Le Bloc-notes de Maxence Caron : rentrée 2024

Septembre : attendant ses médailles parmi les castagnettes, voici venue la plane masse quantitative des publiés indiscernables. (1)

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Les grands hommes sont invisibles quand vient le temps de tous les minuscules qui se font dieu. 

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« La Pléiade » a récemment ajouté à son catalogue un volume sur les poètes de la Pleïade : l’on y retrouve Ronsard, Du Bellay, mais surtout quelques illustres dont les œuvres sont inaccessibles, comme Jodelle et Belleau. L’ouvrage est une anthologie livrée aux mains de Mireille Huchon : sur un tel sujet il y avait mieux à faire, mais Gallimard aime les habitudes. Passons sur ces déclarations et ces choix dont l’agaçant arbitraire ne suffit pas à gâcher la force des œuvres qu’elle annote et préface. Passons même sur les errements de Mme Huchon dans l’imparfait du subjonctif puisque l’existence de celui-ci semble devoir tomber sous le coup de la même abolition que celle de Louise Labé (si certains refusent que Molière ait écrit les œuvres de Molière, d’autres que Shakespeare ait été Shakespeare, c’est l’existence de Louise Labé que dénie de rosier Mme Huchon). En dépit de tous ses efforts, qui sont énormes, l’éditeur ne gâchera pas le prix que nous attachons à la joie de lire son livre ! 
Dans les maisons de masse que la hardiesse a désertée, les ouvrages sont rares dont les auteurs fussent comme ces hommes du XVIe s., néologues emplis d’audace et de style, enracinés dans le grand humanisme chrétien : les poètes de la Pleïade sont le contraire des écrivains mort-nés que publie Gallimard et qu’elle sème vainement par prairies d’ombres entières. Comprenons : ce volume est trop précieux pour que rien puisse l’emporter sur les œuvres qu’il édite. 

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Le vote, l’escroquerie du scrutin… Cette façon de souligner en d’ivres obscénités combien chacun est à peine assez consistant pour s’élever à l’infinitésimal, avant de ne valoir plus rien… L’on eût finalement moins de mépris pour l’opinion d’un esclave que pour celle de l’individu que l’on assigne ainsi à la flouerie d’être « citoyen ». Car s’il est permis de tout ôter à la liberté en échange de l’hypothétique octroi qu’on lui fait d’elle-même, il faut à la servitude qu’elle sente avoir au moins sa place pour y travailler avec efficacité. 

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Si chaque homme n’était pas originellement indispensable, si chacun n’était point nécessaire à tous et à soi, alors il n’aurait tout simplement pas l’existence : supposer autrement fût affirmer que Dieu décide en vain et malencontreusement – ce fût supposer qu’il n’est pas Dieu. Dès lors on en apprend long sur ce que désirent ceux qui postulent l’inexistence de Dieu : passionnés par ce qui va à la mort et n’aimant rien d’absolu, ils veulent n’être ontologiquement rien pour se permettre moralement tout. 

Fomminisme, wokisme, etc. Pourquoi est-on si nécessiteux des secours de la loi afin de protéger les êtres qu’enivrent de clamer leur égalité de fait ? Parce que pour ceux qui la manient, cette égalité de fait n’est que le fantasme d’un futur fait d’égalité, que l’asymptote de la loi est censée réaliser dans l’infini. Il y a là une contradiction visible à tous et qui ne peut si solidement tenir que parce qu’elle arrange l’exubérance et les intérêts d’un fanatisme. 

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Le peuple s’étonnait de ce président de république dont la pluie arrosait chacune des apparitions. Le soleil avait simplement succombé à l’horreur de l’éclairer. 

Maxence Caron

Service Littéraire, n° 184, septembre 2024

(1) NB : Le correcteur du Service Littéraire a introduit deux coquilles dans le texte qu’il a publié : ce désagrément lui arrive souvent, mais ces deux coquilles sont assez spectaculaires pour que nous voulions les signaler. Le texte est ici rendu à son intégrité.

