briser les liens de sa chair mortelle, elle lui livre une sainte guerre ; elle tache, ce semble, de s’en décharger par de longues mortifications et par de continuelles souffrances, afin qu’étant libre et dégagée et ne tenant presque plus au corps, elle puisse dire avec vérité ces paroles du saint Apôtre : Nostra autem conversatio in cœlis est : « Notre conversation est dans les cieux. » Ce sont, Messieurs, ces trois actions de la charité de Thérèse qui partageront ce discours. Je commence à vous faire voir quelle est la force de son espérance. Vous comprenez bien, je m’assure, que dans une matière si haute j’ai besoin d’une attention fort exacte : mais il ne faut rien méditer de bas quand on parle de sainte Thérèse, et qu’on a l’honneur, Madame, d’entretenir Votre Majesté.
PREMIER POINT.
L’espérance que je vous prêche, celle que le Fils de Dieu nous enseigne, et qui élève si fort l’âme de Thérèse, n’est pas semblable à ces espérances par lesquelles le monde trompeur surprend l’imprudence des hommes, ou abuse leur crédulité. L’espérance dont le monde parie n’est autre chose, à le bien entendre, qu’une illusion agréable ; et ce philosophe l’avait bien compris, lorsque ses amis le priant de leur définir l’espérance, il leur répondit en un mot : « C’est un songe de personnes qui veillent : » Somnium vigilantium (Apud S. Basil., Epist. XIV, 1). Considérez en effet, Messieurs, ce que c’est qu’un homme enflé d’espérance. A quels honneurs n’aspire-t-il pas? Quels emplois, quelles dignités ne se donne-t-il pas à lui-même? Il nage déjà parmi les délices, et il admire sa grandeur future. Rien ne lui paraît impossible : mais lorsque s’avançant ardemment dans la carrière qu’il s’est proposée, il voit naître de toutes parts des difficultés qui l’arrêtent à chaque pas; lorsque la vie lui manque comme un faux ami au milieu de ses entreprises, ou que forcé par la rencontre des choses, il revient à son sens rassis et ne trouve rien en ses mains de toute cette haute fortune dont il embrassait une vaine image : que peut-il juger de lui-même, sinon qu’une espérance trompeuse le faisait jouir pour un temps de la douceur d’un songe agréable; et ensuite ne doit-il pas dire, selon la pensée de ce philosophe , que l’espérance peut être appelée « la rêverie d’un homme qui veille : » somnium vigilantium ? Mais, ô espérance du siècle, source infinie de soins inutiles et de folles prétentions, vieille idole de toutes les Cours, dont tout le monde se moque et que tout le monde poursuit , ce n’est pas de toi que je parle ; l’espérance des enfants de Dieu que je dois aujourd’hui prêcher, et que nous devons tous admirer en sainte Thérèse, n’a rien de commun avec tes erreurs. Apprenez aujourd’hui, mes Frères, à remarquer la différence de l’une et de l’autre, afin qui; vous puissiez dire avec connaissance : « Ah ! vraiment il est meilleur d’espérer en Dieu que de se confier aux grands de la terre ! » Bonum est confidere in Domino quàm confidere in homine (Ps. CXVII, 8). Mais pénétrons profondément cette vérité et disons s’il se peut, en peu de paroles, que cette différence consiste en ce point, que l’espérance du monde laisse la possession toujours incertaine et encore beaucoup éloignée ; au lieu que l’espérance des enfants de Dieu est si ferme et si immuable, que je ne crains point de vous assurer qu’elle nous met par avance en possession du bonheur que l’on nous propose, et qu’elle fait un commencement de la jouissance. Prouvons-le solidement par les Ecritures ; et parmi un nombre infini d’exemples par lesquels elles nous confirment cette vérité, je vous prie d’en remarquer seulement un seul qui n’est ignoré de personne.
Dieu avait promis Jésus-Christ au monde ; et Isaïe voyant en esprit cette grande et mémorable journée en laquelle devait naître son Libérateur, il s’écrie transporté de joie : « Un petit enfant nous est né, un fils nous est donné : » Parvulus natus est nobis, et filius datus est nobis (Isaïe IX, 6). Chrétiens, il écrivait cette prophétie plusieurs siècles avant sa naissance; néanmoins il le voit déjà ; il soutient qu’il nous est donné seulement à cause qu’il sait qu’il nous est promis et que, comme dit le grand Augustin, « toutes les choses que Dieu a promises, selon l’ordre de ses conseils sont déjà en quelque sorte accomplies, parce qu’elles sont assurées : » Quœ ventura erant, jam in Dei prœdestinatione velut facta erant, quia certa erant (Cité de Dieu XVII, 18). Vous voyez par là, chrétiens, que selon les Ecritures sacrées la promesse que Dieu nous donne, à cause de sa certitude est infaillible.
