« Nous serons par nos lois les juges des ouvrages,
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. »
(Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène II.)
MARQUISE DE FLUX
MME DE GIRONDE
DUC DE RAMION
CHEVALIER DAMEROZE
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE
Une soirée d’hiver, en quelque appartement de Paris, où la Marquise de Flux donne entre Gendelettres, une réception propices aux vespérales et verbales effluences en lesquelles il est raisonnable d’espérer mainte essentialité.
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Puis-je, ma chère Marquise, savoir comment vous parvîntes avec la promptitude habituelle qui vous caractérise, à gagner à dîner la présence de ce merveilleux jeune homme qui, hélas, nous dut jà quitter et dont le dernier volume fait en ce moment, et avec raison, force bruit dans le monde des Lettres ?
MARQUISE DE FLUX : Mon cher Vicomte, ce n’est point à vous sans doute que j’apprendrai qu’en matière littéraire, ainsi qu’en toute autre qui touche de près où de loin au monde des beaux esprits, il n’est de plus essentielle nécessité que les relations. Or, il se trouve que je suis moi-même cousine par alliance de la seconde épouse du frère de Monsieur Jolimarc, qui est à l’Académie et dont le rôle fut prépondérant dans l’obtention par ce garçon du merveilleux prix que nous savons.
DUC DE RAMION : Dieu, chère Madame ! Vous semblez oublier qu’également j’appartiens à cette Académie ! Sous-entendriez-vous que les mérites de ce jeune prosateur – maître Grossire – puissent n’être point de pure littérature ?
MARQUISE DE FLUX : Allons, allons, cher Duc, n’entendez là nulle mésestime de votre honnêteté ; mais, par Dieu, n’espérez point me faire accroire qu’il ne fallut point également en cette affaire quelque pénétrant argument dont Monsieur Jolimarc se fit le héraut et qui, ouvrant de nouveaux horizons, firent pencher en la faveur de maître Grossire votre auguste balance.
DUC DE RAMION : Peste, il n’est donc nul lieu de Paris où vous n’ayez pas d’yeux, Marquise.
MARQUISE DE FLUX : L’on n’est point, Duc, Marquise pour rien. Vous comprendrez donc, Vicomte, que le sieur Jolimarc ne fut pas long à me concéder la faveur de mentionner mon nom, et celui de notre petite société, à maître Grossire qui, quoiqu’étranger à ce que l’on dit, comprit immédiatement que cette rencontre serait pour lui mère possible de moult neuves reconnaissances publiques.
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Ma foi, je ne suis point peu fier d’avoir chanté en ma gazette ses louanges ; car ce jeune homme ira loin, j’en suis à présent convaincu. Si congruent en lui l’excellence littéraire que l’on sait et une pareille intuition des mondanités nécessaires à la réussite, je gage que d’ici peu quelque honneur plus flamboyant encore – pardon – que ceux de votre belle Académie, cher Duc, laurerons avec grâce son chef altier.
MME DE GIRONDE : Quel bel homme en effet que celui-ci ! Sans ambages vous avoue-je ne point l’avoir lu encore, mais j’étais présente lorsqu’il fut, délicieuse surprise, convié au salon de la Baronne Curier où ne se pressent habituellement que de terrifiants vieillards dont le monotone défilé est parfois relevé de bien vulgaire façon par les épices d’une gourgandine dérisoire. Sans mentir, si son langage se rapporte à son visage, il fut alors le Phénix des hôtes de ces lieux.
CHEVALIER DAMEROZE : Croyez-m’en, Madame, moi qui oit aussi bien Musique que Lettres, je puis vous assurer sans claironnage que l’apanage de ses tirages est de n’être point remplissage.
MME DE GIRONDE : Alors me voilà rassurée ! Vous seriez fort aimable, chère Marquise, d’avoir la délicatesse, si vous invitez à nouveau maître Grossire à votre table, de me placer cette fois à ses côtés où en face de lui ; afin que mes entreprises ne soient pas, par les mauvaises grâces d’une disposition défavorable, empêchées.
Les convives rient de cette franchise.
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Ah, comme j’aime à entendre s’exprimer avec tant de fougue notre belle jeunesse française !
MARQUISE DE FLUX : Voyons, Vicomte, vous parlez comme si vous n’en fussiez plus vous-même ; à votre âge cela relève de l’impudente galéjade, ou d’une bien étrange lubie.
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Dame !, chère Marquise, en cette matière malheureusement, il n’est pas que le faix des vivantes années qui soit aune de vieillesse. Pour ce qui est de moi, je dois dire que d’insincérité je pourrais être avec raison accusé si je ne concédais point que depuis mon mariage avec la Vicomtesse, je ne mérite plus du jeune homme l’appellation flatteuse ; car plus encore que les éprouvants labeurs manuels, une femme légitime vous peut transposer en la plus sombre sénescence avant même que de vous avoir pu faire un seul héritier.
DUC DE RAMION : Comme vous êtes amer, Vicomte, lorsque vous parlez de la très acide Vicomtesse ! À croire qu’elle vous soit vitriol… Est-ce donc d’elle que vous tenez, vous le bien marri mari, votre teint neuvement vitreux ?
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Et de qui, lucide ami, voudriez-vous que le tinsse, ne fut-ce d’elle, – et de l’encombrante progéniture dont en qualité d’épouse sans doute se crut-elle tenue de m’affubler ?
