« Les Gendelettres, ou : Propos de boudoir à propos du « Journal » de Maxence Caron », par Romain Debluë

« Nous serons par nos lois les juges des ouvrages,

Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :

Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

Nous chercherons partout à trouver à redire,

Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. »

(Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène II.)

Les Femmes savantes, Charles Coypel

MARQUISE DE FLUX

MME DE GIRONDE

DUC DE RAMION

CHEVALIER DAMEROZE

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE

Une soirée d’hiver, en quelque appartement de Paris, où la Marquise de Flux donne entre Gendelettres, une réception propices aux vespérales et verbales effluences en lesquelles il est raisonnable d’espérer mainte essentialité.

 

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Puis-je, ma chère Marquise, savoir comment vous parvîntes avec la promptitude habituelle qui vous caractérise, à gagner à dîner la présence de ce merveilleux jeune homme qui, hélas, nous dut jà quitter et dont le dernier volume fait en ce moment, et avec raison, force bruit dans le monde des Lettres ?

MARQUISE DE FLUX : Mon cher Vicomte, ce n’est point à vous sans doute que j’apprendrai qu’en matière littéraire, ainsi qu’en toute autre qui touche de près où de loin au monde des beaux esprits, il n’est de plus essentielle nécessité que les relations. Or, il se trouve que je suis moi-même cousine par alliance de la seconde épouse du frère de Monsieur Jolimarc, qui est à l’Académie et dont le rôle fut prépondérant dans l’obtention par ce garçon du merveilleux prix que nous savons.

DUC DE RAMION : Dieu, chère Madame ! Vous semblez oublier qu’également j’appartiens à cette Académie ! Sous-entendriez-vous que les mérites de ce jeune prosateur – maître Grossire – puissent n’être point de pure littérature ?

MARQUISE DE FLUX : Allons, allons, cher Duc, n’entendez là nulle mésestime de votre honnêteté ; mais, par Dieu, n’espérez point me faire accroire qu’il ne fallut point également en cette affaire quelque pénétrant argument dont Monsieur Jolimarc se fit le héraut et qui, ouvrant de nouveaux horizons, firent pencher en la faveur de maître Grossire votre auguste balance.

DUC DE RAMION : Peste, il n’est donc nul lieu de Paris où vous n’ayez pas d’yeux, Marquise.

MARQUISE DE FLUX : L’on n’est point, Duc, Marquise pour rien. Vous comprendrez donc, Vicomte, que le sieur Jolimarc ne fut pas long à me concéder la faveur de mentionner mon nom, et celui de notre petite société, à maître Grossire qui, quoiqu’étranger à ce que l’on dit, comprit immédiatement que cette rencontre serait pour lui mère possible de moult neuves reconnaissances publiques.

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Ma foi, je ne suis point peu fier d’avoir chanté en ma gazette ses louanges ; car ce jeune homme ira loin, j’en suis à présent convaincu. Si congruent en lui l’excellence littéraire que l’on sait et une pareille intuition des mondanités nécessaires à la réussite, je gage que d’ici peu quelque honneur plus flamboyant encore – pardon – que ceux de votre belle Académie, cher Duc, laurerons avec grâce son chef altier.

MME DE GIRONDE : Quel bel homme en effet que celui-ci ! Sans ambages vous avoue-je ne point l’avoir lu encore, mais j’étais présente lorsqu’il fut, délicieuse surprise, convié au salon de la Baronne Curier où ne se pressent habituellement que de terrifiants vieillards dont le monotone défilé est parfois relevé de bien vulgaire façon par les épices d’une gourgandine dérisoire. Sans mentir, si son langage se rapporte à son visage, il fut alors le Phénix des hôtes de ces lieux.

CHEVALIER DAMEROZE : Croyez-m’en, Madame, moi qui oit aussi bien Musique que Lettres, je puis vous assurer sans claironnage que l’apanage de ses tirages est de n’être point remplissage.

MME DE GIRONDE : Alors me voilà rassurée ! Vous seriez fort aimable, chère Marquise,  d’avoir la délicatesse, si vous invitez à nouveau maître Grossire à votre table, de me placer cette fois à ses côtés où en face de lui ; afin que mes entreprises ne soient pas, par les mauvaises grâces d’une disposition défavorable, empêchées.

