Bloc-notes de Maxence Caron, avril 2025

Delacroix, Le Christ marchant sur l’eau

Ce sont les âmes mortes qui font les « bons vivants ». 

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Ceux qui établissent un rapport entre je ne sais quel « droit au blasphème » et les insultes qu’ils profèrent contre les mahométans, oublient qu’on ne blasphème que la vérité. L’erreur, l’hérésie, l’apostasie ne sauraient donc faire l’objet d’un blasphème, ni ouvrir réclamation d’un droit qui n’existe pas. 

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L’abstention électorale est une objection muette et construite qui fait baisser le niveau de la majorité. Devenue majoritaire, elle signifie l’opposition de la masse ainsi croissante d’un peuple à l’équipée sans cesse amaigrie de ceux qui, sans soutien ni socle, exercent le pouvoir. L’abstention met à nu les cambrioleurs de la souveraineté : elle est l’arme dont use le vote pour qu’éclate au jour l’oligarchie, et elle est la noblesse dont use la démocratie altière afin qu’on lui rende la réalité de son exercice. Face à l’injonction piégée des corrompus de la nouvelle bourgeoisie invitant au scrutin comme à un devoir dont ils ont défini pour eux les façons d’utilité, l’abstention est le vote du non qui ne dit jamais oui.
L’abstention élective est cette affinité avec la grandeur qui refuse l’existence des eunuques politiques et des dégradants partis, que par le travail et l’impôt le sang du Pauvre paie afin qu’on le nie. L’abstention est une dilection électorale : elle est la mémoire de la démocratie lors, assassinée par l’indignité du narcissisme député, que la république depuis longtemps n’est plus. Donnez-moi le tiers d’un peuple cohérent que son abstention ranime, et je lui indiquerai sur-le-champ le chemin de ses royaumes naissants ! 

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Je m’approche de la fin : c’est le titre dont un certain Jacques Darras vient d’intituler un ouvrage poétique au-dessous du médiocre (voir chez Gallimard). Ainsi parlent en effet ceux qui sont morts depuis le commencement. Mais quand un poète travaille véritablement, il dit : « J’approche la fin », et s’y tient. 

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« Ce que la poésie m’a appris : que du chaos, mystérieusement, le sens s’élève. » (Pierre Emmanuel, Une année de grâce, Seuil) 

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Tous mes ennuis viennent de ce que je n’ai jamais voulu faire servir l’art à mon avancement temporel. Mais ils sont dérisoires au regard de ce que fussent mes tourments si j’avais cédé : puisqu’à gagner si facilement le monde en me payant de la monnaie de plaire, j’aurais alors perdu la seule joie qui survit au malheur, et qui n’est pas le monde mais la capacité d’art. 

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Dans l’ordonnancement de ses charités calculées, un riche qui consent à l’aumône, un riche qui distribue quelques miettes de son bien, offre à sa personne beaucoup plus qu’il ne donne à quiconque : car il achète sa propre incurie. 

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Le monde est fait d’un peuple gros et qui ne pardonne jamais ces quelques privilégiés à qui il n’a pas été permis d’être médiocres.

Maxençangelo

Service Littéraire, n° 191, avril 2025

Bloc-notes de Maxence Caron, mars 2025

Actualité littéraire? Certes, et parlons franc. Quoi de neuf ? Nonnos. Oui : Nonnos de Panopolis. Personne ne l’a lu puisqu’il faut perdre son temps à tripoter dans ces sortes d’argiles aux pieds bruyants et qui ont nom Zola, Gide ou Jules Verne. Toutefois, quelques pauvres gens d’exécrable goût et d’intelligence incertaine, ont lu Nonnos et ce ne sont à peu près que tous les auteurs de la Renaissance, puis leurs successeurs. Ils le placent en toute simplicité au sommet de la littérature universelle. Son influence est antérieurement visible sur les œuvres maîtresses d’un Boccace ; et elle devient nettement dominante chez Milton : encore des noms dont nous savons qu’ils ne pèsent rien au regard de ce dont il est conseillé de conseiller la lecture au chaland !

