Saint Dominique, par Le Greco
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6 décembre 2015 — Couvent des dominicains de Toulouse
« Préparez les chemins du Seigneur ! » — Lorsque l’empereur d’Allemagne s’est rendu en visite officielle en Terre sainte (1898), on a pris soin de faire la route. Sans cela sa voiture risquait de verser sur le chemin. L’armée de Vespasien envahissant la Palestine était précédée quant à elle d’une « infanterie légère qui repoussait les embuscades de l’ennemi » et préparait le passage à l’infanterie lourdement armée, avec des pionniers pour « redresser les sinuosités de la route, niveler les aspérités, abattre les arbres qui font obstacle, afin d’épargner à l’armée les fatigues d’un parcours difficile ». La configuration de la Palestine, caillouteuse, escarpée, traversée de profonds ravins que l’on ne franchit qu’avec les plus grandes peines, exclut l’allégorie et la rend inutile. La métaphore, soupçonnée d’être une construction artificielle de l’esprit, cède la place à la prophétie. S’il faut préparer la route au Seigneur, c’est au sens propre, parce qu’il va marcher sur la terre. Ce que l’esprit libre et raffiné nous avait enseigné n’être qu’un langage imagé se révèle vrai au pied de la lettre : en Jésus-Christ, son Verbe incarné, Dieu a des mains et des pieds. S’il descendait comme un pur esprit, les aménagements de la route n’auraient pas lieu d’être. S’il venait tout seul, il n’aurait pas besoin qu’on lui facilite la marche. Élargir les virages, combler les pentes n’a de sens que si le Seigneur vient à la rencontre d’un cortège nombreux. Ainsi Jean-Baptiste a attiré des foules dans le désert. Et «?toute la Judée et tout Jérusalem?» venaient se faire baptiser par lui. Il en va ainsi chaque fois que paraît l’homme de Dieu, comme avec le curé d’Ars ou Padre Pio. La vitesse de cet athlète du Salut justifie aussi de tracer des routes droites et planes : le Christ n’avait pas de temps à perdre ! Il est un jour auprès de la Samaritaine, le lendemain avec Zachée, ensuite il appelle Matthieu le publicain, sans s’arrêter dans sa marche. Il mène sa vie « à tombeau ouvert ». Pas de règne du Messie d’ailleurs sans transformation du monde. À l’inverse des sages de la Grèce qui mettaient la perfection dans la contemplation pure des essences séparées, les plus grands docteurs d’Israël ont tous pratiqué un métier manuel. C’est qu’ils croyaient à l’invisible, mais exigeaient qu’il devienne visible et prouve sa force. D’accord pour les intuitions sublimes, mais le critère de leur vérité c’est qu’elles conduisent à l’action réelle. Et pour que l’ingénierie qui transforme le monde en Temple de Dieu ne devienne pas un asservissement, elle implique une morale. Ainsi l’Évangile du Baptiste sera inséparablement prophétique et moral. C’est la condition pour être vraiment kasher.
Avec le Baptiste, on peut avoir le sentiment que l’histoire s’accélère, qu’elle s’apprête à se précipiter toute nue dans l’Évangile. Mais c’est plutôt l’inverse. Jean-Baptiste porte la tradition de son peuple à un point d’arrêt. Il l’entraîne dans une impasse. Les sacrifices du Temple sont incapables de purifier du péché, et cela non à cause de la corruption des prêtres mais parce que vous le peuple avez pris la figure pour la réalité. La colère qui vient peut prendre la forme du fanatisme des zélotes, de l’ambition pachydermique de la Rome païenne ou de la guerre sainte islamique — toutes les concrétions sécrétées par l’esprit de divertissement pour s’en prémunir seront inutiles : restauration illusoire du royaume de David, pax romana ou laïcité gratuite et obligatoire. Ces échappatoires se condamnent à n’apporter que la fausse paix. Comme la démangeaison le fait du prurit, elles tranquillisent les sens pour un temps, sans conférer la paix de l’âme. Ces idéologies ne sont pas des remèdes : au mieux des anti-douleurs.