Notre incomparable Thérèse a imité ce divin prophète. Se sentant appelée par la Providence à procurer la réformation de l’ordre ancien du Carmel si renommé par toute l’Eglise, elle croit déjà l’ouvrage achevé, parce que c’est Dieu qui lui a ordonné de l’entreprendre. C’est un miracle incroyable de voir comment cette fille a bâti ses monastères. Représentez-vous une femme qui, pauvre et destituée de tout secours, a pu bâtir tous les monastères dans lesquels elle a fait revivre une si parfaite régularité : elle n’avait ni fonds pour leur subsistance, ni crédit pour en avancer l’établissement. Toutes les puissances s’unissaient contre elle, j’entends et les ecclésiastiques et les séculières, avec une telle opiniâtreté qu’elle paraissait invincible. Toutes les personnes zélées que Dieu employait à cette œuvre, et même ses serviteurs les plus fidèles, désespéraient du succès et le disaient ouvertement à la sainte Mère. Elle seule demeure constante dans la ruine apparente de tous ses .desseins ; aussi ferme que le fidèle Abraham , « elle fortifie son espérance contre toute espérance : » In spem contra spem dit le grand Apôtre; c’est-à-dire qu’où manquait l’espérance humaine accablée sous les ruines de son entreprise, là une espérance divine commençait à lever la tête au milieu de tant de débris. Animée de cette espérance , lorsque tout l’édifice semblait abattu, elle le croyait déjà établi. Et cela pour quelle raison , si ce n’est qu’il est bon d’espérer en Dieu , et non pas d’espérer aux hommes , parce qu’ainsi que je l’ai déjà dit, l’espérance que l’on a aux hommes ne nous montre que de fort loin la possession, n’est qu’un amusement inutile qui substitue un fantôme au lieu de la chose : et au contraire l’espérance que l’on met en Dieu est un commencement de la jouissance ?
Mais, mes Frères, ce n’est pas assez d’avoir établi cette vérité sur des exemples si clairs : afin que vous soyez convaincus combien il est beau d’espérer en Dieu, il faut vous montrer la raison de cette excellente doctrine. Je vous prie de vous y rendre attentifs; elle est tirée d’un très-haut principe : c’est l’immobilité des conseils de Dieu et sa consistance toujours immuable. « Je suis Dieu, dit le Seigneur, et je ne change jamais (Malachie, III, 6); » et de là s’ensuit une conséquence, que je ne puis vous exprimer mieux que par ces beaux mots de Tertullien , qui sont tous faits pour notre sujet : « Il est digne de Dieu, dit-il, de tenir pour fait tout ce qu’il ordonne, soit pour le présent, soit pour le futur, parce que son éternité, qui l’élève au-dessus des temps, le rend maître absolu de l’un et de l’autre : » Divinitati competit quœcumque decreverit, ut perfecta reputare; quia non sit apud illam differentia temporis, apud quam uniformem statum temporum dirigit œternitas ipsa (Contre Marcion III, 5).
Voilà, Messieurs, de grandes paroles, que nous trouverons pleines d’un sens admirable, si nous le savons bien développer.
Il veut dire qu’il y a grande différence entre les promesses des hommes et les promesses de Dieu. Quand vous promettez, ô mortels, de quelque crédit que vous vous vantiez et fussiez-vous, s’il se peut, plus grands que les rois dont la puissance fait trembler le monde, l’événement est toujours douteux, parce que toutes vos promesses ne regardent que l’avenir et cet avenir n’est pas en vos mains : un nuage épais le couvre à vos yeux, et vous en ôte la connaissance. C’est pourquoi l’espérance humaine, chancelante, timide, douteuse, sans appui et sans fondement, ne peut mettre l’esprit en repos, parce qu’elle le tient toujours en suspens sur un avenir incertain. Mais ce grand Dieu, ce grand Roi des siècles dont nous révérons les promesses, étant éternel, immuable, seul arbitre de tous les temps, il les a toujours présents à ses yeux et lui seul en a mesuré le cours. Comme donc le temps à venir n’est pas moins à lui que le présent, il s’ensuit que ce qu’il promet n’est pas moins certain que ce qu’il donne. Le ciel et la terre passeront, mais ses paroles ne passeront pas ; et puisqu’il se trouve toujours véritable, soit qu’il donne, soit qu’il promette, le chrétien ne se trouve pas moins assuré lorsqu’il espère que lorsqu’il jouit.