Ainsi, au Ve siècle, refermant l’Antiquité ou inaugurant le Moyen Âge, Nonnos se fait auteur de deux poèmes magistraux. Le premier, les Dionysiaques, en une langue dûment ivre d’inventivité, raconte la vie même de Dionysos, dont le poète fait un sauveur d’humanité en péril. Et le second, tout juste paru aux Belles Lettres, est la Paraphrase de l’Évangile selon Jean. À tout esprit pesant, ce grand poème catholique semble d’emblée prendre l’inverse direction des Dionysiaques, quand il apporte au contraire la ressource de leur langue grisante à l’immense ivresse préalable dont l’inouï de la parole biblique bouleverse les grammaires antiques. S’il est vrai que la langue, le logos, est notre seule patrie, voici ce qu’en écrit Nonnos en relisant le Prologue de saint Jean : « Intemporel, inaccessible, à l’ineffable commencement était le Verbe (Logos) ; et le Verbe lumière de Dieu né de lui-même, lumière née de la lumière, du Père était indivisible, siégeant avec lui sur un trône qui n’a pas de fin ; et engendré d’en haut le Verbe était Dieu. » L’auteur chrétien de cette majestueuse paraphrase peut-il être également l’homme des Dionysiaques ? En vérité, on ne peut en être l’auteur qu’à cette condition ! Et telle question n’agite que les culs mal bénis à qui paraissent pertinents les lacis dont les labyrinthes conduisent à cette conclusion qu’excréta le quaker Nietzsche avant de sombrer officiellement dans la folie : « Dionysos contre le Crucifié. » Dionysos contre le Christ ? Eh bien non, encore rathée. Ce seront les Dionysiaques avec saint Jean, l’unité catholique et hiérarchisée dont Hölderlin fit un grand hymne, Patmos, et dont les premiers mots affirment que « Dieu est proche et difficile à saisir ». La grandeur s’est construite avec Nonnos et sans Nietzsche. Elle ne fut cachée à personne – sauf aujourd’hui à tous, puisque abjurant la vérité chrétienne et méprisant les langues latine, hébraïque et grecque dont nous sommes, l’on nous somme de lire Aragon, Gide et Jules Verne qui jamais rien ne trouvèrent, pas même le centre de la terre… 

C’est donc Nonnos ou pas de civilisation. Et il faudrait que cessassent à présent de pleurer sur la mort de l’humanité ceux qui refusent de faire les leurs, car du fond fièrement proféré de leur nullité lectorale, ils mettent exactement en œuvre l’extinction qu’ils déplorent. Tel individu qui, tout en excitant le détriment des fondations, gémit ainsi sur sa petite France perdue dans la prairie ou sur le grand Occident occis, est un tartuffe que pétrit une fort dégoûtante farine. Et combien pourtant sont-ils ceux qui prodiguent leurs conseils alphabétiques en s’abîmant activement dans le néant littéraire… S’il n’est qu’une patrie, le Logos, que penser de la santé rationnelle de ceux qui prêchent de littérature en ignorant délibérément la catholicité de la pensée, en délaissant la communion pontificale, en ignorant la flamboyante relation que portent à leur objet les mots hébreux, en fuyant la force syntaxique des vers latins et la beauté liturgique des paroles grecques ? La conséquence en est connue : elle est notre époque. Voici, pour finir, le symbole du remède, et gageons qu’à ces insensés il semblera aussi dérisoire que leur souvenir l’est à l’histoire : le jour où il sera inutile d’apprendre à quiconque l’existence et l’unité des deux grands poèmes de Nonnos de Panopolis, c’est que le changement du monde aura retrouvé face. 

Maxence Caron

Service Littéraire, n° 190, mars 2025

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Voir sur le site de l’éditeur : Nonnos de Panopolis, Paraphrase de l’Evangile de saint Jean, Belles Lettres, 2025

Bloc-notes de Maxence Caron, février 2025

Si vous voulez du monde à votre enterrement, faites des dîners. La viande vivante ne rend visite à la viande morte que si elle en fut bien nourrie. C’est ainsi que se caresse le ventre de la reconnaissance. 

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Quand les tyrans n’eurent pas assez de charme pour s’imposer comme des évidences, ils demandèrent à la foule d’approuver leur puanteur. Alors la liberté mourut un peu plus : la république était née. 

