Le Bloc-Notes de Maxence Caron, déc. 2019 : « Philippe Muray et la conspiration des égaux »

Service Littéraire, numéro 134

Bloc-Notes de décembre 2019 : Philippe Muray et la conspiration des égaux.

Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte bien plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).

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Philippe Muray et la conspiration des égaux

 

Le Journal de Muray vient de paraître, au beau milieu des comices agricoles de novembre – certains disent « prix littéraires ». Il vient gâcher « la fête » juste avant les fêtes. La porcinité homofestiviste d’Homo Festivus aura la conscience moins tranquille. Le volume publié aux Belles Lettres (Ultima necat III – 1989-1991) n’est pas n’importe quel tome de ce Journal, mais correspond au moment où l’auteur accède à sa pleine maturité. Entre commémorations du bicentenaire de la Révolution et mise en cause de l’esclavagisme qu’essaie sur lui la maison Grasset, Muray sort son premier ouvrage majeur, L’Empire du Bien, et trouve aux Belles Lettres cette liberté d’expression dont le privaient ses précédents éditeurs idéologues : Sollers, Enthoven senior. Muray est d’une instructive clarté sur le sujet : d’eux l’on ne reçoit qu’à la condition de s’être vendu, et Muray n’est pas à vendre. À ce titre il publiera On ferme.

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Le Journal de Muray est une entreprise géniale dont la richesse devrait faire taire les poisseux qui se plaisent à opposer chez l’auteur le pamphlétaire et le romancier. Pour bâtir son observation d’une société célébrant sans cesse sa propre image, Muray a compris que l’imaginaire ne pouvait plus servir de matériau romanesque puisque cette société ne cessait de fabriquer elle-même du fantasme et de fêter ce fantasme afin d’en redoubler l’effet stupéfiant. Pour dessiner une nouvelle Comédie humaine, il faut ainsi non pas ajouter de l’imaginaire sur cette masse fantasmagorique, mais montrer chaque délire à l’état naissant. Le roman que Muray écrit c’est ce gigantesque travail de description qui se déroule au présent et sur de multiples fronts, dans ses chroniques et dans son journal. Écrire le roman d’une époque vomitivement bovaryque et célébrant son propre fantasme, se fait ici non dans l’invention de récits, mais dans le récit quotidien des inventions et mutations du narcissisme festif. Par-delà ses propres romans, Muray romancier, en tant que tel, c’est l’auteur de ce diaire monumental où défilent autant de combats, de personnages et de situations que dans Monluc ou Saint-Simon.

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Muray refuse la clôture mentale et la psychose volontaire d’une « littérature » qui « photographie le photographe » (20/07/1990) : le roman n’a d’existence possible qu’en dehors des références imposées par le fanatisme de l’ère narcissique. Avant que les mutants multi-connectés n’inventent, pour reproduire indéfiniment leur propre image, le godemichet facial électronique (ils disent « portable ») puis ne fassent jaillir, général, ce flot photographique de monomes autodosodomisés (ils disent « selfies »), Muray montre qu’existe, en amont, une abdication philosophique : le choix d’un narcissisme dogmatique, l’autoglorification de normes morales lisses comme les culs dépilés de la rue des Archives, et dont, abdiquant toute exigence, le roman veut se faire le médiateur, le « media ». Lorsque ce qui doit être art est devenu le « media » des valeurs du monde, il n’y a plus d’art possible. Ainsi, « très peu de livres de notre époque survivront » puisque les auteurs ne veulent plus de chefs-d’œuvre (26/11/1990). N’importe quel jobastre croit certes avoir écrit un chef-d’œuvre après que tout ému de soi, trois lignes lui sont éternuées ; mais nul n’accepte de travailler à bâtir l’œuvre neuve au cœur du génie, et en assumant ce que suscite la virginité de cette radicale nouveauté : solitude, insulte et marginalisation. Les nombreux ne supportent jamais l’immortalité d’une œuvre qui se fait en même temps qu’eux-mêmes se défont dans le seul souci de quémander l’aumône d’être aimés. Que savent-ils du face-à-face avec l’Essentiel dans lequel se construit la singularité de l’œuvre ? Rien, et ils n’en veulent pas, et ils n’y pensent pas, et ils se photographient photographiant : c’est l’ère de l’exhibitionnisme intéressé, des opinions et des commentaires ; c’est le moment des « critiques » ombilicaux, teigneux et invertébrés qui sont à l’artiste, dit Flaubert, ce que le mouchard est au soldat. Éducateur, le génie de Muray rappelle quelles sont les conditions du génie. Le génie détache et forge le caractère de l’artiste contre la conspiration des égaux.