Et c’est à quoi regarde le divin Apôtre, lorsqu’il dit que notre demeure est aux deux. Eveillez-vous, mortels misérables , ne vous imaginez pas être en terre ; croyez que votre demeure est au ciel, où vous êtes transportés par votre espérance. Vous en êtes éloignés par votre nature : « Mais il vous a tendu sa main du plus haut des cieux : » Misit manum suam de cœlo ; c’est-à-dire il vous a donné sa promesse par laquelle il vous invite à sa gloire. Non-seulement il a promis, mais encore il a juré, dit l’Apôtre, « et il a juré par lui-même : » Juravit per semetipsum (Hébreux VI, 13) ; « et pour faire connaître aux hommes la résolution immuable de son conseil éternel, il a pris sa vérité à témoin que le ciel est notre héritage : » Volens ostendere pollicitationis hœredibus immobilitatem consilii sui, interposuit jusjurandum (Ibid.). Après cette promesse fidèle, après ce serment inviolable par lequel Dieu s’engage à nous, le chrétien peut-il être en doute? Non, mes Frères, je ne le crois pas. Une promesse si sûre, si bien confirmée, me vaut un commencement de l’exécution ; et si la promesse divine est un commencement de l’exécution, n’ai-je pas eu raison de vous dire que l’espérance qui s’y attache est un commencement de la jouissance? C’est pourquoi l’apôtre saint Paul dit « qu’elle est l’ancre de notre âme : » Quam sicut anchoram habemus animae tutam et firmam (Ibid.). Qu’est-ce à dire que l’espérance est l’ancre de l’âme? Représentez-vous un navire qui, loin du rivage et du port, vogue dans une mer inconnue. Si la tempête l’agite, si les nuages couvrent le soleil, alors le pilote incertain craignant que la violence des vents et des flots irrités ne le pousse contre des écueils, commande aussitôt que l’on jette l’ancre; et cette ancre lui fait trouver la consistance parmi les flots, de peur que le vaisseau ne soit emporté : la terre au milieu des ondes est connue un port parmi les orages.
C’est ainsi, ô enfants de Dieu; et pour retourner à notre sujet après cette digression nécessaire, c’est ainsi, divine Thérèse, que votre âme s’établit au ciel. Battue de l’orage et des vents qui agitent la vie humaine comme un océan plein d’écueils, et ne pouvant encore arriver au ciel, vous y jetez cette ancre sacrée, je veux dire votre espérance, par laquelle étant attachée dans cette bienheureuse terre des vivants, vous trouvez la patrie même dans l’exil, la consistance dans l’agitation, la tranquillité dans la tourmente ; et mêlée avec les esprits célestes auxquels votre esprit est uni, vous pouvez dire avec l’Apôtre : Nostra autem conversatio in cœlis est: « Notre conversation est aux cieux. » Ne parlez donc plus à Thérèse de toutes les prétentions de la terre. Accoutumée aune autre vie, elle n’entend plus ce langage ; et son âme élevée au ciel par la force de son espérance, n’a plus de goût ni de sentiment que pour les chastes voluptés des anges. Que le monde s’irrite contre elle, qu’il contredise ses pieux desseins, qu’il la déchire par ses calomnies , qu’on la traîne à l’inquisition comme une femme qui donne la vogue à des visions dangereuses ; qu’elle entende même les prédicateurs tonner publiquement contre sa conduite, car cela lui est arrivé, sa compagne en tremblant d’effroi; et figurez-vous, chrétiens, quelle devait être son émotion, se voyant ainsi attaquée dans une célèbre audience : toutefois elle ne sent pas cet orage ; toutes ces ondes qui tombent sur elle ne sont pas capables de l’ébranler. Son esprit demeure tranquille comme dans une grande bonace au milieu de cette tempête, et cela pour quelle raison? Parce qu’il est solidement établi sur cette ancre immobile de son espérance.
Chrétiens, profitons de ce grand exemple. Parmi tous les troubles qui nous tourmentent, parmi tant de différentes agitations, dans les morts cruelles et précipitées de nos proches et de nos amis, jetons au ciel cette ancre sacrée, je veux dire notre espérance. Ha ! si nous étions appuyés sur cette espérance immuable, les maladies, les pertes de biens et les afflictions ne seraient pas capables de nous submerger. Toutes ces ondes qui tombent sur nous feraient flotter légèrement ce vaisseau fragile ; mais elles ne pourraient pas l’emporter bien loin, parce qu’il serait appuyé sur cette ancre de l’espérance.
Et vous, princes et grands de la terre, pourquoi offrez-vous à Thérèse des richesses? Ecoutez comme elle parle à ces saintes filles, qu’une commune espérance unit avec elle : Soyons pauvres, mes chères Sœurs, soyons pauvres dans nos maisons et dans nos habits. Elle ne veut rien dans ses monastères qui ne sente la pauvreté de Jésus ; elle veut toujours être pauvre, parce que ce n’est pas ici le temps de jouir, mais c’est seulement le temps d’espérer. Soyons chrétiennes, mes Sœurs, leur dit-elle. Elle craint de rien posséder, sachant que le vrai chrétien ne possède pas, mais qu’il cherche ; qu’il ne s’arrête pas, mais qu’il passe comme un voyageur pressé ; qu’il ne bâtit pas sur la terre, parce que sa cité n’est pas de ce monde, et qu’une loi bienheureuse lui est imposée de ne se réjouir que par espérance : Spe gaudentes.
