Service Littéraire, numéro 137

Bloc-Notes de Maxence Caron (mars 2020) dans le Service Littéraire :
Marc Fumaroli : une Oeuvre

Nicolas Poussin, L'institution de l'Eucharistie

Marc Fumaroli : une Œuvre

L’on aurait tort d’imaginer que la gendelettrerie aime les œuvres véritables : n’ayant pas l’ambition d’en faire elle ne sait pas l’intérêt d’en lire. Comme n’importe quel gueux dispersé dans le divers et mû par ses amibes, l’alphabétisé majoritaire, surtout lorsqu’il se préjuge écrivain, se travaille diligemment à perdre dans les raffuts le sens de l’essentiel. « Écrivain » : sous-catégorie de la cuistrerie, feignant de condamner son époque afin de s’y faire une place, et dont l’esprit de collaboration, occupé au perpétuel commentaire des écrits de circonstances, néglige d’honorer l’œuvre d’art et se trouve incapable d’en créer. À pot et à rôt avec l’inutilité de chahuts minuscules qu’il croit des événements, « l’écrivain » traîne une oreille si affangie par les bruits du monde qu’elle ne sait entendre l’œuvre quand elle se lève. En vertu de la maxime de dépravation corniaude qu’ils ont choisie pour injonction, les gendelettres préféreront pour la raison même qu’elle est nulle toute production qu’aucune histoire ne retiendra. C’est au milieu de ces très obéissants serviteurs de l’occasion que les livres de Fumaroli paraissent depuis quarante ans : leur auteur est honoré par les institutions, mais la dimension profonde de cette œuvre bâtie dans la force d’une pensée originale, demeure aussi inaperçue que leur auteur est académiquement visible. Le dernier livre de Fumaroli, Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime (Gallimard), manifeste par soi combien il se déduit d’une Œuvre subsistante dont, par-delà le temps, la vie ne fait que commencer. Naïf fût qui le lirait comme le travail d’un banal historien. C’est pourtant ainsi que l’éditeur présente l’auteur. Au lieu de réserver à Fumaroli un volume de ses collections canoniques, il lui fabrique un grand livre d’art rassemblant ses essais inédits. Cet ensemble splendide est présenté avec désinvolture par qui semble honorer par devoir un connétable ou un consul, mais n’avoir nulle conscience de la prééminence de l’Œuvre en qui s’inscrit ce qu’il publie. Ce livre magistral est un heureux malentendu né du respect accordé aux bruits que font les grandeurs d’établissement.

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Fumaroli conçoit cependant l’existence comme un art du silence studieux, et c’est dans cet otium, dont les honneurs de la vie publique consistent à garantir paradoxalement la clôture, que vient la paix où l’on reçoit la connaissance de l’immuable. La pensée fumarolienne reçoit d’en-haut l’intangible réalité dont le silence suprême seul fait autorité. C’est en habitant cette insaisissable dimension que naît tout possible regard sur la beauté. La tâche consiste alors à dire inlassablement la beauté aussi bien dans son éclat que là où elle se cache. Allant chercher la force civilisatrice du Beau en des lieux historiques insoupçonnés, Fumaroli déploie ainsi son œuvre comme le poème en prose d’un érudit méditatif. Vere tu es abscondita pulchritudo, véritablement tu es la Beauté qui se cache : tel est le mot qu’il adresse à son objet. Il lit le cœur de l’histoire avec Pascal et en écoutant Isaïe. Ayant consacré sa vie à déceler la beauté, Fumaroli fut donc à l’ex-primer, et à doter la langue d’un si remarquable style qu’il puisse faire sentir l’immatérielle texture de ce dont il parle. Quand le son et le sens font un, il y a poëme. Avec force de science, Fumaroli plonge dans le Poëme fondamental et rapporte une œuvre d’art. Lorsqu’une époque n’a plus même idée d’une vérité supérieure aux opinions, et que les « écrivains » sont fiers d’être devenus de la valetaille à débats, loin d’eux l’œuvre déploie son objectivité : indépendamment du caquet des coucheurs et des allongés, elle est. Ce siècle microscopique se cherche des grands hommes, et se découvre des Chastel, des Dumézil et des Duby. Il y a bien plus ici que Duby ! Mais c’est à Duby qu’une collection distinguée vient de donner son tombeau de cuir. Les hommes pensent décidément comme entre deux vins. Laissant telle vide momie que ne remplit que de la bandelette à momie, et « docte déjà par chemins », je dis le nom de Fumaroli, car il résonne parmi les immortels parchemins.

Maxence Caron