Victime de son succès en dépit de plusieurs tirages déjà, le volume « Bouquins » des Oeuvres complètes d’Antoine de Rivarol, contenant également les Oeuvres majeures de Chamfort et de Vauvenargues, était épuisé. Il atteignait des prix extravagants sur le marché de l’occasion.
Une nouvelle édition paraît ces jours-ci.
Rivarol, Chamfort, Vauvenargues : « L’art de l’insolence », édition de Maxence Caron, préface de Chantal Delsol, collection Bouquins, 1536 pages.
Bloc-Notes de Maxence Caron (février 2020) dans le Service Littéraire :
L’esprit de Rivarol, traits par traits.
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Cette page, adaptée pour les besoins de la presse, est extraite d’un texte bien plus vaste, que l’on trouve dans le Bloc-notes du mystique à l’état sauvage (Les Belles Lettres, 2024).
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L’esprit de Rivarol, traits par traits
Parfois appelées « Rivaroliana », les pensées de Rivarol résonnent à l’infini. En voici quelques-unes : « Il ne faut pas des sots aux gens d’esprit comme il faut des dupes aux fripons. » « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe. » « Le prince absolu peut être un Néron, mais il est quelquefois Titus ou Marc Aurèle ; le peuple est souvent Néron, et jamais Marc Aurèle. » « Les masses ont toujours un air de noblesse qui se perd dans les détails. » « Vingt mille femmes mal faites font passer une mode qui n’est favorable qu’à leurs défauts. Le petit nombre des belles femmes s’y assujettit. Image de la majorité. » Mais il y a encore mieux, et qui conjure l’image d’un Rivarol agile et léger dont l’esprit correspond si galamment aux élégantes demandes des frairies salonnardes. Il y a les maximes latines et cachées, dispersées dans les exergues des Tableaux de la Révolution. Nul ne les a jamais relevées. En déformant imperceptiblement une citation classique, Rivarol fabrique une maxime de Rivarol. Au IIIeTableau, par exemple, il reprend ce vers des Épîtres d’Horace (I, II, 35) : Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi, « c’est sur les peuples que retombent toutes les folies des rois » ; il remplace « plectuntur » par « utuntur », et le sens devient : « Les peuples profitent des folies de leurs chefs. » D’un mot le trait constitue ici une pensée totale et une Rivaroliana exemplaire.
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Pour E. Burke les Tableaux de la Révolution font de Rivarol le Tacite français. L’exergue du XXIe est magistral. Ce Tableau décrit le massacre à l’hôtel des gardes du corps du roi, tuerie perpétrée « par amour du bien ». L’écrivain place cet exergue : Quid moror ? Irrumpunt thalamo, comes additur una hortator scelerum Aurelides. Il cite donc l’Énéide (VI, 528) et change le dernier mot : Aeolides (l’Éolide) devient Aurelides. Je traduis : « Pourquoi en dire plus ? Ils font irruption dans la chambre ; avec eux un compagnon, l’âme de tous les crimes, la soif de l’or. » Mais on ne saurait traduire la richesse de ce que Rivarol dit avec Aurelides. Le mot est construit à partir de quatre éléments : 1) aurum, l’or, 2) le prénom latin Aurelius, 3) le suffixe « ides » provenu du grec et signifiant « fils » ou « descendants de… », 4) le verbe latin laedo ou lido, lidere, à la deuxième personne du singulier (lides), c’est-à-dire blesser, outrager, offenser. Aurelides désigne ainsi les enfants de l’or, les fils de l’avidité, les idolâtres rejetons de la cupidité dont la conduite démesurée outrage par et pour l’or. Ayant inventé un néologisme parfait qui dépasse le latin et la diversité des langues afin de sonner dans la langue universelle de l’entendement, Rivarol remonte le fleuve linguistique pour trouver la résonance qui rende poétiquement palpable la cupidité criminelle lorsque, meurtrière, celle-ci fait du monde une place salie de périls.