MME DE GIRONDE : Oh, par Dieu, non ! J’ai infiniment de respect pour les misères de votre conjugale existence, cher Vicomte, mais la vérité m’oblige à vous dire qu’hui n’est ni le jour, ni ici le lieu pour que l’on calamistre de notre sincère sympathie vos déboires domestiques.
CHEVALIER DAMEROZE : Vous avez entièrement raison, délicieuse créature, notre petite société est à destination littéraire ; aussi serait-il sans doute bon que nous tentions, ainsi que chaque semaine, d’en honorer les prétentions avec autant de succès que toujours. En cela, vous le savez, je suis partisan d’une immaculée réjouissance des cœurs et des âmes, seule propice à l’efflorescence agréable de nos goûts et pensées. Tenez, cher Duc, n’était-ce point vous qui tantôt nous fîtes espérer quelque objet de passionnantes discussions ? Sont-ce donc elles qui se dissimulent dans l’opus obèse que vous prenez grand soin de calfeutrer en votre pardessus depuis le début de notre causerie ?
DUC DE RAMION : Morbleu, je vous sais gré de m’y faire resonger car avec toutes ces matrimoniales digressions, j’eus certes fini par l’omettre complètement. (Il tire de sa poche un volume imposant et le présente à l’assemblée.) Mesdames et Messieurs, voici de quoi le sire Caron vient encore de se fendre.
MME DE GIRONDE : Le sieur Caron de Beaumarchais ? L’auteur regrettable de cette horrible et vulgaire comédie que Paris eut le mauvais goût d’acclamer il y a quelques temps ?
MARQUISE DE FLUX : Voyons Madame, vous confondez ! (riant) Monsieur de Beaumarchais serait bien incapable de pareille masse, même en s’enchaînant à la besogne tout au long de son existence : il aime trop sa vie pour laisser une œuvre essentielle. Non, amie chère, il s’agit de cet homme étrange qui se fait fierté de ne point appartenir à nos cercles, de n’être à nulle éminence aristocratique, et peu ou prou d’être le plus important philosopheur de notre siècle.
CHEVALIER DAMEROZE : Foutaises ! Mon maître Diderot, dont la renommée est grande, est bien capable d’une seule ligne d’écraser cet écrivassier du talon de sa pensée. Et moi-même, sans vantardise déplacée, je crois mes contributions musicales non-négligeables dans l’histoire de ce genre et ne saurais tolérer qu’un béjaune de l’espèce du sieur Caron trouve jouissance à s’affirmer seul auditeur du temps ! L’infâme me vole Mozart, me vole le jeune Beethoven, et s’imagine par cette rapine pouvoir exiger du monde quelque considération ? Folle divagation !
MARQUISE DE FLUX : Calmez-vous, Chevalier, calmez-vous ! Il serait de mauvais goût qu’un coup de sang vous terrasse en mon salon, vous en conviendrez. (Elle se tourne vers le Duc) Dites-nous plutôt de quoi il s’agit cette fois-ci, avec ce nouvel opus : est-ce encore tergiversations théologiques ? Digressions maintes ? Bourrasque romanesque ? Poésie désarticulée ?
DUC DE RAMION : Point, Marquise, point ! Aujourd’hui le phénomène s’emploie à dire son propre cheminement, non point sans doute, comme le fluent Rousseau afin que de pouvoir se présenter devant le Seigneur avec son ouvrage sous le bras, mais bien plutôt pour n’avoir plus sans doute à se justifier de rien devant ses semblables.
VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Allons bon ! Cette outre boursouflée d’elle-même au point de s’imaginer géniale par décret des puissances suprêmes entreprendrait-elle de nous narrer ses intérieurs ? Le voilà donc ajoutant ses pages intimes à celles de sire Renaud du Gers, et de ce diplomate russe dont, au temps de mes vertes années, nous entendions fort parler… quel était-il déjà ? Mathieu Gabzneff, je crois.
DUC DE RAMION : Vous n’y êtes point, fougueux ami. Ce journal, voyez-vous, n’est pas dit par son auteur « intime » mais « inexorable. »
MME DE GIRONDE : Voilà qui est fort curieux, ma foi, et non point dénué d’élégance.
MARQUISE DE FLUX : Ma pauvre petite, que me parlez-vous d’élégance ! (Elle reçoit en mains l’ouvrage que lui tend le Duc.) Il s’agit de grammaire élémentaire, et des règles primordiales d’harmonie des mots et du sens : un Journal n’est point « inexorable », il est intime ou n’est pas. Et qu’est-ce donc que cela, ma parole ? « Nocturne avant l’Aube de pourpre. » Dieu, je n’y comprends rien ; l’homme semble s’enliser plus profondément encore à chaque ouvrage en sa propre incohérence fumeuse.
CHEVALIER DAMEROZE : (frénétiquement) Y parle-t-il musique ? Y parle-t-il musique ?
DUC DE RAMION : Tout doux, Chevalier, tout doux ! Modérez les destriers de vos passions, nous y viendrons. Laissez-moi tout d’abord tenter d’éclaircir autant que faire ce peu le titre alambiqué de cet opus qui l’est tout autant. Continuer à lire « « Les Gendelettres, ou : Propos de boudoir à propos du « Journal » de Maxence Caron », par Romain Debluë »