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Descartes lilliputié
Avec ses deux récents volumes d’œuvres de Descartes, la « Bibliothèque de la Pléiade » soumet son propre nom à l’oxymore : on se demande en effet quels rapports de tels ouvrages pourraient bien entretenir avec une bibliothèque. Profondément maltraité, le génie de Descartes y est cerné par la confite gueusaille des spécialistes poudrés. Ils se sont tous donné rendez-vous dans ce double volume d’une collection à qui les naïfs prêtent des mérites qu’elle ne se soucie plus d’acquérir. Ceux qui l’applaudissent systématiquement sont comme le bourgeois qui, traînant son suif au spectacle du samedi, vivrait trop douloureusement de ne pas applaudir par principe, dès lors qu’il implique non seulement son argent mais l’espoir qui rend respirable sa semaine insensée, celui d’être un privilégié ; car il serait trop éprouvant de dénoncer le contrat que l’illusion des servitudes volontaires contresigne. De cette relation aveugle que certains entretiennent avec elle, cette collection profite pour servir souvent des éditions navrantes. Voici quelques mois, après Aristote, Villon, Nietzsche ou Louise Labé, on y assassinait Baudelaire. Aujourd’hui c’est Descartes.
J’aurais aimé disserter longuement sur le style admirable de l’auteur du Discours de la méthode qui est l’un des plus beaux textes de la langue française ; disserter sur cette langue qui n’est plus celle du XVIe siècle et qui n’est pas encore celle du XVIIe de Louis le Grand ; sur cette langue miraculeuse et fondatrice dont il n’était pas évident qu’elle existât quand les sciences voulaient parler latin. Il y a tant à dire sur ce style dont l’audace s’enracine dans celle d’Amyot, l’évêque d’Auxerre et précepteur d’Henri III, qui traduisit tout Plutarque pour son royal élève et fut ainsi le premier à donner à la philosophie une langue française si puissante qu’elle décida Montaigne à écrire ces essais vernaculaires auxquels répondent les pages cartésiennes. Il y avait tant à dire, mais pour pouvoir dire ces beautés il faut un public qui ne saurait exister si on le nourrit dans des éditions pareilles ! Qu’ai-je à lui reprocher ? D’induire constamment le lecteur en erreur par l’idéologie et la fadeur revendiquées de ses palabres critiques. Préfaces, introductions, notices et notes : l’ouvrage est dirigé par tout ce que l’université contemporaine compte de plus intellectuellement insignifiant et inapte à comprendre qui fut Descartes et ce qu’est sa pensée. Que voit-on d’un grand auteur lorsqu’il est sans cesse rapporté aux obsessions du jour par l’objectivité arbitraire des laborantins avariés. Constamment arraché au sens de ce qu’il pensait par un clan de petits autocrates arriérés que l’histoire ne retiendra pas et dont l’industrie s’épuise dans l’effort d’être cuistres, l’auteur des Méditations métaphysiques disparaît à parution. La grande tradition française des lectures cartésiennes, qui commence avec les belles intuitions portées par Bérulle sur le jeune philosophe, et s’achève avec deux ultimes maîtres, Alquié et Gouhier, est méprisée au nom du néant : il en ressort un auteur chimérique autour duquel s’excitent ces sorbonnagres sans sève. De cet exercice de cagibi nul lecteur ne tirera profit. Et du bruit que fait cette faillite s’aperçoit l’histoire d’une collection, car il y eut le Gallimard de la Pléiade qui publiait Plutarque dans la traduction d’Amyot avec quelques notes essentielles, et il y a le Gallimard de la Pléiade qui publie un attroupement de croulants consensuels à qui le texte de Descartes n’est qu’une note au-dessus de leurs bas de pages.
Impossible de ne regarder que le texte sans croiser le regard de ces raseurs papyrologiques dont les babillages concentrent tout l’effondrement de l’institution depuis les années 1980. Où lirons-nous alors l’œuvre cartésienne intelligemment et en toute sérénité ? Tout simplement dans l’édition du grand Ferdinand Alquié, qui est incomparablement la meilleure (3 volumes chez Classiques Garnier). Là les introductions et notes sont décisives. Mais si l’on parle d’Alquié à un universitaire, tel un dyspepsique automate il rotera ce bruit : « La recherche a progressé ! », puisque « la recherche » c’est lui… Pour qui ne saisit pas l’obscénité de la situation institutionnelle, je ne peux rien. Pour les autres, j’espère tout.
Maxence Caron
Bloc-notes de Maxence Caron, Service Littéraire, n° 188, janvier 2025