Mais, chrétiens, si vous voulez voir jusqu’où la sainte espérance a élevé l’aine de Thérèse, méditez ce sacré cantique que l’amour divin lui met à la bouche : « Je vis, dit-elle, sans vivre en moi ; et j’espère une vie si haute, que je meurs de ne mourir pas. » Qu’entends-je et que dites-vous, divine Thérèse? « Je vis, dit-elle, sans vivre en moi. » Si vous n’êtes plus en vous-même, quelle force vous a enlevée, sinon celle de votre espérance? O transports inconnus au monde , mais que Dieu fait sentir aux saints avec des douceurs ravissantes ! Thérèse n’est donc plus sur la terre; elle vit avec les anges; elle croit être avec son Epoux. Et ne vous en étonnez pas : l’espérance a pu faire un si grand miracle. Car comme les personnes agiles, pourvu qu’elles puissent appuyer la main, porteront après aisément le corps : ainsi l’espérance , qui est la main de l’âme par laquelle elle s’étend aux objets, sitôt qu’elle s’est appuyée sur Dieu, elle est si forte et si vigoureuse, qu’elle y enlève après l’âme toute entière. « Vivez donc heureuse , ô Thérèse ; vivez avec cet Epoux céleste, qui seul a pu gagner votre cœur. Si vous ne pouvez encore le joindre, envoyez votre espérance après lui ; et enrichie par cette espérance, méprisez hardiment tous les biens du monde. Car quelle possession se peut égaler à une espérance si belle, et quels biens présents ne céderaient pas à ce bienheureux avenir ? Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoi allez-vous errants de vanités en vanités, toujours attirés et toujours trompés par des espérances nouvelles? Si vous recherchez des biens effectifs pourquoi poursuivez-vous ceux du monde, qui passent légèrement comme un songe? Et si vous vous repaissez d’espérances, que n’en choisissez-vous qui soient assurées? Dieu vous promet : pourquoi doutez-vous? Dieu vous parle : que ne suivez-vous? Il vaut mieux espérer de lui que de recevoir les faveurs des autres, et les biens qu’il promet sont plus assurés que tous ceux que le monde donne. Espérez donc avec Thérèse ; et pour voir manifestement combien est grand le bien qu’elle cherche, regardez de quelle ardeur elle y court et par quels désirs elle s’y élance : c’est ma seconde partie.
SECOND POINT
C’est une loi de la Providence, que la jouissance succède aux désirs ; et le chrétien ne mérite pas de se réjouir dans le ciel, s’il n’a auparavant appris à gémir dans ce lieu de pèlerinage. Car pour être vrai chrétien, il faut sentir qu’on est voyageur; et vous m’avouerez aisément que celui-là ne le connaît pas, qui ne soupire point après sa patrie. C’est pourquoi saint Augustin a dit ces beaux mots qui méritent bien d’être médités : Qui non gemit peregrinus, non gaudebit civis (Discours sur les Psaumes, CXLVIII, 4) : « Celui qui ne gémit pas comme voyageur, ne se réjouira pas comme citoyen; «c’est-à-dire, si nous l’entendons, il ne sera jamais habitant du ciel, parce qu’il a voulu l’être de la terre ; puisqu’il refuse le travail du voyage, il n’aura pas le repos de la patrie ; et s’arrêtant où il faut marcher, il n’arrivera pas où il faut parvenir : Qui non gemit peregrinus, non gaudebit civis. Ceux au contraire qui déploreront leur exil, seront habitants du ciel, parce qu’ils ne veulent pas l’être de ce monde et qu’ils tendent par de saints désirs à la Jérusalem bienheureuse. Il faut donc, mes Frères, que nous gémissions. C’est à vous, heureux citoyens de la céleste Jérusalem, c’est à vous qu’appartient la joie ; mais pendant, que nous languissons en ce lieu d’exil, les pleurs et les désirs font notre partage. Et David a exprimé nos vrais sentiments, quand il a chanté d’une voix plaintive : Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus, dùm recordaremur Sion (Ps. CXXXVI) : « Assis sur les fleuves de Babylone, nous avons gémi et pleuré, en nous souvenant de Sion. »
Remarquez ici, chrétiens, les deux causes de la douleur que ressent une âme pieuse, qui attend avec l’Apôtre l’adoption des enfants de Dieu. Pour quelle cause soupirez-vous donc, âme sainte, âme gémissante; et quel est le sujet de vos plaintes? Le Prophète en rapporte deux : c’est le souvenir de Sion et les fleuves de Babylone. Pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle pleure, éloignée de ce qu’elle cherche et exposée au milieu de ce qu’elle fuit? Elle aime la paix de Sion et elle se sent reléguée dans les troubles de Babylone, où elle ne voit que des eaux courantes, c’est-à-dire des plaisirs qui passent : Super flumina Babylonis. Et pendant qu’elle ne voit rien qui ne passe, elle se souvient de Sion, de cette Jérusalem bienheureuse, où toutes choses sont permanentes. Ainsi dans la diversité de ces deux objets elle ne sait ce qui l’afflige le plus, de Babylone où elle se voit, ou de Sion d’où elle est bannie; et c’est pour cela que sainte Thérèse ne peut modérer ses douleurs.