Les convives rient de cette franchise.

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Ah, comme j’aime à entendre s’exprimer avec tant de fougue notre belle jeunesse française !

MARQUISE DE FLUX : Voyons, Vicomte, vous parlez comme si vous n’en fussiez plus vous-même ; à votre âge cela relève de l’impudente galéjade, ou d’une bien étrange lubie.

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Dame !, chère Marquise, en cette matière malheureusement, il n’est pas que le faix des vivantes années qui soit aune de vieillesse. Pour ce qui est de moi, je dois dire que d’insincérité je pourrais être avec raison accusé si je ne concédais point que depuis mon mariage avec la Vicomtesse, je ne mérite plus du jeune homme l’appellation flatteuse ; car plus encore que les éprouvants labeurs manuels, une femme légitime vous peut transposer en la plus sombre sénescence avant même que de vous avoir pu faire un seul héritier.

DUC DE RAMION : Comme vous êtes amer, Vicomte, lorsque vous parlez de la très acide Vicomtesse ! À croire qu’elle vous soit vitriol… Est-ce donc d’elle que vous tenez, vous le bien marri mari, votre teint neuvement vitreux ?

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Et de qui, lucide ami, voudriez-vous que le tinsse, ne fut-ce d’elle, – et de l’encombrante progéniture dont en qualité d’épouse sans doute se crut-elle tenue de m’affubler ?

MME DE GIRONDE : Oh, par Dieu, non ! J’ai infiniment de respect pour les misères de votre conjugale existence, cher Vicomte, mais la vérité m’oblige à vous dire qu’hui n’est ni le jour, ni ici le lieu pour que l’on calamistre de notre sincère sympathie vos déboires domestiques.

CHEVALIER DAMEROZE : Vous avez entièrement raison, délicieuse créature, notre petite société est à destination littéraire ; aussi serait-il sans doute bon que nous tentions, ainsi que chaque semaine, d’en honorer les prétentions avec autant de succès que toujours. En cela, vous le savez, je suis partisan d’une immaculée réjouissance des cœurs et des âmes, seule propice à l’efflorescence agréable de nos goûts et pensées. Tenez, cher Duc, n’était-ce point vous qui tantôt nous fîtes espérer quelque objet de passionnantes discussions ? Sont-ce donc elles qui se dissimulent dans l’opus obèse que vous prenez grand soin de calfeutrer en votre pardessus depuis le début de notre causerie ?

DUC DE RAMION : Morbleu, je vous sais gré de m’y faire resonger car avec toutes ces matrimoniales digressions, j’eus certes fini par l’omettre complètement. (Il tire de sa poche un volume imposant et le présente à l’assemblée.) Mesdames et Messieurs, voici de quoi le sire Caron vient encore de se fendre.

MME DE GIRONDE : Le sieur Caron de Beaumarchais ? L’auteur regrettable de cette horrible et vulgaire comédie que Paris eut le mauvais goût d’acclamer il y a quelques temps ?

MARQUISE DE FLUX : Voyons Madame, vous confondez ! (riant) Monsieur de Beaumarchais serait bien incapable de pareille masse, même en s’enchaînant à la besogne tout au long de son existence : il aime trop sa vie pour laisser une œuvre essentielle. Non, amie chère, il s’agit de cet homme étrange qui se fait fierté de ne point appartenir à nos cercles, de n’être à nulle éminence aristocratique, et peu ou prou d’être le plus important philosopheur de notre siècle.

CHEVALIER DAMEROZE : Foutaises ! Mon maître Diderot, dont la renommée est grande, est bien capable d’une seule ligne d’écraser cet écrivassier du talon de sa pensée. Et moi-même, sans vantardise déplacée, je crois mes contributions musicales non-négligeables dans l’histoire de ce genre et ne saurais tolérer qu’un béjaune de l’espèce du sieur Caron trouve jouissance à s’affirmer seul auditeur du temps ! L’infâme me vole Mozart, me vole le jeune Beethoven, et s’imagine par cette rapine pouvoir exiger du monde quelque considération ? Folle divagation !

