Portrait de Maxence Caron par Friederike Migneco à partir du « Journal inexorable » : article paru dans la « Warte » du « Luxemburger Wort »

Les pages qui demandaient à paraître

Le Journal inexorable de Maxence Caron

par

Friederike Migneco

 

Les pages du Journal inexorable de Maxence Caron qui vient d’être publié[1] s’imposent à rebours comme un ensemble inquiétant qui précède intimement  la gestation fulgurante de son grand oeuvre philosophique La Vérité captive et de son poëme symphonique Le Chant du Veilleur, déjà présentés ici. [2]

Maxence Caron confie à ses « chères pages » ce dont il ne voit pas encore les contours finis, mais dont il perçoit distinctement la teneur, c’est-à-dire l’avènement d’une œuvre et d’une vie dédiée à une totalité d’art, en laquelle philosophie et poésie, littérature et musique seront mêlées au plus haut degré pour témoigner de l’Absolu. Avant de devenir lui-même le « système d’une cathédrale à ciel ouvert », qui en regardant l’essence de la pensée l’ouvrira à elle-même, il nous livre 800 pages troublantes  de confessions, d’aphorismes, d’invectives, de réflexions, de poëmes, d’adoration et de méditation sur l’essentiel. Mais aussi, comme nous le dit l’éditeur, « un exhaustif défilé d’imbéciles élevés au rang de Caractères ».

De l’été 2004 à l’été 2005, le Journal relate les faits et les observations de sa vie quotidienne, de ses amitiés et de ses amours, ainsi que la « parturition permanente » de sa pensée dans une superbe virtuosité de registres émotifs et stylistiques. Caron le fait avec une logique inexorable, en cynique au sens parfait du mot, c’est-à-dire en restant attentif à tout ce qui relève de l’enseignement de Dieu, et en anarchiste face à tout ce qui ne l’est pas et qui relève du « ridicule des individus abandonnés à  leurs propres volontés désamarrées (53) ». Le lecteur devient le témoin du chemin intérieur et extérieur qui  mènera à l’éclosion de ce que l’auteur considère le seul Système véritable et légitime de la Pensée, puisqu’il sera « ouvert à la puissance de rection de son Objet absolu »,  et pourra « clore la philosophie à jamais tout en l’ouvrant à l’infinité de son Principe (317) ».

El Greco, Saint Jean l'Evangeliste et saint Jean-Baptiste

Caron est un catholique inclassable, un méditatif au tempérament de feu, qui a choisi depuis quelques années la liberté pour se vouer à l’écriture, loin de la carrière académique qui lui tendait les bras. Une agrégation en philosophie à vingt-deux ans, une thèse de doctorat récompensée par l’Académie française[3], de nombreux prix au Conservatoire de musique de Paris ne l’ont pas empêché de se vouer complètement à un cheminement littéraire, philosophique et musical tout à fait solitaire, hors des sentiers battus. « On essayera  de me classer sous telle appartenance, et l’on dira n’importe quelle arrangeante billevesée : tous les partis me rejetteront. Considérant que le vrai est le tout, non au sens de Hegel mais au sens de Bossuet, la binarité dualisante des sectes se disputant le gras ne pourra que refuser une pensée qui comme la mienne et comme dit Bossuet, chrétienne, ‘tient les deux bouts de la chaîne’, connaît l’unité des antagonismes (439) ».

Après la conception et la rédaction en huit semaines de son système de philosophie intégrale à l’âge de 28 ans, il fonde aux Editions du Cerf la collection des Cahiers d’histoire de la philosophie, et se tourne ensuite vers la poésie, l’essai et le roman.[4]

Il pose sa candidature à l’Académie française pour être élu à un fauteuil vacant, et il la pose comme un défi à l’époque d’outre-modernité (« Vous m’avez-là : profitez-en »), se doutant bien qu’il ne sera pas accueilli en son sein (et ne sachant pas encore qu’il sera lauréat de l’Académie quelque mois après avec son ouvrage sur Heidegger de deux milliers de pages,  écrit, celui-ci, en seize semaines). Caron sait très bien qu’il n’a rien à perdre à ne pas être consacré par les notables de la culture d’une société contemporaine « gavée de faux dieux, ployant sous le poids d’idoles diverses dont la nullité est l’équation », mais il sait aussi ce qu’il vaut : « J’ai reconstruit la philosophie, j’ai reconstruit l’instrument de la langue française et j’ai sous les doigts un clavier de sonorités et de sens que nul autre possède, j’ai recommencé le roman à un niveau qui est celui de sa tradition oubliée. Qui aujourd’hui parmi ces pis que pouacres pour qui avoir ressentiment fût déjà perdre une trop salutaire énergie, qui aujourd’hui serait capable d’écrire une phrase comme celles dont mes orgues sont pleines ? (270) ».