Jean-Baptiste nous montre le moment où une tradition vénérable se recueille en elle-même, s’interrompt, réfléchit, s’évalue, lève le nez du guidon, se regarde à la lumière de la prophétie, à la lumière de sa propre effectivité. C’est le moment où cette tradition se découvre une voix qui crie dans le désert ; alors qu’elle ne trouve autour d’elle qu’un silence de mort, assourdissant, mal couvert par le bruit diffus de la télévision, des talk-shows, de la radio. Ouvrez vos postes : il n’y a plus rien d’audible, rien qu’un ululement sourd, sans parole, sans écho, un cri strident et continu qui se perd dans le vide. On peut bien demander à multiplier les fêtes, les concerts, à fréquenter dit-on les terrasses des cafés en signe de résistance. En augmentant le volume sonore, on n’aura pas plus de musique et encore moins de voix. Pour cela, il faut en effet qu’il y ait quelqu’un qui parle.
Jean-Baptiste a été l’ami avant l’Époux, la lampe avant l’Aurore, la voix avant le Verbe. Dans le Verbe, la voix se réverbère en son et en lumière. Mais pour entendre cette symphonie que le Christ joue avec tous les saints, il est impératif de retrouver la voix, la pureté de la monodie, de revenir de cet énorme enrouement qui est de ne pas donner aux choses leur nom, car « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».
Jean-Baptiste a préparé les chemin du Seigneur, car il nous a fait retrouver la voix ; il s’est recueilli devant Dieu et il a rassemblé son souffle. Et sa longue intimité avec le Seigneur a chassé son asphyxie spirituelle. Jean-Baptiste lui nous dit que le salut ne viendra pas d’un nouveau royaume de David ou d’une plus grande solennité des rites du Temple. Mais d’un baptême de repentir pour la rémission des péchés. Comment, Jean-Baptiste ? Est-ce ainsi que tu as rendu la voix à la louange, à la supplication, à l’intercession ? Est-ce ainsi que tu as mis fin à la grande aphonie ? Oui, ton baptême a desserré la poitrine opprimée de ceux qui savent que l’unique malheur du monde, c’est l’endurcissement du cœur. Il est un seul malheur, que tu nous rappelles en ce jour : c’est de n’être pas des saints. C’est de discerner cette loi dans mes membres qui conspire contre Dieu et m’enchaîne à la loi du péché (Rm 7, 23). Je puis certes me jeter à corps perdu dans la conjuration des bonnes volontés, je rencontre cette limite à laquelle se heurte mon âme comme un papillon en cage : sans le pardon du Seigneur, je suis prisonnier de mes appétits, de mes rancunes, de la violence de mon désir, de la mesquinerie de mes ambitions. Sois béni, Jean-Baptiste ; tu vois venir ce jour, et il est tout proche, où l’Esprit du Seigneur insuffle dans tes poumons opprimés sa loi de liberté, de pardon et d’amour. Cette haleine de vie, tu la rends en une voix vibrante dont frémit ta tunique de poils de chameau. Il n’y a pas d’alternative. « Le Christ est l’unique médiateur, l’unique sauveur de tous. Aucun autre Dieu n’est à attendre, nul autre ne sauve du péché pour conduire à la grâce. La croix est un symbole appelé à devenir universel, et l’Église à sa suite. »
La mission de Jean-Baptiste est le démenti le plus flagrant à l’illusion que le monde pourrait se sauver par la culture homogène de ses propres succès. Et surtout parce qu’il les dépasse par le haut. Il devine les immenses épreuves de l’avenir, mais il espère la venue du Messie, certaine comme l’aurore ; alors que le monde qui n’espère rien fuit toute forme d’épreuve. Jean-Baptiste nous montre comment la pénitence procède du désir de la rencontre de Dieu, comment le jeûne accroît la faim des biens spirituels, comment le pardon reçu et donné est une cause de joie, un tressaillement d’allégresse qui a déjà la saveur de l’éternité. Il a vécu l’espérance avec une telle intensité, qu’elle brouillait la ligne séparant l’attente du rassasiement.
Nous aussi, frères et sœurs, nous devons rencontrer Jean-Baptiste. Le papillon se brûle les ailes à la flamme. Avant d’être admis devant le Seigneur, nous avons besoin de ce discernement surnaturel sur nous-mêmes, sur les ressorts du péché en nous, de ce recueillement qui prélude à l’accueil.
Fr. Renaud Silly o.p.
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