Trouvères en guenilles
Comment ennuyer son lecteur, son auditeur, ou simplement ses amis ? En leur parlant de poésie, bien sûr. Nous n’allons donc pas nous en priver. Nous entendons poésie ici au sens le plus fort, le plus épineux, le plus profond, c’est-à-dire poésie écrite aujourd’hui et entachée de résonances mystiques. Poésie chrétienne, poésie catholique créée en ce moment, à qui aucune grande maison d’édition, aucun grand organe de presse ne voudra prêter nul secours. Car vous comprenez, la poésie, ça ne se vend pas et le ton est plus que jamais à ce que Rimbaud annonçait dans son dernier poème : « A vendre, à vendre, à vendre ! »
Ainsi nous parlerons de deux trouvères en guenilles, deux fols qui en Christ ont tellement confondu leur espérance qu’ils sont allés jusqu’à chanter l’Amour du Grand Roi sur le papier, en souhaitant que d’autres reprennent des lèvres et de la gorge leurs paroles, Florentin Benoît d’Entrevaux et Maxence Caron.
Le premier de ces larrons du verbe, jeune homme qui vit une existence érémitique en Ardèche, nous donne avec Vers l’Autre un recueil de cinq ans de poèmes publiés goutte à goutte dans la revue qu’il a fondée et dirige, Poésie Directe. Sa prosodie est infiniment dépouillée, franciscaine, sœur de la vraie pauvreté, humble et tout entière tendue vers ces monts d’où viendra le secours :
« J’AI SOIF… / ne crois pas que je n’entends pas / mais je n’ai que mes larmes
J’ai SOIF… / je reconnais l’une de tes dernières paroles / mais je n’ai que mes larmes / je voudrais bien te désaltérer, t’apaiser / avoir soif avec toi / mais je n’ai que mes larmes ».
Chant de Gethsémani, de la douleur et du renoncement, de la nuit de l’esprit, cet ouvrage est un sentier de guérison pour cœur contemporain en déroute.
Chez Caron, philosophe, homme de lettres et musicologue de la même génération, le verbe est plus haut, comme un Pantocrator qui répond à la Piéta de Benoît d’Entrevaux. C’est à l’« Incalculable Transcendance, Substance proche insituable », à l’« Indicible Toi, très-haut Roy et très-haut Seigneur, Toi Celui qui est et qui dit seul à vrai : “Je suis”, Toi, Dieu, la Différence infinie » que l’orant s’adresse. S’y conjoignent comme en une liturgie des Heures la soif de l’impossible musique absolue, la louange de l’Unique, et les lauriers de la doctrine sacrée.
On le sait trop, et c’est pourquoi on ne veut se l’avouer, il faut pour entendre cette poésie qui devient enfin ce qu’elle a toujours été, une prière surabondante, du temps, du silence, de l’otium, un désir de paix intérieure. Tout ce dont l’époque nous prive qui nous promet au contraire comme Méphistophélès à Faust les délices de la vis sans fin du monde.
La question demeure posée, même si nous refusons d’y répondre : pourquoi nous autres Français, ne lisons plus de poésie et en produisons si peu d’universelle (je sais, nous avons tous des fonds de tiroirs débordant de péans, de dithyrambes, d’épithalames et de chagrins d’amour, en alexandrins, en hendécasyllabes et même en iambes pour les plus branchés) ? C’est tout de même extraordinaire un pays où l’on produit pas moins de six cents romans au temps des vendanges et, sinon le sinistre Yves Bonnefoy qui à 90 ans bien tassés n’a toujours rien à déclarer, aucun poète organique, réenchanteur, qui fasse l’unanimité. On objectera que nous avons quelques chanteurs harmonieux, mais c’est souvent que l’on confond poésie et bluette, la bluette ne pouvant être qu’une part inférieure du grand chant. Alors quoi ? Temps de cancres réalistes, époque de performance, moment ultrarationaliste, chute de la vigueur de la langue française ? Oui, tout cela est bien vrai. Oui. Mais – je dis ça pour les deux lecteurs qui m’ont suivi jusqu’ici – entre nous, le fond c’est que nous ne savons plus prier. Et peuple qui ne prie ne chante non plus.
Jacques de Guillebon
La Nef, mars 2011