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« Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées. » (Elisabeth Vigée-Lebrun, Lettre 10)

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L’esclave est, par définition, celui qui a licence d’exprimer uniquement ce que son maître lui permet de dire. Que l’on ne vienne donc pas me parler de liberté de la presse, c’est un non-sens : pas même un fantasme, un fantôme. Que l’on ne vienne pas me parler non plus des « écrivains » – de ces innombrables auteurs d’entreprises à qui les troupes de gestionnaires et d’argousins réécriveurs laissent poser leur nom au-dessus de l’enseigne éditoriale d’une couverture, comme on demanderait à un factionnaire de garder l’entrée d’une plantation. 

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Comme s’il eût avalé une médaille qui s’était mise à l’abri de son revers, cet académicien prend des airs que la constipation accable. 

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Aux quelques paresseux dont, par envie de moi ou dédain d’eux, le simplisme me reproche d’être complexe, je m’en vais expliquer sur-le-champ, d’un seul mot emprunté à l’alphabet populaire et valant pour métaphore absolue, le problème inhérent à la démocratie. Was ist das, la démocratie ? Ceci : « Il a fait bip-bip, alors on a fait meuh. » 

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Parmi ses prophéties, cette parole de Léonard de Vinci plonge le regard au cœur de ce que deviendrait un jour la langue des livres admissibles : « Les mots qui sortent de ta plume sont si froids que tu pourrais en faire de la gelée jusque sur le mont Etna. » 

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Surtout retenez bien le nom de ce nouveau grand écrivain : on n’en entendra bientôt plus parler. 

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La presse impute à l’irrationnel la dissolution de juin 2024. À l’attention des journalistes, que nous n’aimons pas mais à la rééducation de qui l’avenir nous demande de consentir, cette phrase d’un homme qui les fréquenta et qui, en dépit de son intelligence, parvint à les supporter : « Pour un gouvernement trois oppositions valent mieux qu’une, surtout si elles s’opposent entre elles. » (A. Frossard)

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Qu’il soit riche ou pauvre, la vie du bourgeois sert à faire des économies. C’est ainsi qu’au jour de sa mort il est certain d’avoir été plus puissant que son prochain. 
Raison pourquoi il faut craindre les tripotages des gouvernements bourgeois, qui sont le cœur de la République.

Maxence Caron

Service Littéraire n° 189, février 2025

Le Bloc-notes de Maxence Caron : novembre 2024

Service Littéraire, nº 186, novembre 2024

Voter ? Si la complicité est un crime, l’abstention est un devoir.

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Des féministes belges reprochent au Pape d’avoir dit que « la femme est accueil fécond, soin, dévouement vital ». Rejetant ces paroles si « scandaleusement arriérées », elles pensent parfaitement tout le contraire : la femme serait donc « refus stérile, mépris, et narcissisme meurtrier ». Pourquoi proférer des conclusions misogynes quand le temps est venu de laisser faire le féminisme…

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La plupart des hommes cherchent la gloire en rampant devant les monstres. Mais à cela le journaliste ajoute la petite touche qui réjouit sa complexion : qu’il soit de papiers, de plateaux ou d’ondes, le journaliste dépense la lumière à éclairer des cadavres.

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Avec ses eunuques et ses femmes sans lettres, l’écologie politique est aussi nocive qu’une serre à effets de gaz.

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« Plus l’esprit du temps est dogmatique, plus il a de suiveurs qui tirent de sa suffisance la leur. » (Pierre Emmanuel, Une année de grâce)

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Marat, Mollet, Mitterrand, Marchais, Mélenchon… : lors d’emblée qu’en un homme la laideur symbolise aussi parfaitement avec la bêtise, ses discours sont à jamais impuissants à distraire ma première impression. 

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Quelles que soient la couleur des hardes dont on la vêt, la destruction est la seule affaire que savent ceux qui n’ont rien. 

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La nouvelle bourgeoisie : celle qui n’a pas d’argent, mais qui sait que l’époque est grasse à quoi elle consent. 

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Voilà longtemps qu’une meute désappointée d’analphabètes secondaires exige que l’Église dise exactement l’inverse de ce dont elle est l’annonce. Leurs croassements sont diserts mais leur désert croît. 

