Texte de la chronique sur le site de France Culture :
« Le 19 septembre 1783, eut lieu, dans les jardins de Versailles et en présence du roi Louis XVI, le premier vol habité de l’histoire. Oh, le ballon des frères Montgolfier était encore trop hasardeux pour se voir confier une vie humaine. Les passagers embarqués étaient un mouton, un canard et un coq. A l’époque, on pensait l’air si raréfié en hauteur qu’il n’était certain qu’il fût respirable.
Antoine de Rivarol est témoin de l’effervescence que cette invention provoque dans les cerveaux parisiens – cette ville, idolâtre de nouveautés ». « On y a vu en plein jour, écrit-il, un globe de 36 pieds de circonférence s’élever dans les airs par sa propre vertu ». Aussitôt, les esprits s’échauffent. On imagine des développements extravagants. « Pourquoi n’y verrait-on pas bientôt des vaisseaux volants et des hommes ? », note Rivarol. Philosophe, il « médite en silence sur le parti qu’on peut en tirer. » Pourquoi pas – je cite, nous sommes en 1783 !, « imiter les procédés des poissons et des oiseaux, en y adaptant des ailes, des voiles, un gouvernail », afin de « naviguer dans les airs ». Certains exaltés, tout en se félicitant de « vivre à l’époque d’une si grande révolution », se désolent de voir demain « des armées s’égorger dans les airs ». Et le peuple « se flatte déjà d’un voyage dans la lune ». Décidément, en cette année 1783, les Français s’imaginent à la veille de grands chambardements. Tout leur semble possible.
Rivarol est resté dans notre histoire comme l’un des grands artistes du trait d’esprit, cette spécialité de l’Ancien régime finissant. Exemples choisis : « Mirabeau était l’homme du monde qui ressemblait le plus à sa réputation : il était affreux. » « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe. » « – C’est bien : vous prenez le parti d’un absent. – C’est que je lui en sais gré. » « Les Anglaises sont belles, mais elles ont deux bras gauches. » Sur Lafayette : « A force de sottises, il vint à bout de ses amis et sa nullité triompha de sa fortune. » Patrice Leconte a mis en scène, dans Ridicule, l’engouement des salons du temps pour l’esprit, le bon mot, le persiflage.
La haute société à la veille de la Révolution était parvenue à un degré extravagant de raffinement. Les mœurs du temps étaient marquées par un mélange de désoeuvrement, de délicatesse des mœurs, de frivolités et de sensiblerie. Sans doute avait-on aussi le sentiment de danser un dernier menuet au-dessus d’un volcan. Taine a bien montré, dans Les Origines de la France contemporaine, l’importance démesurée de la mode, de la théâtralité, du badinage et leur responsabilité dans la fragilisation de cette classe dominante qui n’était en rien dirigeante, exclue qu’elle se trouvait, depuis Louis XIV, de toute responsabilité politique : Watteau, Fragonard, Marivaux, Crébillon…
Mais Rivarol était bien davantage qu’un faiseur d’épigrammes. Ernst Jünger, qui avait traduit certains de ses écrits le tenait en haute estime. Si pour Voltaire, « Rivarol était « le Français par excellence », aux yeux de son traducteur allemand, Rivarol incarnait un conservatisme idéal. Nous nous plaignons souvent que la France n’en ait pas produits en voici un. En quoi ?
D’abord, selon Jünger, parce que l’impeccable maîtrise de la langue, chez Rivarol, témoin de la Révolution, lui sert à « illuminer l’abîme entre l’authentique réalisation et la propagande prétentieuse. » Exemple (d’une cruelle actualité): « Sieyès (abbé) : Il a opposé les droits de l’homme au déficit des finances, et en a conseillé l’exercice à tous les misérables. » Ensuite, parce qu’il a su penser l’évènement (la Révolution) et triompher ainsi de son temps à l’aide de catégories intellectuelles qui ne leur appartenaient pas. Un conservateur authentique, poursuit Jünger, ne prétend pas maintenir ce qu’il sait condamné. Il ne sert à rien de contester le fait accompli, comme le font les réactionnaires – Bonald, de Maistre. « Il est des temps où personne ne peut s’opposer au courant sans tomber. », comme dit Jünger.
Exilé, Rivarol ne tombe pas dans la déploration du passé, comme Chateaubriand – ce n’était pas un romantique. Non, il s’est attaqué, à Hambourg, à la confection d’un dictionnaire qui était, en réalité, une méditation sur le langage. Car, comme le dit Jünger, « la langue est la forteresse solide, le noyau de la tradition ». En elle, la substance résiste au mouvement, l’être-stable à l’agitation stérile.
Les œuvres complètes de Rivarol, accompagnées de celles de Chamfort et de Vauvenargues paraissent ces jours-ci dans la collection Bouquins, sous le titre « L’art de l’insolence », avec une préface de Chantal Delsol. Bonne lecture ! »
Brice Couturier
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Voir Rivarol, Chamfort, Vauvenargues – L’art de l’insolence, Robert Laffont, collection « Bouquins ».