Que dirai-je ici, chrétiens? Qui me donnera des paroles pour vous exprimer dignement la divine ardeur qui la presse ? Mais quand je pourrais la représenter aussi forte et aussi fervente qu’elle est dans le cœur de Thérèse, qui comprendra ce que j’ai à dire, et nos esprits attachés à la terre entendront-ils ces transports célestes? Disons néanmoins comme nous pourrons ce que son histoire raconte; disons que l’admirable Thérèse, nuit et jour, sans aucun repos ni trêve, soupirait après son divin Epoux; disons que son amour s’augmentant toujours, elle ne pouvait plus supporter la vie, qu’elle déchirait sa poitrine par des cris et par des sanglots; et que cette douleur l’agitait de sorte, qu’il semblait à chaque moment qu’elle allait rendre les derniers soupirs.
Je vous vois étonnés, fidèles : l’amour aveugle des biens périssables ne vous permet pas de comprendre de quelle sorte ces beaux mouvements peuvent être formés dans les cœurs. Mais quittez cet étonnement. Il faut, s’il se peut, vous le faire entendre, en vous décrivant en un mot quelle est la force de la charité, en vous le montrant par les Ecritures.
Sachez donc que c’est la charité qui presse Thérèse; charité toujours vive, toujours agissante, qui pousse sans relâche du côté du ciel les âmes qu’elle a blessées, et qu’elle ne cesse de travailler par de saintes inquiétudes jusqu’à ce qu’elles y soient établies. C’est pourquoi le grand Paul en étant rempli, jeune continuellement, il pleure, il soupire, il se plaint en lui-même, il est pressé et violenté, il souffre des douleurs pareilles à celles de l’enfantement, et son âme ne cherche qu’à sortir du corps : Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis hujus (Rom VII, 24) : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Quelle est la cause de ces transports? C’est la charité qui le presse; c’est ce feu divin et céleste qui détenu contre sa nature dans un corps mortel, tâche de s’ouvrir par force un passage; et frappant de toutes parts avec violence par des désirs ardents et impétueux, il ébranle tous les fondements de la prison qui l’enserre. De là ces pleurs, de là ces sanglots, de là ces douleurs excessives, qui mettraient sans doute Thérèse au tombeau, si Dieu par un secret de sa providence ne la voulait conserver encore pour la rendre plus digne de son amour.
Et c’est ici qu’il faut vous représenter un nouveau genre de martyre que la charité fait souffrir à l’incomparable Thérèse. Dieu l’attire, et Dieu la retient. Il lui ordonne de courir au ciel, et il veut qu’elle demeure en la terre : d’un côté il lui découvre d’une même vue toutes les misères de cet exil, tous les charmes et tous les attraits de sa vision bienheureuse , non point dans l’obscurité des discours humains, mais dans la lumière claire et pénétrante de sa vérité infinie. Mais comme elle pense se jeter à lui charmée de ses beautés immortelles, aussitôt il lui fait connaître qu’il la veut encore retenir au monde. Qu’est-ce à dire ceci, ô grand Dieu ? Est-il digne de votre bonté de tourmenter ainsi un cœur qui vous aime? Si vous inspirez ces désirs, pourquoi refusez-vous de les satisfaire? Ou ne la tirez pas avec tant de force, ou permettez-lui de vous suivre. Ne voyez-vous pas , ô Epoux céleste., qu’elle ne sait à quoi arrêter son choix? Vous l’appelez, vous la repoussez ; si bien que pendant qu’elle court à vous, elle se déchire elle-même ; et son âme ensanglantée par la violence de ces mouvements opposés que vous la forcez de souffrir, ne trouve plus de consolation. En cet état où vous la mettez , n’a-t-elle pas raison de vous dire : Quare posuisti me contrarium tibi (Job VII, 20) ? Dans les désirs que vous m’inspirez, c’est vous qui me rendez contraires vous-même. Ou qu’une autre main l’attire, ou qu’une autre main la retienne.
O merveille des desseins de Dieu ! ô conduite impénétrable de ses jugements dans l’opération de sa grâce ! Quis loquetur potentiels Domini, auditas faciet omnes laudes ejus (Ps. CV, 2)? Qui nous expliquera ce mystère ? Qui nous dira les moyens secrets par lesquels le Saint-Esprit purifie les cœurs? Il sait bien que dans ces combats, dans ces mystérieuses contrariétés, il s’allume un feu dans les âmes qui les rend tous les jours plus pures. Il fait naître de saints désirs, et il se plaît de les enflammer en différant de les satisfaire. Il se plaît à regarder du plus haut des cieux que Thérèse meurt tous les jours, parce qu’elle ne peut pas mourir une fois : Quotidiè morior (I Cor. XV, 31), dit le saint Apôtre ; et il reçoit tous les jours mille sacrifices, en retardant le dernier. Mais je passe encore plus loin : pourrai-je bien dire ce que je pense? Il voit que par un secret merveilleux elle se détache d’autant plus du corps , qu’elle a plus de peine à s’en détacher ; et que dans l’effort qu’elle fait pour s’en séparer toute entière , elle le fuit d’autant plus qu’elle s’y sent plus longtemps et plus violemment retenue. C’est pourquoi si la violence de ses désirs ne peut rompre les liens du corps, ils en éteignent tous les sentiments, ils en mortifient tous les appétits : elle ne vit plus pour la chair ; et enfin elle devient tous les jours et plus libre et plus dégagée par cette perpétuelle agitation, comme un oiseau qui battant des ailes secoue l’humidité qui les rend pesantes, ou dissipe le froid qui les engourdit; si bien que portée par ces saints désirs, elle paraît détachée du corps pour vivre et converser avec les anges : Nostra conversatio in cœlis est.
