C’est Léon Bloy qui, en 1890, écrivit le premier sur le génie de Lautréamont. Personne ne savait alors l’identité de l’auteur : le nom d’Isidore Ducasse, mort à 24 ans en 1870, était inconnu. Et personne n’avait lu les Poésies I et II que Ducasse avait publiées sous son nom quelques mois après avoir été le « Lautréamont » des Chants de Maldoror. Bloy écrit donc sans avoir idée de la « conversion » dont ces Poésies font état, qui commencent par cette phrase : « Je remplace la mélancolie par le courage, la doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, le doute par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie. »
Le seul exemplaire conservé des Poésies sera découvert par Rémy de Gourmont à la Bibliothèque nationale en 1891, un an après le texte bloyen. Et l’oeuvre ne paraîtra qu’en 1919, deux ans après la mort de Bloy.
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LE CABANON DE PROMÉTHÉE
À Georges Rouault
Les imaginations mélancoliques ont toujours adoré les ruines. Les employés de la Tristesse et les Comptables de la Douleur ont à peine, quelquefois, d’autres domiciles pour se repaître, pour se propager et pour s’assoupir.
C’est là, surtout, qu’en des songes de suie ou de lumière, leur viennent les péremptoires suggestions d’un Infini persistant, quoique mal famé, dans l’auberge de l’existence où l’on s’accoutume, de plus en plus, à bafouer les éternités.
Il est certain que les très-vieilles pierres, anciennement remuées et taillées par l’homme, dégagent d’immortels effluves de toutes les âmes disparues qu’elles abritèrent autrefois et qui les avaient oxydées de leurs joies ou de leurs douleurs.
La patine des murs tombants fut, à la longue, déterminée par l’haleine des cœurs en travail d’angoisse et par les moites mains qui tremblèrent, en s’y appuyant, au milieu des siècles.
Les yeux même, les pauvres yeux qui les regardèrent si souvent, comme un horizon, avant de s’éteindre à jamais, semblent avoir laissé quelque chose de leurs clartés, calmes ou tragiques, sur ces réflecteurs attentifs de tant de périssables flambeaux.
Et les ruines vont toujours se multipliant, jusqu’à tout combler, sur notre planète sénile qui n’en roule pas moins dans le merveilleux espace, — comme une cinquième roue d’Ézéchiel rebutée du camion des prophéties, — offrant impassiblement aux jours et aux nuits le Dies iræ silencieux de ses implacables poussières.
On en voit de ces reliques de la ténébreuse histoire, qui assument, en quelques pieds carrés, la moisissure de plusieurs empires archi-défunts dont nul peuple ne se souvient et qui font éclater l’insuffisance des savantissimes. Il en est d’autres moins émiettées, moins pilonnées par le temps, qui vocifèrent à leur façon, par leurs fentes, par leurs crevasses et du fond de leurs alcôves de reptiles, l’invalidité des catastrophes ou des épopées d’hier, dont nos mandarins sont à peine mieux informés.
Toutes, en vérité, sont néanmoins, très-puissantes sur le rêveur penché au-dessus du puits de la Mort qui est précisément son âme, — au fond de laquelle chaque atome croulant produit un tonnerre composé des éclats de joie ou des sanglots, des rugissements d’amour ou des ramages de désespoir de plusieurs millions de cousins germains qu’il n’a pas connus, mais dont il répercute, en sa profondeur, la dolente consanguinité.
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Il est une autre sorte de ruines, un peu plus curieuses, vraiment, que toutes les ruines fameuses de l’Orient ou de l’Occident qui font bramer les poètes et blanchir les archéologues.
Celles-là, nul ne les explore, le monde ignore jusqu’à leur existence et la sollicitude réclamière des guides ne les signale jamais à l’attention des crevants d’ennui qui font voiturer leurs carcasses pleines de dégoût sur l’épine dorsale du globe.
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