Le Bloc-notes de Maxence dans le Service Littéraire : mai 2024

Yann Moix vient de déclarer que « notre époque est d’une bêtise sans nom », comme si ce n’était pas la chance de sa vie. Car c’est en couchant avec la bêtise sans nom qu’il s’en est fait un. Je ne sache pas une seule civilisation qui eût fait place à un tel accumulateur d’inaptitudes. Ce Gaudissart ingrat perd l’occasion d’un peu de noblesse en médisant de l’époque qui le rend possible. 

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Un opulent volume des œuvres de Ionesco paraît dans la collection Quarto de Gallimard : l’on y trouve son théâtre, des textes autobiographiques, un scénario, des illustrations… L’affaire est cohérente, brillante, élégante. Inutile de démontrer l’évidence, ainsi disons-le tout net : acquérir un tel livre est un devoir d’honnête homme. Voudrait-on se dispenser des impressionnantes vocalises dont Ionesco dote ses scrupuleux clowns, ou de sa généreuse peinture des gesticulations humaines ? Mais depuis sa disparition il y a 30 ans, l’auteur des Chaises et de Jeux de massacre ne reçoit plus l’onction des modes. Ionesco fut naguère au cœur des succès populaires, et il dut traverser après sa mort une nécessaire métamorphose. Contrairement à tous ces scribes dont le babil a réuni cent mille clients de leur vivant mais ne parvient pas à en retenir un seul après leur mort, Ionesco a désormais les véritables lecteurs dont jouissent les œuvres impérissables. Son accession à l’intemporel a paisiblement eu lieu, mais ce qui est assuré et serein est silencieux aux foules. La même illusion qui fait croire aux gogos que la plénitude est un vide leur fait dire que son œuvre a décliné alors, au contraire, qu’elle est entrée dans la vie de ceux qui en ont une. Au sommet il y a moins de monde, mais on voit mieux les cieux. 

Laissons au gros public la fable du « théâtre de l’absurde » : cette notion dérisoire fut inventée par les thuriféraires du progrès pour dévaloriser la portée apocalyptique de la dérision. Ionesco y est étranger : enracinons son art dans la vérité de ses généalogies littéraires. Tout est dit dans ses Notes et contre-notes : face aux phrases creuses des méthodes « Assimil anglais », l’auteur explique la genèse de son œuvre : « M. Smith mange des pommes de terre », « Mme Smith est chez le coiffeur… », de ces vacuités il fait un cadavre exquis, dans la pure tradition surréaliste. C’est le début des années 50 et Breton a depuis longtemps étouffé le surréalisme sous sa toge de consul rébarbatif. Malgré des encouragements, l’humour tragique dont use virtuosément Ionesco n’est pas de nature à recevoir la bénédiction plénière du censeur hiératique, et d’autant moins que les racines poétiques de l’auteur de La Cantatrice chauve, par-delà le surréalisme, vont au céleste tellurisme de Dada : à 35 années de distance, le chef-d’œuvre du jeune Ionesco ressemble au théâtre de Tzara, à telle enseigne qu’on croirait parfois lire Les aventures de M. Antipyrine. Les deux itinéraires sont distincts mais l’humus est le même. L’inflammation des mots met ici en scène une humanité indigne de sa parole, indigne de la richesse qu’elle reçoit du Verbe. L’humain fomente la monnaie de la communication pour tuer l’or de la communion au Logos. Comme dans le diagnostic établi par la révolte dadaïste, l’homme que dessine Ionesco bouche le ciel et s’entend à détruire dans de violentes formes d’aliénations la lumineuse munificence dont il naît. L’humain brise la force du Verbe quand il en devrait être l’épiphanie. Ce péché originel, Dada le conjure par une réconciliation des choses au sein d’un fusionnel éclat de mots. Mais utilisant les ressources dialectiques de la scène et de ses affrontements, Ionesco y projette d’immenses dialogues de sourds en un fracas de personnages ahuris. Avant que ce ne soit notre tour, ils subissent les conséquences de mutations abominables auxquelles nous ne désirons si ardemment de demeurer aveugles que parce que nous en sommes coupables. Le théâtre que dresse Ionesco est cette conflagration qu’embrase, dans le mépris du Logos, la croissante complaisance de l’humanité envers ses bassesses. 