Heureuses mille et mille fois les âmes qui désirent ainsi Jésus-Christ! Mais cependant ses ardeurs s’augmentent, et ce feu si vif et si agissant ne peut plus être retenu sous la cendre d’une chair mortelle. Cette divine maladie d’amour prenant tous les jours de nouvelles forces, elle ne peut plus supporter la vie. Chaste Epoux qui l’avez blessée, que tardez-vous à la mettre au ciel, où elle s’élève par de saints désirs, et où elle semble déjà transportée par la meilleure partie d’elle-même? Ou s’il vous plaît qu’elle vive encore, quel remède trouverez-vous à ses peines? La mort? Mais il vous plaît de la différer, pour élever sa perfection à l’état glorieux et suréminent que votre providence a marqué pour elle. L’espérance? Mais elle la tue, parce qu’en lui disant qu’elle vous verra, elle lui dit aussi dans le même temps qu’elle n’est pas encore avec vous. Que ferez-vous donc, ô Sauveur ; et de quoi soutiendrez-vous votre amante, dont le cœur languit après vous? Chrétiens, il sait le secret de lui faire trouver du goût dans la vie. Quel secret? Secret merveilleux : il lui enverra des afflictions; il éprouvera son amour par de continuelles souffrances; secret étrange selon le monde, mais sage, admirable, infaillible selon les maximes de l’Evangile. C’est par où je m’en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
La langueur de sainte Thérèse ne peut donc plus être soutenue que par des souffrances; et dans l’ennui qu’elle a de la vie elle ne trouve point de consolation que de dire continuellement à son Dieu : Seigneur, « ou souffrir ou mourir : » Aut pati aut mori. Il est digne de votre audience de comprendre solidement toute la force de cette parole; et quand je vous en aurai découvert le sens, vous confesserez avec moi qu’elle enferme comme en abrégé toute la doctrine du Fils de Dieu et tout l’esprit du christianisme. Mais observez avant toutes choses la merveilleuse contrariété des inclinations naturelles et de celles que la grâce inspire.
La première inclination que la nature nous donne, c’est sans doute l’amour de la vie; la seconde qui la suit de près ou qui peut-être est encore plus forte, c’est l’amour des plaisirs du monde, sans lesquels la vie serait ennuyeuse. Car, mes Frères, il est véritable : quelque amour que nous ayons pour la vie, nous ne la pourrions supporter si elle n’avait des contentements, et jugez-en par expérience. Combien longues, combien ennuyeuses vous paraissent ces tristes journées que vous passez sans aucun plaisir de conversation ou de jeu, ou de quelque autre divertissement? Ne vous semble-t-il pas alors, si je puis parler de la sorte, que les jours sont durs et pesants : Pondus diei, c’est ce qui s’appelle le poids du jour : c’est pourquoi ils vous sont à charge, et vous ne pouvez supporter ce poids. Au contraire est-il rien qui aille plus vite, ni qui s’écoule, s’échappe et vole plus légèrement, que le temps passé parmi les délices? De là vient que ce roi mourant, auquel Isaïe rendit la santé, se plaint qu’on tranche le cours de sa vie, lorsqu’il ne faisait que la commencer : Dùm adhuc ordirer, succidit me : de mane usque ad vesperam finies me (Isaïe XXXVIII, 12) : « Je finis lorsque je commence, et ma vie s’est achevée du matin au soir. » Que veut dire ce prince malade? Il avait près de quarante ans; cependant il s’imagine qu’il ne fait que de naître, et il ne compte encore qu’un jour de son âge : c’est que sa vie passée dans le luxe, dans le plaisir du commandement et dans une abondance royale, ne lui faisait presque point sentir sa durée, tant elle coulait doucement. Je vous parle ici, chrétiens, dans le sentiment des hommes du monde, qui ne vivent que pour les plaisirs; et c’est afin que vous compreniez quel étrange renversement des inclinations naturelles apporte l’esprit du christianisme dans les âmes qui en sont remplies, et voyez-le par l’exemple de sainte Thérèse.
