Yann Moix vient de déclarer que « notre époque est d’une bêtise sans nom », comme si ce n’était pas la chance de sa vie. Car c’est en couchant avec la bêtise sans nom qu’il s’en est fait un. Je ne sache pas une seule civilisation qui eût fait place à un tel accumulateur d’inaptitudes. Ce Gaudissart ingrat perd l’occasion d’un peu de noblesse en médisant de l’époque qui le rend possible. 

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Un opulent volume des œuvres de Ionesco paraît dans la collection Quarto de Gallimard : l’on y trouve son théâtre, des textes autobiographiques, un scénario, des illustrations… L’affaire est cohérente, brillante, élégante. Inutile de démontrer l’évidence, ainsi disons-le tout net : acquérir un tel livre est un devoir d’honnête homme. Voudrait-on se dispenser des impressionnantes vocalises dont Ionesco dote ses scrupuleux clowns, ou de sa généreuse peinture des gesticulations humaines ? Mais depuis sa disparition il y a 30 ans, l’auteur des Chaises et de Jeux de massacre ne reçoit plus l’onction des modes. Ionesco fut naguère au cœur des succès populaires, et il dut traverser après sa mort une nécessaire métamorphose. Contrairement à tous ces scribes dont le babil a réuni cent mille clients de leur vivant mais ne parvient pas à en retenir un seul après leur mort, Ionesco a désormais les véritables lecteurs dont jouissent les œuvres impérissables. Son accession à l’intemporel a paisiblement eu lieu, mais ce qui est assuré et serein est silencieux aux foules. La même illusion qui fait croire aux gogos que la plénitude est un vide leur fait dire que son œuvre a décliné alors, au contraire, qu’elle est entrée dans la vie de ceux qui en ont une. Au sommet il y a moins de monde, mais on voit mieux les cieux. 

Laissons au gros public la fable du « théâtre de l’absurde » : cette notion dérisoire fut inventée par les thuriféraires du progrès pour dévaloriser la portée apocalyptique de la dérision. Ionesco y est étranger : enracinons son art dans la vérité de ses généalogies littéraires. Tout est dit dans ses Notes et contre-notes : face aux phrases creuses des méthodes « Assimil anglais », l’auteur explique la genèse de son œuvre : « M. Smith mange des pommes de terre », « Mme Smith est chez le coiffeur… », de ces vacuités il fait un cadavre exquis, dans la pure tradition surréaliste. C’est le début des années 50 et Breton a depuis longtemps étouffé le surréalisme sous sa toge de consul rébarbatif. Malgré des encouragements, l’humour tragique dont use virtuosément Ionesco n’est pas de nature à recevoir la bénédiction plénière du censeur hiératique, et d’autant moins que les racines poétiques de l’auteur de La Cantatrice chauve, par-delà le surréalisme, vont au céleste tellurisme de Dada : à 35 années de distance, le chef-d’œuvre du jeune Ionesco ressemble au théâtre de Tzara, à telle enseigne qu’on croirait parfois lire Les aventures de M. Antipyrine. Les deux itinéraires sont distincts mais l’humus est le même. L’inflammation des mots met ici en scène une humanité indigne de sa parole, indigne de la richesse qu’elle reçoit du Verbe. L’humain fomente la monnaie de la communication pour tuer l’or de la communion au Logos. Comme dans le diagnostic établi par la révolte dadaïste, l’homme que dessine Ionesco bouche le ciel et s’entend à détruire dans de violentes formes d’aliénations la lumineuse munificence dont il naît. L’humain brise la force du Verbe quand il en devrait être l’épiphanie. Ce péché originel, Dada le conjure par une réconciliation des choses au sein d’un fusionnel éclat de mots. Mais utilisant les ressources dialectiques de la scène et de ses affrontements, Ionesco y projette d’immenses dialogues de sourds en un fracas de personnages ahuris. Avant que ce ne soit notre tour, ils subissent les conséquences de mutations abominables auxquelles nous ne désirons si ardemment de demeurer aveugles que parce que nous en sommes coupables. Le théâtre que dresse Ionesco est cette conflagration qu’embrase, dans le mépris du Logos, la croissante complaisance de l’humanité envers ses bassesses. 

Maxence Caron

Service Littéraire, n° 181, mai 2024