Maxence Caron

Service Littéraire, n° 181, mai 2024

Le Bloc-notes de Maxence Caron (été 2023)

Après la grandiose publication de sa Correspondance aux Belles Lettres en 2018, les Œuvres de Bonnefoy paraissent dans « la Pléiade ». Nécessaire et magnifique ouvrage. Il fut conçu par l’auteur même (mort en 2016). Les publications d’œuvres poétiques complètes sont devenues trop rares pour que soit facultatif d’apprécier ce volume dans toute sa portée, au-delà même de nos préférences. Bonnefoy proteste de près d’un siècle d’existence au service du verbe : cela se lit ! Et pour ceux à qui la réalité d’une bibliothèque n’est pas encore devenue étrangère, cela y entre. Disons notre gratitude à l’éditeur. Lors en effet que Gallimard n’omet pas de laisser travailler les gens de talent ou n’abandonne pas le pouvoir à d’impuissants préfets éditoriaux, alors, mieux qu’excellent, le résultat est toujours définitif. 

À cet égard, une leçon immédiate et paradoxale se prend de la lecture des œuvres de Bonnefoy. Un centième des œuvres que publie Gallimard est composé de véritables auteurs, et constitue ainsi, en soi, la spectaculaire condamnation de tout ce qu’imprime par ailleurs l’éditeur. À rebours de son habituelle complaisance envers les auteurs calamiteux, en un grand dédoublement schizophrène qui est peut-être une forme d’expiation, la maison Gallimard lance là, au-dessus de sa tête, la vigilance de Bonnefoy qui, dressant un œil d’art, se fait toujours un devoir de ne pardonner aucun compromis : c’est face aux choix de son propre éditeur que s’érige l’intemporalité de ce livre dont nous voyons Bonnefoy brandir la borne désapprobatrice. Ce fait compose une thématique explicite au cœur même des œuvres ici rassemblées. Faut-il dès lors admirer le courage d’un éditeur qui supporte la publication dont le contenu l’humilie ? Ou déplorer qu’il soit dans la situation de se devoir donner la discipline ? 

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Depuis soixante ans on nomme « progressiste » celui qui, non content de n’écouter plus que le chimpanzé qui est en lui, prend ses préjugés pour des axiomes. 

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Lorsque l’on se fut mis à crier partout que des hommes descendaient des singes, beaucoup eurent forcément la tentation de rechercher des suspects. 

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L’on entend parfois, grossièrement, et comme pour cacher une vérité immense, que « les Juifs » ont crucifié Jésus. Quelques Juifs, oui, dont certains notables hiérosolymitains qui, s’ils étaient nés au XIXe siècle, eussent fait la proie préférée des pourfendeurs de bourgeois. Les Juifs n’ont pas crucifié Jésus mais les Juifs ont annoncé Jésus. Les Juifs ont prêché Jésus. Les Juifs ont converti le monde à Jésus-Christ. Et se mêlant à ceux dont ils sauvaient les vies in æternum, d’eux-mêmes les Juifs se sont appelés Chrétiens. D’où ces paroles considérables que prononça la bouche de la Vérité : « Salus ex Iudaeis est, le Salut vient par les Juifs. » (Jn IV, 22)

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Le neurasthénique est un individu à qui il semble avoir souvenir du lendemain. À l’échelle collective c’est une population dépressive. Caïn était dans sa tombe et ne regardait pas Dieu… 

Maxence Caron

Service Littéraire n° 172, juillet-août 2023

Le Bloc-Notes du « Service Littéraire » (mars 2020) : « Marc Fumaroli : une Oeuvre »

Service Littéraire, numéro 137

Bloc-Notes de Maxence Caron (mars 2020) dans le Service Littéraire :
Marc Fumaroli : une Oeuvre