Les afflictions, les douleurs aiguës, ce cruel amas de maux et de peines sous lequel elle paraît accablée, et qui pourrait contraindre les plus patients à appeler la mort au secours, c’est ce qui lui fait désirer de vivre : et au lieu que la vie est amère aux autres si elle n’est adoucie par les voluptés, elle n’est amère à Thérèse que lorsqu’elle y jouit de quelque repos. Qui lui donne ces désirs étranges? D’où lui viennent ces inclinations si contraires à la nature? En voici la raison solide : c’est qu’il n’est rien de plus opposé que de vivre selon la nature et de vivre selon la grâce : c’est, comme dit l’apôtre saint Paul, qu’elle n’a pas reçu l’esprit de ce monde, mais un esprit victorieux du monde : c’est que pleine de Jésus-Christ, elle veut vivre selon Jésus-Christ. Ce Jésus, ce divin Sauveur n’a vécu que pour endurer : et il m’est aisé de vous faire voir par les Ecritures divines qu’il n’a voulu étendre sa vie qu’autant de temps qu’il fallait souffrir. Entendez donc encore cette vérité par laquelle j’achèverai ce discours, et qui en fera tout le fruit.
Je ne m’étonne pas, chrétiens, que Jésus ait voulu mourir : il de voit ce sacrifice à son Père , pour apaiser sa juste fureur et le rendre propice aux hommes. Mais qu’était-il nécessaire qu’il passât ses jours, et ensuite qu’il les finît parmi tant de maux? C’est pour la raison que j’ai dite. Etant l’homme de douleurs , comme l’appelait le Prophète (Isaïe, LIII, 3), il n’a voulu vivre que pour endurer ; ou, pour le dire plus fortement par un beau mot de Tertullien, il a voulu se rassasier avant que de mourir par la volupté de la patience : Saginari voluptate patientiœ discessurus volebat (De patientia, 3). Voilà une étrange façon de parler. Ne diriez-vous pas, chrétiens, que selon le sentiment de ce Père toute la vie du Sauveur était un festin dont tous les mets étaient des tourments ? Festin étrange selon le siècle, mais que Jésus a jugé digne de son goût. Sa mort suffisait pour notre salut, mais sa mort ne suffisait pas à ce merveilleux appétit qu’il avait de souffrir pour nous. Il a fallu y joindre les fouets, et cette sanglante couronne qui perce sa tête et tout ce cruel appareil de supplices épouvantables : et cela pour quelle raison? C’est que ne vivant que pour endurer, « il voulait se rassasier avant que de mourir de la volupté de souffrir pour nous : » Saginari voluptate patientiœ discessurus volebat.
Mais pour vous convaincre plus clairement de la vérité que je prêche, regardez ce que fait Jésus à la croix. Ce Dieu avide de souffrir pour l’homme, tout épuisé, tout mourant qu’il est, considère que les prophéties lui promettent encore un breuvage amer dans sa soif : il le demande avec un grand cri ; et après cette aigreur et cette amertume dont le Juif impitoyable arrose sa langue, que fait-il? Il me semble qu’il se tourne du côté du ciel. Eh bien, dit-il, ô mon Père, ai-je bu tout le calice que votre providence m’avait préparé, ou bien reste-t-il quelque peine qu’il soit nécessaire que j’endure encore? Donnez, je suis prêt, ô mon Dieu : Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum (Ps. CVII, 2). Je veux boire tout le calice de ma passion, et je n’en veux pas perdre une seule goutte. Là voyant dans ses décrets éternels qu’il n’y a plus rien à souffrir pour lui : Ah ! dit-il, c’en est fait, « tout est consommé, » consummatum est (Jn, XIX, 30) : sortons, il n’y a plus rien à faire en ce monde ; et aussitôt il rendit son âme à son Père. Et par là ne paraît-il pas, chrétiens, qu’il ne vit que pour endurer, puisque lorsqu’il aperçoit la fin des souffrances, il s’écrie : «Tout est achevé, » et qu’il ne veut plus prolonger sa vie.
Tel est l’esprit du Sauveur Jésus, et c’est lui qui l’a répandu sur Thérèse sa pudique épouse. Elle veut aussi souffrir ou mourir ; et son amour ne peut endurer qu’aucune cause retarde sa mort, sinon celle qui a différé la mort du Sauveur. Chrétiens, échauffons nos cœurs par la vue de ce grand exemple, et apprenons de sainte Thérèse qu’il nous faut nécessairement souffrir ou mourir. Et un chrétien en peut-il douter? Si nous sommes de vrais chrétiens, ne devons-nous pas désirer d’être toujours avec Jésus-Christ? Or, mes Frères, où le trouve-t-on cet aimable Sauveur de nos âmes? En quel lieu peut-on l’embrasser? On ne le trouve qu’en ces deux lieux : dans sa gloire ou dans ses supplices, sur son trône ou bien sur sa croix. Nous devons donc, pour être avec lui, ou bien l’embrasser dans son trône, et c’est ce que nous donne la mort; ou bien nous unir à sa croix, et c’est ce que nous avons par les souffrances ; tellement qu’il faut souffrir ou mourir, afin de ne quitter jamais le Sauveur. Et quand Thérèse fait cette prière : « Que je souffre ou bien que je meure, » c’est de même que si elle eût dit : A quelque prix que ce soit, je veux être avec Jésus-Christ. S’il ne m’est pas encore permis de l’accompagner dans sa gloire, je le suivrai du moins parmi ses souffrances, afin que n’ayant pas le bonheur de le contempler assis dans son trône, j’aie du moins la consolation de l’embrasser pendu à sa croix.
Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu’il plaît à Dieu de nous envoyer, les afflictions et les maladies, les misères et la pauvreté, les injures et les calomnies; tâchons de porter d’un courage ferme telle partie de sa croix dont il lui plaira de nous honorer. Quoique tous nos sens y répugnent, il est doux de souffrir avec Jésus-Christ, puisque ces souffrances nous font espérer la société de sa gloire; et cette pensée doit fortifier ceux qui vivent dans la douleur et l’affliction.
Mais pour vous, fortunés du siècle, à qui la faveur, les richesses, le crédit et l’autorité fait trouver la vie si commode, et qui dans cet état paisible semblez être exempts des misères qui affligent les autres hommes, que vous dirai-je aujourd’hui et quelle croix vous laisserai-je en partage ? Je pourrais vous représenter que peut-être ces beaux jours passeront bien vite, que la fortune n’est pas si constante qu’on ne voie aisément finir ses faveurs, ni la vie si abondante en plaisirs qu’elle n’en soit bientôt épuisée. Mais avant ces grands changements, au milieu des prospérités, que ferez-vous, que souffrirez-vous pour porter la croix de Jésus? Abandonner les richesses, macérer le corps? Non, je ne vous dis pas, chrétiens , que vous abandonniez vos richesses, ni que vous macériez vos corps par de longues mortifications : heureux ceux qui le peuvent faire dans l’esprit de la pénitence ; mais tout le monde n’a pas ce courage. Jetez, jetez seulement les yeux sur les pauvres membres de Jésus-Christ, qui étant accablés de maux ne trouvent point de consolation. Souffrez en eux, souffrez avec eux, descendez à leur misère par la compassion , chargez-vous volontairement d’une partie des maux qu’ils endurent ; et leur prêtant vos mains charitables, aidez-leur à porter la croix sous la pesanteur de laquelle vous les voyez suer et gémir. Prosternez-vous humblement aux pieds de ce Dieu crucifié , dites-lui honteux et confus : Puisque vous ne m’avez point jugé digne de me faire part de votre croix, permettez du moins, ô Sauveur, que j’emprunte celle des autres, et que je la puisse porter avec eux : donnez-moi un cœur tendre, un cœur fraternel ; un cœur véritablement chrétien, par lequel je puisse sentir leurs douleurs et participer du moins de la sorte aux bénédictions de ceux qui souffrent.
Madame,
Permettez-moi de vous dire, avec le respect d’un sujet et la liberté d’un prédicateur, que cette instruction salutaire regarde principalement Votre Majesté. Nous répandons tous les jours des vœux pour sa grandeur : nous prions Dieu, avec tout le zèle que notre devoir nous peut inspirer, que sa main ne se lasse pas de verser ses bienfaits sur elle ; et afin que votre joie soit pleine et entière, qu’il fasse que ce grand Roi votre fils, à mesure qu’il s’avance en âge, devienne tous les jours plus cher à ses peuples et plus redoutable à ses ennemis. Mais parmi tant de prospérités, nous ne croyons pas être criminels, si nous lui souhaitons aussi des douleurs. J’entends, Madame, ces douleurs si saintes qui saisissent les cœurs chrétiens à la vue des afflictions, et leur font sentir les misères des pauvres membres du Fils de Dieu. Votre Majesté les ressent, Madame ; toute la France a vu des marques de cette bonté qui lui est si naturelle. Mais, Madame, ce n’est pas assez ; tâchez d’augmenter tous les jours ces pieuses inquiétudes qui travaillent Votre Majesté en faveur des misérables. Dans ce secret, dans cette retraite où les heures vous semblent si douces parce que vous les passez avec Dieu, affligez-vous devant lui des longues souffrances de la chrétienté désolée et surtout des peuples qui vous sont soumis. Et pendant que vous formez de saintes solutions d’y apporter le soulagement que les affaires pourront permettre , pendant que notre victorieux monarque avance tous les jours l’ouvrage de la paix par ses victoires et par cette vie agissante à laquelle il s’accoutume dès sa jeunesse, attirez-la du ciel par vos vœux ; et pour récompense de ces douleurs que la charité vous inspirera, puissiez-vous jamais n’en ressentir d’autres, et après une longue vie recevoir enfin de la main de Dieu une couronne plus glorieuse que celle qui environne votre front auguste. Faites ainsi, grand Dieu, à cause de votre bonté et de votre miséricorde infinie. Amen.