Caron a un caractère difficile. Quand on lui pose trop de questions, on court le risque de s’entendre dire : « Je ne répondrai à aucune de vos questions : elles sont idiotes. Vous avez donc le choix entre mon silence ou la radicalité de ma parole ».[5] Il entend  le terme idiot en son sens étymologique, c’est-à-dire circulairement clos sur soi-même. A la question que nous lui posons,  il ne répond donc pas, s’il ne la considère pas une vraie question, une question qui soit ouverte, sans présupposition, à toute réponse possible. Caron ne répond pas aux questions qui n’ont pas le courage de la vérité et de l’essentiel, puisqu’il ne cherche que l’essentiel et n’entend poser, dans son œuvre, que l’essentiel. Le reste l’ennuie. Et il a bien raison, puisqu’il va bientôt tout dire sur l’essentiel, tout penser, tout écrire, en une prose superbe, dense, sidérante, pour en arriver à l’art symphonique, c’est-à-dire à l’art total. Il pourra tout dire puisqu’il situera la pensée au niveau qui est le sien, en permettant qu’elle se déploie en des « métamorphoses de l’objectivité ». Il écrira une pensée aux sonorités musicales, vibrante d’infini, qui ne laissera pas « place à un choix de finitude, à une ‘thèse’, à un système au sens humain ». Mais ceci est une autre histoire.

Retournons à son Journal et à son histoire personnelle : on le voit musicien orant qui, ayant déjà choisi de ne plus divertir (c’est-à-dire distraire) le public illettré et grégaire des salles de concert, se fait maintenant l’interprète solitaire des grands compositeurs devant le Créateur et devant ceux qui manifestent le désir aimant de comprendre véritablement la musique et le Sens qui  préside à sa beauté. On le voit aussi artiste insomniaque et malade, à la sensibilité exacerbée, aimant et détestant les femmes dont l’idéal ne colle jamais à la réalité, et qui finit par se rendre compte, après de longues errances affectives, que  l’absence de celle qui devrait être capable de partager sa vie de sensuel mystique, sera le tribut à payer à l’œuvre dont il est ensemencé. Le génie n’est pas un génie, dit Caron, il a du génie, et il faut vouloir et savoir le porter. Quand il affirme, en se référant à Nietzsche mais aussi à Beethoven, que « l’esprit libre, aristocratique par excellence, se caractérise par le règne en lui d’un puissant instinct ordonnateur, qui tire sa supériorité des victoires qu’il obtient sur soi-même »[6], il n’est peut-être pas faux d’y reconnaître aussi son intériorité à lui.

Ailleurs encore dans le Journal il se veut la « mauvaise conscience de son temps », en disant le contraire de ce que pensent les gens qui l’écoutent « afin précisément de les réveiller » : il est alors communiste chez les fascistes et réactionnaire chez les collectivistes. On l’avait déjà vu laconique à l’égard de la démocratie qui ne peut que basculer entre «le totalitarisme d’un côté et l’avachissement général de l’autre ».[7] Mais bien qu’elle « porte par excellence et dans son essence elle-même la contradiction politique la plus exacerbée qui se puisse concevoir », Caron considère que dans une ère de barbarie et d’athéisme planétaire  « il serait folie d’essayer un autre régime politique (442) ».

Ouvertement et fièrement « judéo-vaticano-romain », il n’hésite pourtant pas à être corrosif à l’égard d’un certain monde catholique : Continuer à lire « Portrait de Maxence Caron par Friederike Migneco à partir du « Journal inexorable » : article paru dans la « Warte » du « Luxemburger Wort » »