Le doute avant la foi. Maxence Caron, l’un des meilleurs spécialistes français de Heidegger, publie un Bréviaire de l’Agnostique, un recueil d’aphorismes écrits avant sa conversion au catholicisme.
Maxence Caron (né en 1976) s’est imposé depuis plusieurs années maintenant comme une figure singulière dans le paysage intellectuel français. Écrivain, philosophe, éditeur, musicologue et musicien, touche-à-tout surdoué et bourreau de travail, ce catholique au tempérament de feu qui se dit lui-même « anarchiste de droit divin » a publié pas moins d’une quinzaine d’ouvrages depuis 2000. En 2005, il se fait connaître en étant lauréat d’un prix de philosophie de l’Académie française pour une monumentale étude sur Heidegger de presque mille huit cents pages (Heidegger. Pensée de l’être et origine de la subjectivité, Cerf). En 2009, il publie La Vérité captive. De la philosophie (Cerf – Ad Solem), imposant livre de mille trois cents pages constituant la première partie d’un nouveau système de philosophie qui entend dépasser un certains nombre d’impasses de la pensée contemporaine. Il s’illustre par la suite autant dans la poésie mystique (Le Chant du veilleur. Poëme symphonique, Via romana, 2010) que dans la musicologie (La Pensée catholique de Jean-Sébastien Bach. La messe en si, Via romana, 2010), le roman (L’Insolent, NiL, 2011) ou bien encore le journal (Journal inexorable, Via romana, 2012). Fondateur en 2006 de la collection « Les Cahiers d’histoire de la philosophie » aux éditions du Cerf dont il a dirigé lui-même plusieurs volumes collectifs, Maxence Caron est maintenant un personnage bien connu de la vie intellectuelle, littéraire et éditoriale française.
Caron avant Caron
Son dernier livre, intitulé Bréviaire de l’agnostique, est au moins intéressant à double titre. D’une part, il s’agit d’un recueil de textes écrits en 1994 à l’âge de dix-huit ans, c’est-à-dire avant que l’auteur ne connaisse une conversion au christianisme qui a changé sa vie, à l’âge de 22 ans. C’est en quelque sorte Caron avant Caron. Augmenté d’un prologue intitulé « Vingt ans après, l’auteur injurié par l’époque », le recueil se compose d’aphorismes, de fragments et de poèmes répartis en cinq sections d’inégale longueur. L’écriture aphoristique, le fragment et le court poème sont autant d’occasions de fulgurations, de provocations et d’appels à penser : « L’aphorisme n’impose aucune pensée. Il impose de penser. »Le jeune Maxence Caron semble être, à l’époque de l’écriture de ces textes, très marqué par Cioran dont il s’est détaché par la suite et auquel, du reste, quelques fragments sont directement consacrés. Caron (par ailleurs quasi-anagramme de Cioran à une lettre près) ausculte ainsi le néant de la vie humaine, l’ennui, la fatigue d’exister (« Tous les êtres sont malheureux. Ceux qui le savent ne se droguent pas. »). On retrouve ainsi dans beaucoup d’aphorismes la lucidité du moraliste face à la réalité de ce que sont et seront toujours les hommes (« Je crois à un humanisme, mais sans les hommes. »). Pessimiste, parfois misanthrope : « La démocratie s’adresse à des peuples mûrs ; une masse ne l’est jamais. » Mais ce bréviaire n’est pas athée, il est agnostique. On sent ainsi une conscience qui s’interroge, qui tâtonne dans sa recherche personnelle, intellectuelle et spirituelle et pour qui les aphorismes, fragments et poèmes sont une occasion de progresser dans la connaissance de soi. Car « agnosticisme », dans l’esprit du jeune Caron, n’est pas synonyme de « scepticisme ». Preuve en est un fragment assez long de la troisième partie intitulé « Quelques doutes sur le scepticisme » : « Nier sans cesse a toujours lieu sur fond de pensée absolue et de gouffre. » C’est là, en germe, l’une des intuitions de La Vérité captive qui montrera la nécessité de réactiver la notion de vérité sans laquelle l’acte même de penser perd toute cohérence et tout sens.
Une pensée naissante
Et l’on retrouve ici le second intérêt de ce Bréviaire : celui de voir une pensée à l’état naissant. Tel livre, tel essai, tel article ou texte publié par la suite sont déjà contenus, pour ainsi dire, en germe dans tel fragment, telle phrase ou tel aphorisme. Les centres d’intérêt de Caron semblent déjà là et rendent possible cette lecture à rebours : la littérature, la philosophie, la musique (deux longs fragments consacrés à Beethoven), l’interrogation métaphysique et spirituelle, l’esprit irrévérencieux et satirique, etc. Et déjà une recherche dans la langue et le style. Bien sûr tout n’est pas là : Heidegger, auteur central pour Caron dont il est sans doute le meilleur spécialiste en France, est ainsi absent. Il n’est en tout cas pas directement cité bien que l’auteur l’ait déjà lu à l’époque. Mais on sent déjà dans ces pages un souffle, une exigence et une rigueur qui ne feront que s’amplifier et s’intensifier par la suite. Entre l’agnostique de 18 ans et le mystique de 37, il semble y avoir moins de rupture que de continuité. Bref, un petit livre roboratif et stimulant qui constitue, à tout prendre, une bonne introduction d’ensemble à l’œuvre déjà imposante de Maxence Caron. À conseiller d’urgence à ceux qui voudrait découvrir cet auteur hors normes.
H. de Monvallier
Le Monde des Religions (voir ici)
Maxence Caron, Bréviaire de l’agnostique — Premières pensées. (Paradoxes, aphorismes, poèmes), préface d’Alfred Eibel, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 160 p., 15 €.