Maxence Caron

« Muray chez sosialistes et rathées » : de Maxence Caron dans la « Revue Littéraire » de Léo Scheer

revue littéraire LéoScheer avril 2015

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Muray chez sosialistes et rathées

La parution d’Ultima necat

par

Maxence Caron

 

Une contraction historique accoucha d’un monde perdu pour la littérature : le leur. Les quelques esprits qui savent composer sur la gamme révélée par l’Impérissable se tiennent plus que jamais en solitude : s’il leur arrive d’entrer en résonance les uns avec les autres, là n’est cependant pas leur question, et ils savent proche l’éclat de ce dont cette renaissance leur parle qu’en silence ils portent devers eux. Et si est-ce en ce contexte étrange, et entre deux mondes, que paraît le journal de Muray : à la fois tellement en avance sur la masse trop humaine de ceux qui le liront dans la fascination ou le rejet, et tellement en retard sur la vocation des quelques-uns qui avec respect verront se dessiner, dans la Pensée, le visage véritable des décisions ontologiques prises par cet auteur.

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 Les six-cents premières pages du journal murayen divisent les opinions de ceux estimant qu’il importe de donner son avis et que la parole est une affaire d’opinion. À la pullulante bedeaudaille de plume surgie du siècle d’enfer, à cette race parvulifique que jaboter remplit d’une certitude chaleureuse, la recherche fondamentale semble vouloir céder ; et, d’un articlier à l’autre, le Concept abdique face au convulsif boutoir de la récupération idiosyncrasique.

Tout comme des bancs de chameaux que parmi le sable odieux et kilométrique l’on verrait confrontés à la discrète, soudaine et déroutante présence d’un edelweiss, les plumitifs répandus dans les déserts francoccidentaires, tous les unanimes et mourants défenseurs de la liberté de mal s’exprimer, ont vu, sourdant insolemment au sein des habitus et coutumes de leur plein vide, un livre véritable ; ils ont vu ses exigences, son irréductibilité, ses difficultés, ils ont vu également, inattendue, son incongruité même par rapport au sentiment que l’on avait construit autour de l’auteur, déjà. Personne en revanche n’a vu, par-delà les avis endémiques et chroniques, que cette fresque de granit imposait à jamais « sa borne au noir vol du blasphème épars dans le futur », et qu’il fallait donc regarder l’œuvre comme telle, dans la singularité de ses décrets esthétiques. Amoureux de l’éphémère comme tous le sont, tous crurent et immédiatement qu’il convenait, car ainsi font, de donner ses impressions : aujourd’hui l’on ne pense pas, l’on a des sympathies, et cela fait longtemps qu’à l’exercice contemplatif plus personne ne consent la moindre tache de sang intellectuel.

À l’occasion de cette parution l’on assiste donc à la coutumière répansion de ceux qui aiment et de ceux qui non.

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Le 1er volume du Journal de Philippe Muray paraît aux Belles Lettres

Le premier volume du Journal de Muray est désormais disponible :

Muray, Journal, t1 couv

« À quoi peut bien servir un Journal, celui-ci particulièrement ? À témoigner, mieux que les ordonnancements et les compositions des livres eux-mêmes (reposant sur un tri a priori) du tohu-bohu, du mélange, du perpétuel bordel dans une tête, de la superposition constante de préoccupations d’ordres multiples et différents. Ce témoignage peut-il intéresser qui que ce soit ? Encore faut-il que celui qui l’élabore ait réussi à se rendre intéressant… Qu’on ait envie de connaître sa vie, les mélanges amers de sa vie. Toute l’échelle des souffrances… »

Philippe Muray, 5 novembre 1984

Philippe Muray, Ultima Necat, tome I, Journal intime 1978-1985, Postface d’Anne Sefrioui, Belles Lettres, livre relié, 626 pages + Index.