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Rivarol compose ainsi de nouvelles maximes emplies d’immortalité, en se jouant de mots qui en jouissent déjà : il démultiplie l’immortalité des classiques en les brisant toutefois, et afin de laisser se remodeler en lui l’infracassable et propre force de leurs paroles. Les éclisses d’immortalité répandues, même confrontées à leur désordre, se recomposent ici toujours, et à partir de leur propre nature ; car l’œil de leur lecteur et compositeur sait écouter et trouver l’accent insoupçonné se découvrant à qui sait habiter poétiquement l’art et en recueillir les paroles. En un temps de troubles tragiques où les opinions copulent dans la simpliste obsession d’opposer le présent au passé, mettre si puissamment en relation l’ancien et le moderne, en étant l’un et l’autre mais ni l’un ni l’autre, est d’une pensée géniale : les propos les plus modernes sortent ainsi non pas d’une subversion mais de la circulation intrinsèque de la parole classique. L’érudition synoptique dont se sert la virtuose profondeur de Rivarol met en œuvre une écriture apophtegmatique à qui sa plénitude humaniste, par-delà anciens et modernes, permet d’être intemporellement neuve. Abolissant le hasard jusque dans l’infinitésimal, voilà l’éclat du génie.
-L’art de l’insolence : Rivarol, Chamfort, Vauvenargues. Maxence Caron (Bouquins/ Robert Laffont, 1517 p., 34 €)
« Un festival d’aphorismes. Un festin d’intelligence. Cela pétille de partout. Voici trois des plus grands moralistes français de l’Histoire des lettres. On se régale, on en redemande, on lit, on relit, on dévore, on déguste, on raffole de l’ensemble. Un livre à picorer avant de s’endormir et en se réveillant. Un tel ouvrage est le compagnon d’une vie. »
L’ART DE L’INSOLENCE : RIVAROL, CHAMFORT, VAUVENARGUES
Maxence CARON
Préface de
Chantal DELSOL, de l’Institut
En rendant disponibles pour la première fois les oeuvres complètes de Rivarol, ainsi que l’essentiel de l’oeuvre de Chamfort et de Vauvenargues, ce volume particulièrement riche nous fait redécouvrir le génie littéraire de trois écrivains qui ont en commun une parfaite liberté d’esprit alliée à un art consommé de la provocation et de l’insolence.
En rassemblant pour la première fois les oeuvres complètes de Rivarol ainsi que la majeure partie des textes de Chamfort et de Vauvenargues, ce volume permet de redécouvrir le génie littéraire de trois écrivains ayant en commun une parfaite liberté d’esprit alliée à un art consommé de l’insolence.
Auteur d’une oeuvre singulière entre toutes, penseur et prosateur d’exception, Rivarol (1753-1801), « le Français par excellence », selon Voltaire, fut le témoin de la fin d’un monde et le peintre implacable de la politique et de ses moeurs. Du Discours sur l’universalité de la langue française au très ironique Almanach de nos grands hommes, du Traité de la connaissance au Journal politique national et à ses Tableaux de la révolution, on trouvera ici ses ouvrages les plus provocateurs, ses canulars, ses pamphlets et ses recueils d’aphorismes comme ses traités philosophiques.
Au XVIIIe siècle, deux autres jeunes réfractaires, Vauvenargues (1715-1747) et Chamfort (1741-1794), portèrent l’art de l’insolence à son paroxysme. L’essentiel de leurs oeuvres – discours, poèmes, lettres, dialogues philosophiques –, devenues introuvables, est ici exhumé par Maxence Caron dans une édition qui les situe à leur juste place dans notre histoire littéraire et intellectuelle.
Cet ensemble inédit et sans équivalent révèle un autre siècle des Lumières, à rebours de tous les conformismes, illustré par trois auteurs qui combattirent les préjugés de leur époque et incarnèrent, selon la formule de Chantal Delsol, « la grâce de la langue française la plus pure ».
Philosophe, historienne des idées politiques, romancière, éditorialiste, Chantal Delsol est professeur de philosophie politique à l’université de Paris-Est et membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). Docteur Honoris Causa et professeur honoraire de plusieurs universités, elle dirige également au Collège des Bernardins l’Observatoire de la modernité.
Philosophe, poète, romancier, musicien, Maxence Caron est l’auteur d’une œuvre abondante réunie en un système des arts et de la pensée. Lauréat de l’Académie française, il fut éditeur au Cerf pendant dix ans ou il fonda et dirigea les « Cahiers d’histoire de la philosophie ». Éditeur pour la collection « Bouquins » depuis 2013, il y a dirigé le volume des Sermons de saint Augustin.
« Le 19 septembre 1783, eut lieu, dans les jardins de Versailles et en présence du roi Louis XVI, le premier vol habité de l’histoire. Oh, le ballon des frères Montgolfier était encore trop hasardeux pour se voir confier une vie humaine. Les passagers embarqués étaient un mouton, un canard et un coq. A l’époque, on pensait l’air si raréfié en hauteur qu’il n’était certain qu’il fût respirable.
