Service Littéraire, numéro 152

Bloc-notes de Maxence Caron (octobre 2021) dans le Service Littéraire :

La Saison des vidanges

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte bien plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

L'uniformité

La Saison des vidanges

« Jeannette la jolie a pris pour époux Langouret. Son cœur languit à côté de Langouret… » Si la suite vous intéresse, vous serez comblés car parallèlement aux vendanges il y a la vidange : la saison des romans contemporains est commencée. Autant dire que « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Valéry). Les prix littéraires sont aussi nombreux que les brigueurs, il y a plus de médailles que de ceux qui vont à la maraude. Qu’on ne s’en fasse pas, il y en a déjà plus que pour tout le monde. Oui : lorsque l’honneur manque les honneurs grouillent. Lorsque vient la saison de l’inventaire, ne pouvant célébrer le génie, la grandeur d’art ou la puissance créatrice, pour cacher sa gale la décence des impuissants se tricote des manches : elle démultiplie les trophées pour masquer la vacuité des performances. Le peuple n’est certes jamais fin et il est toujours aisé de l’animer avec quelque grossier artifice : mais cette histoire de prix dont on tient absolument à dire d’eux, comme s’il y avait là le moindre rapport, qu’ils sont « littéraires », cette fable est l’asticot mort d’un hameçon tellement aplati que la grossièreté même des peuples les plus abêtis n’y mord plus. Ces prix sont faits pour la satisfaction d’une secte de bas-bleus très pâlis et qui sont salement éfaufilés. De tels certificats d’accointances se trouvent placés haut dans la hiérarchie de leurs diplômes, car ils sont les illusions dont une caste de cancres veut amuser le monde pour entretenir l’idée qu’à condition d’eux-mêmes il existe des auteurs. Ô l’endurance litanique de ceux qui commettent le mauvais et clament avoir concocté le bien esthétique de tous… Ô l’infatigable bégaiement de ceux qui toujours décoctent le pire mais trompettent avoir fabriqué le meilleur… Cette forme de coprolalie parfumée aurait passionné Gilles de La Tourette.

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Des écrivains il y en a beaucoup, il y en partout. Ce doivent être gens si intelligents, si savants, si passionnants… Quelle chance de pouvoir en rencontrer ! Et quelle gloire rebondit sans doute sur ceux qui les ont pour amis ! Que suis-je à côté de tels géants ? Et quelle sorte de génie deviendrais-je si, ver d’étoile amoureux de la terre, j’avais l’heur de dîner à la table de tels Nestors. Pauvre de moi : je n’ai rien d’un écrivain… Je ne suis pas écrivain. Ce n’est certes pas moi qui écris le livre mais c’est le livre qui s’écrit de lui-même et qui arrive à ses fins, quoi qu’il m’en coûte. Et il me coûte. Je ne suis pas écrivain, pas même écriveur, mais « livr-eur », avec un trait d’union pour bien faire résonner ce que le mot veut dire. Je suis livreur, parce que je transporte des livres qui travaillaient là en moi, au-dessus de moi, et bien avant moi. Je livre ces livres et les délivre : ce ne sont pas les miens, mais les nôtres, ce pourquoi je ne dis jamais « mon livre », moi qui ne suis que délivreur des livres et de ce qui me dépasse. Les écrivains vivent de la « littérature » : comme ce doit être exaltant ! Ils « se réalisent » : comme ce doit être excitant ! Et – ô la sublimité suprême – ils se racontent. Mais moi je ne suis rien du tout, et je ne vis pas de la « littérature » : je suis le commis de son Principe : dissout dans cette fonction, transporteur de livres, livreur, c’est tout. Je regarde ce Principe et je me souviens d’une phrase aperçue sous le portrait du saint Jean-Baptiste de Grünewald : « Illum oportet crescere, me autem minui : il faut qu’il croisse et que je diminue. » Importante parole pour ceux qui ne sont pas écrivains, mais seulement œuvrier-livreur : ces mots ne disent pas seulement un objectif, ils disent une condition, celle de l’existence d’une œuvre. Car pour qu’il y ait effectivement des œuvres, pour qu’il y ait ces sortes de choses qui ne sont pas des choses et qui donnent la sensation de respirer de l’étendue, pour qu’il y ait des œuvres d’art, il faut qu’il n’y ait pas d’écrivains.

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Lorsque hobereau désemparé de sa provenance et fier d’être un petit peu arrivé, lorsque frétillant à la cour où il se travaille à faire oublier d’où il vient, lorsque Philippe Sollers dit l’admiration qu’il conçoit pour Mozart, on a le sentiment de comprendre qui était Salieri.

Maxence Caron