« La Vérité captive », par Jean-Louis Vieillard-Baron

Maxence Caron, La Vérité captive – De la philosophie, Paris, Le Cerf, 2009, 1120 pages.

Jean-Louis Vieillard-Baron.

Revue philosophique, n° 2/2011.

 

Le très beau titre de ce livre donne déjà à penser : que signifie la « vérité captive », sinon qu’elle a été capturée, et par qui ? Ce monumental ouvrage commence par affronter la haine de la philosophie, sous le nom de « misosophie » ; et cet emprisonnement de la philosophie se fait au nom de Heidegger, de la critique de la métaphysique, critique destructrice ou déconstructrice mise en programme, chacun trouvant une exception, soit chez Descartes, soit chez Schelling, pour aboutir à une théologie négative en laquelle s’engouffre tout Dieu vivant. Ces tendances conduisent, selon Maxence Caron, à considérer comme « traditionnaliste » toute position qui n’est pas nihiliste ou antimétaphysique. Il est vrai que si Dieu est l’objet = x dont on ne peut rien dire, on peut aisément le passer sous silence, et faire comme s’il n’existait pas, ce qui a l’avantage de faire l’économie d’une difficile démonstration de sa non-existence. Il y a chez Caron un courage et une énergie de la pensée qui tranche avec les travaux universitaires préformatés, sérieux et sans intérêt. Mais il est difficile de donner une idée de la richesse extrême de cet ouvrage, très personnel et très informé.

L’interrogation sur la transcendance est fine : elle distingue le transcendant, qui, étant le Principe éminent, est au-delà de l’être et du devenir, et le transcendement, mouvement perpétuel de dépassement, qui est toujours le transcendant de quelque chose, principe du monde, aliéné au monde en quelque sorte. Une grande étude préliminaire, intitulée « Renaître : la Pensée de la Différence fondamentale », datée de Novembre-décembre 2005, s’appuie tout autant sur la littérature inspirée (Claudel en particulier) que sur la philosophie et la théologie des Pères de l’Église. Il y a un élan constructif dans cette démarche, qui tend à se faire prophétique en étant décisivement affirmative. Suit un tableau de la pensée française contemporaine : un chapitre sur « Levinas et le sanatorium calomnieux », « Derrida : le marécage des marges », « Jean-Luc Marion : d’un don dont rien » (p. 347-438). Ce tableau est très négatif, stimulant, et met en avant le préjugé immanentiste de ces trois philosophes. La discussion du « phénomène saturé » comme « séquestration de la conscience et de l’intelligence à cet empirisme réductionniste » du « se-faire-sentir » est incisive et passionnée (un peu trop sans doute). L’auteur revient ensuite à des choses plus sérieuses : « Hölderlin et la piété double », superbe méditation sur la communion hölderlinienne avec le divin. Le chapitre consacré à Hegel est plus conventionnel, puisqu’il consiste à montrer que Hegel refuse toute Transcendance, en absolutisant toutes choses, d’une façon « risible », et en réduisant le Principe à être processus. Un chapitre est consacré à Mallarmé, qui abandonne l’Absolu pour en préserver l’absoluité ; un autre à Heidegger que l’auteur considère comme très méconnu. Qu’il suffise de renvoyer à l’énorme ouvrage de Maxence Caron sur Heidegger (Paris, Le Cerf, 2005).

Ce livre est « hors norme » ; il n’a rien à voir avec une thèse universitaire raisonnable et bien calibrée. Un tempérament philosophique libre s’y révèle, associant intimement la lecture des philosophes, des poètes et des théologiens. Une grande élégance d’écriture, un souci sincère de communiquer lui donnent un caractère fascinant et convaincant.

Jean-Louis Vieillard-Baron