MARQUISE DE FLUX : Calmez-vous, Chevalier, calmez-vous ! Il serait de mauvais goût qu’un coup de sang vous terrasse en mon salon, vous en conviendrez. (Elle se tourne vers le Duc) Dites-nous plutôt de quoi il s’agit cette fois-ci, avec ce nouvel opus : est-ce encore tergiversations théologiques ? Digressions maintes ? Bourrasque romanesque ? Poésie désarticulée ?

DUC DE RAMION : Point, Marquise, point ! Aujourd’hui le phénomène s’emploie à dire son propre cheminement, non point sans doute, comme le fluent Rousseau afin que de pouvoir se présenter devant le Seigneur avec son ouvrage sous le bras, mais bien plutôt pour n’avoir plus sans doute à se justifier de rien devant ses semblables.

VICOMTE DE LA NEF-SANPÈRE : Allons bon ! Cette outre boursouflée d’elle-même au point de s’imaginer géniale par décret des puissances suprêmes entreprendrait-elle de nous narrer ses intérieurs ? Le voilà donc ajoutant ses pages intimes à celles de sire Renaud du Gers, et de ce diplomate russe dont, au temps de mes vertes années, nous entendions fort parler… quel était-il déjà ? Mathieu Gabzneff, je crois.

DUC DE RAMION : Vous n’y êtes point, fougueux ami. Ce journal, voyez-vous, n’est pas dit par son auteur « intime » mais « inexorable. »

MME DE GIRONDE : Voilà qui est fort curieux, ma foi, et non point dénué d’élégance.

MARQUISE DE FLUX : Ma pauvre petite, que me parlez-vous d’élégance ! (Elle reçoit en mains l’ouvrage que lui tend le Duc.) Il s’agit de grammaire élémentaire, et des règles primordiales d’harmonie des mots et du sens : un Journal n’est point « inexorable », il est intime ou n’est pas. Et qu’est-ce donc que cela, ma parole ? « Nocturne avant l’Aube de pourpre. » Dieu, je n’y comprends rien ; l’homme semble s’enliser plus profondément encore à chaque ouvrage en sa propre incohérence fumeuse.

CHEVALIER DAMEROZE : (frénétiquement) Y parle-t-il musique ? Y parle-t-il musique ?

DUC DE RAMION : Tout doux, Chevalier, tout doux ! Modérez les destriers de vos passions, nous y viendrons. Laissez-moi tout d’abord tenter d’éclaircir autant que faire ce peu le titre alambiqué de cet opus qui l’est tout autant. Continuer à lire « « Les Gendelettres, ou : Propos de boudoir à propos du « Journal » de Maxence Caron », par Romain Debluë »

« L’ « Insolent » de Maxence Caron, ou le paradoxe du misanthrope », par Romain Debluë

Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Molière, Le Misanthrope, acte V, scène dernière

 

Les premiers mots, lorsqu’on ne se nomme point Paul Valéry et que l’on ne chante point poème, sont toujours les plus difficiles à lancer au travers de la blanche immensité d’une page ; ils ne s’y accrochent pas, y glissent comme sur une côte enneigée. À plus forte raison lorsqu’il s’agit pour eux de traverser l’espace dévasté d’une cervelle qui m’apparait vidée, ou plutôt vacante en la surabondance qui l’amène sans aménité au bord de l’explosion. Trop de choses, dans le désordre d’une frénétique lecture qu’aucune insignifiante interruption ne vint troubler, trop de choses s’y conflagrent à présent en multiples gerbes de flammes qui brûlent sans consumer. Il me faudrait, certes, un orchestre symphonique et l’aisance architectonique d’un Mahler pour faire entendre un lointain écho des vibrations d’enthousiasme que L’insolent, deuxième roman de Maxence Caron – puisque c’est bien de ce maître ouvrage dont il s’agit – provoqua en mes circonflexes circonvolutions cérébrales. Je n’ai, moi pâle compositeur et piètre orchestrateur, que les balbutiantes musinuscules mélodies de ma plume pour tâcher de laisser ici s’épanouir la sonore somptuosité d’un texte aux baroques rondeurs duquel seuls les plus convergents des sourds pourront être insensibles. Force m’est d’alors seulement dire ici le fond d’une œuvre dont la forme, insolente et fière comme la congruence de l’auteur et du titre peut, à celui qui sait, le laisser deviner, ne se prête, de par son apert même, à nulle objective et argumentative tergiversation. Le style de Maxence Caron, ce style emprunt de virtuosité badine autant que de profondeur contrapuntique, ce style qui concomite en une musicalité neuve l’élégance « superficiel[le] par profondeur » (Nietzsche) d’un Mozart et la surnaturelle complexité d’un Bach, ce style éblouit ou dégoûte mais n’offre point de prise à l’indifférence, sauf peut-être la haineuse indifférence fausse du jaloux vrai qui ne peut sourdre que dans le feint silence de ses « passables et coutumélieuses humeurs » (p. 11).