Antoine de Rivarol est témoin de l’effervescence que cette invention provoque dans les cerveaux parisiens – cette ville, idolâtre de nouveautés ». « On y a vu en plein jour, écrit-il, un globe de 36 pieds de circonférence s’élever dans les airs par sa propre vertu ». Aussitôt, les esprits s’échauffent. On imagine des développements extravagants. « Pourquoi n’y verrait-on pas bientôt des vaisseaux volants et des hommes ? », note Rivarol. Philosophe, il « médite en silence sur le parti qu’on peut en tirer. » Pourquoi pas – je cite, nous sommes en 1783 !, « imiter les procédés des poissons et des oiseaux, en y adaptant des ailes, des voiles, un gouvernail », afin de « naviguer dans les airs ». Certains exaltés, tout en se félicitant de « vivre à l’époque d’une si grande révolution », se désolent de voir demain « des armées s’égorger dans les airs ». Et le peuple « se flatte déjà d’un voyage dans la lune ». Décidément, en cette année 1783, les Français s’imaginent à la veille de grands chambardements. Tout leur semble possible.
Rivarol est resté dans notre histoire comme l’un des grands artistes du trait d’esprit, cette spécialité de l’Ancien régime finissant. Exemples choisis : « Mirabeau était l’homme du monde qui ressemblait le plus à sa réputation : il était affreux. » « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe. » « – C’est bien : vous prenez le parti d’un absent. – C’est que je lui en sais gré. » « Les Anglaises sont belles, mais elles ont deux bras gauches. » Sur Lafayette : « A force de sottises, il vint à bout de ses amis et sa nullité triompha de sa fortune. » Patrice Leconte a mis en scène, dans Ridicule, l’engouement des salons du temps pour l’esprit, le bon mot, le persiflage.
La haute société à la veille de la Révolution était parvenue à un degré extravagant de raffinement. Les mœurs du temps étaient marquées par un mélange de désoeuvrement, de délicatesse des mœurs, de frivolités et de sensiblerie. Sans doute avait-on aussi le sentiment de danser un dernier menuet au-dessus d’un volcan. Taine a bien montré, dans Les Origines de la France contemporaine, l’importance démesurée de la mode, de la théâtralité, du badinage et leur responsabilité dans la fragilisation de cette classe dominante qui n’était en rien dirigeante, exclue qu’elle se trouvait, depuis Louis XIV, de toute responsabilité politique : Watteau, Fragonard, Marivaux, Crébillon…
Mais Rivarol était bien davantage qu’un faiseur d’épigrammes. Ernst Jünger, qui avait traduit certains de ses écrits le tenait en haute estime. Si pour Voltaire, « Rivarol était « le Français par excellence », aux yeux de son traducteur allemand, Rivarol incarnait un conservatisme idéal. Nous nous plaignons souvent que la France n’en ait pas produits en voici un. En quoi ?
D’abord, selon Jünger, parce que l’impeccable maîtrise de la langue, chez Rivarol, témoin de la Révolution, lui sert à « illuminer l’abîme entre l’authentique réalisation et la propagande prétentieuse. » Exemple (d’une cruelle actualité): « Sieyès (abbé) : Il a opposé les droits de l’homme au déficit des finances, et en a conseillé l’exercice à tous les misérables. » Ensuite, parce qu’il a su penser l’évènement (la Révolution) et triompher ainsi de son temps à l’aide de catégories intellectuelles qui ne leur appartenaient pas. Un conservateur authentique, poursuit Jünger, ne prétend pas maintenir ce qu’il sait condamné. Il ne sert à rien de contester le fait accompli, comme le font les réactionnaires – Bonald, de Maistre. « Il est des temps où personne ne peut s’opposer au courant sans tomber. », comme dit Jünger.
Exilé, Rivarol ne tombe pas dans la déploration du passé, comme Chateaubriand – ce n’était pas un romantique. Non, il s’est attaqué, à Hambourg, à la confection d’un dictionnaire qui était, en réalité, une méditation sur le langage. Car, comme le dit Jünger, « la langue est la forteresse solide, le noyau de la tradition ». En elle, la substance résiste au mouvement, l’être-stable à l’agitation stérile.
Les œuvres complètes de Rivarol, accompagnées de celles de Chamfort et de Vauvenargues paraissent ces jours-ci dans la collection Bouquins, sous le titre « L’art de l’insolence », avec une préface de Chantal Delsol. Bonne lecture ! »