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L’adhésion des dominés au plaisir qu’on leur permet est la plus terrible des répressions : celle de l’âme contre elle-même dans la haine de l’esprit. Accroupie sur le trône des bas plaisirs, la nouvelle bourgeoisie est à ce titre le podagre rejeton des métamorphoses du fascisme.

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« Quand même on m’arracherait la peau, toute ma chair verrait Dieu. Car je le verrai, moi, en toute ma personne. Si de mon âme les yeux le regardent, Dieu n’est plus un étranger, et il rayonne partout en moi. Face à la force d’un tel fait, mon cœur défaille au sein de soi. » (Job XIX, 26)

Maxence Caron

Le Bloc-notes de Maxence Caron : octobre 2024

Service Littéraire, n° 185, octobre 2024

(Dessin de « Mars » Maurice de Bonvoisin (1849-1912), arrière-grand-père de Maxence Caron)

La corporation des acteurs regroupe un incalculable nombre d’arriérés dont la psychanalyse ne sait que faire. Ils prévariquent insatiablement contre l’intelligence puis manifestent avec une vulgarité soviétique des sentiments qu’un singe rougirait de montrer, mais pour lesquels eux-mêmes sont prêts à se signer une procuration d’exhibition universelle.

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Je me souviens de cet homme incurablement stupide, et qui était éditeur, et dont le nom était légion : s’obsédant à vouloir couronner les déclinaisons de l’abominable, ne discernant que les écrivassiers dérisoires, il ne mettait jamais la main que sur le ridicule. Et parfois il l’écrivait lui-même. Il tua quelques catalogues, ne légua rien et disparut. Personne, ni même le néant, n’entendit plus parler de lui.

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J’ai toujours travaillé afin que mon ouvrage n’eût point à mourir en même temps que moi. Ni surtout à vivre au rythme effondré de l’existence d’autrui. Car je ne m’explique point pourquoi tous meurent ainsi beaucoup plus que moi. 

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S’adonnant à une sorte d’automutilation systématique la collection de la Pléiade a pris ce goût étrange d’effacer son catalogue en ayant l’air de le conserver : elle refond en effet ses meilleurs titres pour les confier à l’indélicat toucher du moindre des Jean-Paul Goude que l’incompétence lui suggère de recruter. Comme ce fut le cas de Rimbaud il y a quelques années, et faisant appel au même fonctionnaire, Gallimard a donc récemment contraint ses lecteurs aux « nouvelles » Œuvres complètes de Baudelaire. Inondé par la confiance que l’éditeur lui consent, et grognant depuis le fond de son cagibi de hures, quelque universitaire algonquin massacre régulièrement de son impéritie les travaux qui furent naguère bien faits. Souvenez-vous du Rimbaud néo-pléiadisé de 2009 : les poèmes étaient imprimés maintes fois de suite à l’identique, afin, paraît-il, que l’on puisse les contempler dans chacune des éditions fautives d’époque… Si, à la queue-leu-leu des versions, un accent aigu avait été omis (ce dont une note eût naguère suffi à faire mention), il fallait ainsi jouer au jeu des sept différences entre les séries de poèmes identiques. Passionnant. Gallimard a-t-il pour ambition d’inventer des lecteurs non plus de Rimbaud mais des coquilles de ses protes ? Quinze ans plus tard, la même foire est infligée à Baudelaire par le même exorable ahuri. Derrière ce phénomène inexplicablement désolant, sachons admirer ce fait plus étonnant encore, et dont il faut cette fois se réjouir : ne publiant plus que trois ou quatre livres notables sur mille titres par an, le vrai miracle de Gallimard & Fils est d’être encore debout en se donnant tant de peine à mal faire. 

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Il m’a toujours semblé que les cours, colloques et conférences étaient utiles, mais uniquement aux professeurs. 

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Excitateur de poncifs, aménageur d’inconsistances… Les idées de Raphaël Enthoven sont stupides, bien sûr, et souvent indignes. Mais il bénéficie d’une circonstance atténuante : ce ne sont jamais les siennes. Tous les sots n’ont pas ce luxe d’être domestiques. 

Maxence Caron