Car des envieux, sans flasque hésitation, voilà un livre qui en fera moult.

Extrait de : Romain Debluë, Les Métamorphoses de Protée, 550 pages, Via Romana, 2013

Couverture_Romain Debluë, Métamorphoses de Protée

Une belle lecture du « Muray » de Maxence Caron, par Romain Debluë

Après le long, le besogneux, le très ennuyeux ouvrage du très normal normalien Alexandre de Vitry (L’Invention de Philippe Muray), voici que paraît, aux éditions Artège, un petit livre de 155 pages à peine, qui emprunte peut-être son titre à une étude de P. Emmanuel consacrée à la métaphysique et la religion de Baudelaire (Baudelaire, la femme et Dieu, réédité sous ce titre en 1982 au Seuil). Ce « petit livre » est, tout simplement, à mon sens, le premier texte véritablement intelligent et lucide qui ait été écrit sur l’œuvre et la personne de Philippe Muray. Comme l’auteur lui-même le dit, avant cet opus, « aucun ouvrage n’existait à cette fin de dire le sens et la subtilité de cet incontournable massif littéraire. » Ce « petit livre » rend aux lecteurs désireux de saisir de la pensée murayenne autre chose que sa très estimable pruine humoristique un immense service intellectuel. Ce « petit livre » est essentiel à qui veut tâcher de modestement entendre quelque chose à la philosophie de Philippe Muray. Ce « petit livre » est donc, comme de juste, signé Maxence Caron, jamais très loin de nous lorsqu’il s’agit d’aller à l’Essentiel.

Que nous propose donc ici Maxence Caron de si neuf et de si précieux ? Tout simplement la première étude de l’œuvre de Muray, c’est-à-dire le premier texte qui ne soit pas réductible à une flasque congruence d’imberbes louanges ou au contraire à un criard déferlement de ressentiment […]. Pour la première fois, et sans doute aussi pour l’ultime (sauf si le sieur Caron prévoit autres brillants ouvrages au même Muray consacrés…), une analyse exhaustive et aiguë de la pensée de Philippe Muray est livrée à l’incontinente inscience d’un public qui, sans doute, s’en souciera comme d’à peu près toutes les autres splendides œuvres du jeune philosophe, lequel a le délicieux culot d’affirmer qu’il n’est pas un « essayiste » mais un « réussiste ». Ici apparaît le premier texte qui rend la pensée de Philippe Muray a elle-même, qui en dévoile ses contradictions, ses limites, ses impasses, bref, qui en fait un objet problématisable, geste que n’aurait pu qu’approuver Muray, lui si allergique à tous ces allants-de-soi qui ne « font plus débat », pour reprendre ses propres termes.

[…]

Si Philippe Muray semble bien avoir trouvé son maître, il y a entre le très illustre auteur des Exorcismes Spirituels, et le trop discret auteur de Microcéphalopolis au moins deux points communs fondamentaux, intimement liés sans doute : le style et l’humour. Maxence Caron le dit lui-même : « Pour être un homme, il faut un peu de style ». Voici donc un véritable homme, au sens métaphysique du terme, qui entreprend parler de  « l’adversaire de compagnonnage » qu’il a trouvé en la personne du regretté Philippe Muray ; un génie parlant d’un autre génie avec génie, voilà sans doute la définition même d’un réussi (et non pas d’un essai…) dont la non-lecture serait à mes yeux un péché qui ne « sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir » (Mt 12:32).


Extrait de : Romain Debluë, Les Métamorphoses de Protée, Via Romana, , 550 pages, 2013

Couverture_Romain Debluë, Métamorphoses de Protée