Nicolas Poussin, L'institution de l'Eucharistie

Marc Fumaroli : une Œuvre

L’on aurait tort d’imaginer que la gendelettrerie aime les œuvres véritables : n’ayant pas l’ambition d’en faire elle ne sait pas l’intérêt d’en lire. Comme n’importe quel gueux dispersé dans le divers et mû par ses amibes, l’alphabétisé majoritaire, surtout lorsqu’il se préjuge écrivain, se travaille diligemment à perdre dans les raffuts le sens de l’essentiel. « Écrivain » : sous-catégorie de la cuistrerie, feignant de condamner son époque afin de s’y faire une place, et dont l’esprit de collaboration, occupé au perpétuel commentaire des écrits de circonstances, néglige d’honorer l’œuvre d’art et se trouve incapable d’en créer. À pot et à rôt avec l’inutilité de chahuts minuscules qu’il croit des événements, « l’écrivain » traîne une oreille si affangie par les bruits du monde qu’elle ne sait entendre l’œuvre quand elle se lève. En vertu de la maxime de dépravation corniaude qu’ils ont choisie pour injonction, les gendelettres préféreront pour la raison même qu’elle est nulle toute production qu’aucune histoire ne retiendra. C’est au milieu de ces très obéissants serviteurs de l’occasion que les livres de Fumaroli paraissent depuis quarante ans : leur auteur est honoré par les institutions, mais la dimension profonde de cette œuvre bâtie dans la force d’une pensée originale, demeure aussi inaperçue que leur auteur est académiquement visible. Le dernier livre de Fumaroli, Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime (Gallimard), manifeste par soi combien il se déduit d’une Œuvre subsistante dont, par-delà le temps, la vie ne fait que commencer. Naïf fût qui le lirait comme le travail d’un banal historien. C’est pourtant ainsi que l’éditeur présente l’auteur. Au lieu de réserver à Fumaroli un volume de ses collections canoniques, il lui fabrique un grand livre d’art rassemblant ses essais inédits. Cet ensemble splendide est présenté avec désinvolture par qui semble honorer par devoir un connétable ou un consul, mais n’avoir nulle conscience de la prééminence de l’Œuvre en qui s’inscrit ce qu’il publie. Ce livre magistral est un heureux malentendu né du respect accordé aux bruits que font les grandeurs d’établissement.

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Fumaroli conçoit cependant l’existence comme un art du silence studieux, et c’est dans cet otium, dont les honneurs de la vie publique consistent à garantir paradoxalement la clôture, que vient la paix où l’on reçoit la connaissance de l’immuable. La pensée fumarolienne reçoit d’en-haut l’intangible réalité dont le silence suprême seul fait autorité. C’est en habitant cette insaisissable dimension que naît tout possible regard sur la beauté. La tâche consiste alors à dire inlassablement la beauté aussi bien dans son éclat que là où elle se cache. Allant chercher la force civilisatrice du Beau en des lieux historiques insoupçonnés, Fumaroli déploie ainsi son œuvre comme le poème en prose d’un érudit méditatif. Vere tu es abscondita pulchritudo, véritablement tu es la Beauté qui se cache : tel est le mot qu’il adresse à son objet. Il lit le cœur de l’histoire avec Pascal et en écoutant Isaïe. Ayant consacré sa vie à déceler la beauté, Fumaroli fut donc à l’ex-primer, et à doter la langue d’un si remarquable style qu’il puisse faire sentir l’immatérielle texture de ce dont il parle. Quand le son et le sens font un, il y a poëme. Avec force de science, Fumaroli plonge dans le Poëme fondamental et rapporte une œuvre d’art. Lorsqu’une époque n’a plus même idée d’une vérité supérieure aux opinions, et que les « écrivains » sont fiers d’être devenus de la valetaille à débats, loin d’eux l’œuvre déploie son objectivité : indépendamment du caquet des coucheurs et des allongés, elle est. Ce siècle microscopique se cherche des grands hommes, et se découvre des Chastel, des Dumézil et des Duby. Il y a bien plus ici que Duby ! Mais c’est à Duby qu’une collection distinguée vient de donner son tombeau de cuir. Les hommes pensent décidément comme entre deux vins. Laissant telle vide momie que ne remplit que de la bandelette à momie, et « docte déjà par chemins », je dis le nom de Fumaroli, car il résonne parmi les immortels parchemins.

Maxence Caron