Gozzoli, "Saint Augustin entend le "Tolle, lege""

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LES CONFESSIONS

de

SAINT AUGUSTIN

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LIVRE SIXIÈME.

AUGUSTIN A TRENTE ANS

Sainte Monique retrouve son fils à Milan. — Assiduité d’Augustin aux prédications de saint Ambroise. — Son ami Alypius. — Projet de vie en commun avec ses amis. — Sa crainte de la mort et du jugement.

CHAPITRE PREMIER.

SAINTE MONIQUE SUIT SON FILS A MILAN.

1.         O mon espérance dès ma jeunesse, où donc vous cachiez-vous à moi? où vous étiez-voui retiré? N’est-ce pas vous qui m’aviez fait si différent des brutes de la terre et des oiseaux du ciel? Vous m’aviez donné la lumière qui leur manque, et je marchais dans la voie ténébreuse et glissante; je vous cherchais hors de moi et je ne trouvais pas le Dieu de mon coeur. J’avais roulé dans la mer profonde, et j’étais dans la défiance et le désespoir de trouver jamais la vérité.

Et déjà j’avais auprès de moi ma mère. Elle était accourue, forte de sa piété, me suivant par mer et par terre, sûre de vous dans tous les dangers. Au milieu des hasards de la mer, elle encourageait les matelots mêmes qui encouragent d’ordinaire les novices affronteurs de l’abîme, et leur promettait l’heureux terme de la traversée, parce que, dans une vision, vous lui en aviez fait la promesse. Elle me trouva dans le plus grand des périls, le désespoir de rencontrer la vérité. Et cependant, quand je lui annonçai que je n’étais plus manichéen, sans être encore chrétien catholique, elle ne tressaillit pas de joie, comme à une nouvelle imprévue: son âme ne portait plus le deuil d’un fils perdu sans espoir; mais ses pleurs coulaient toujours pour vous demander sa résurrection; sa pensée était le cercueil où elle me présentait à Celui qui peut dire : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève- toi! » afin que le fils de la veuve, reprenant la vie et la parole, fût rendu par vous à sa mère (Luc VII, 14, 15).

Son coeur ne fut donc point troublé par la joie en apprenant qu’une si grande quantité de larmes n’avait pas en vain coulé. Sans être encore acquis à la vérité, j’étais du moins soustrait à l’erreur. Mais certaine que vous n’en resteriez pas à la moitié du don que vous aviez promis tout entier, elle me dit avec un grand calme, et d’un coeur plein de confiance, qu’elle était persuadée en Jésus-Christ, qu’avant de sortir de cette vie, elle me verrait catholique fidèle.

Ainsi elle me parla : mais en votre présence, ô source des miséricordes, elle redoublait de prières et de larmes afin qu’il vous plût d’accélérer votre secours et d’illuminer mes ténèbres; plus fervente que jamais à l’église, et suspendue aux lèvres d’Ambroise, à la source « d’eau vive qui court jusqu’à la vie éternelle (Jean IV, 14); » elle l’aimait comme un ange de Dieu, elle savait que c’était lui qui, me réduisant aux perplexités du doute, avait décidé cette crise, dangereux, mais infaillible passage de la maladie à la santé.

CHAPITRE II.

ELLE SE REND A LA DÉFENSE DE SAINT AMBROISE.

2.         Ma mère ayant apporté aux tombeaux des martyrs, selon l’usage de l’Afrique, du pain, du vin et des gâteaux de riz, le portier de l’église lui opposa la défense de l’évêque; elle reçut cet ordre avec une pieuse soumission, et je l’admirai si prompte à condamner sa coutume plutôt qu’à discuter la défense  (Saint Augustin, de venu évêque, imita saint Ambroise et attaqua cette coutume dont abusait l’intempérance. (Voir lett.  22 à Aurélien de Carthage, et lett. 29 à Alypius.). L’intempérance ne livrait aucun assaut à son esprit, et l’amour du vin ne l’excitait pas à la haine de la vérité, comme tant de personnes, hommes (406) et femmes, pour qui les chansons de sobriété sont le verre d’eau qui donne des nausées à l’ivrogne. Lorsqu’elle apportait sa corbeille remplie des offrandes funèbres, elle en goûtait et distribuait le reste, ne se réservant que quelques gouttes de vin, autant que l’honneur des saintes mémoires en pouvait demander à son extrême sobriété. Si le même jour célébrait plus d’un pieux anniversaire, elle portait sur tous les monuments un seul petit flacon de vin trempé et tiède, qu’elle partageait avec les siens en petites libations; car elle satisfaisait à sa piété et non à son plaisir.

Sitôt qu’elle eut appris que le saint évêque, le grand prédicateur de votre parole, avait défendu cette pratique même aux plus sobres observateurs, pour refuser aux. ivrognes toute occasion de se gorger d’intempérance dans ces nouveaux banquets funèbres trop semblables à la superstition païenne, elle y renonça de grand coeur, et au lieu d’une corbeille garnie de terrestres offrandes, elle sut apporter aux tombeaux des martyrs une âme pleine des voeux les plus épurés; se réservant de donner aux pauvres selon son pouvoir, il lui suffit de participer, dans ces saints lieux, à la communion du corps du Seigneur, dont les membres, imitateurs .de sa croix, ont reçu la couronne du martyre.

Il me semble toutefois, Seigneur mon Dieu, et tel est le sentiment de mon coeur en votre présence, qu’il n’eût pas été facile d’obtenir de ma mère le retranchement de cette pratique, si la défense en eût été portée par un autre moins aimé d’elle qu’Ambroise, qu’elle chérissait comme l’instrument de mon salut; et lui l’aimait pour sa vie exemplaire, son assiduité à l’église, sa ferveur spirituelle dans l’exercice des bonnes oeuvres; il ne pouvait se taire de ses louanges en me voyant, et me félicitait d’avoir une telle mère. Il ne savait pas quel fils elle avait en moi, qui doutais de toutes ces grandes vérités, et ne croyais pas qu’on pût trouver le chemin de la vie.

CHAPITRE III.

OCCUPATIONS DE SAINT AMBROISE.

3.         Mes gémissements et mes prières ne vous appelaient pas encore à mon secours; mon esprit inquiet cherchait et discutait sans repos. Et j’estimais Ambroise lui-même un homme heureux suivant le siècle, à le voir honoré des plus hautes puissances de la terre : son célibat seul me semblait pénible. Mais tout ce qu’il nourrissait d’espérance, tout ce qu’il avait de luttes à soutenir contre les séductions de sa propre grandeur, tout ce qu’il trouvait de consolations dans l’adversité, de charmes dans la voix secrète qui lui parlait au fond du coeur, tout ce qu’il goûtait de savoureuses joies en ruminant le pain de vie, je n’en avais nul pressentiment, nulle expérience, et lui ne se doutait pas de mes angoisses et de la fosse profonde où j’allais tomber. Il m’était impossible de l’entretenir de ce que je voulais, comme je le voulais; une armée de gens nécessiteux me dérobait cette audience et cet entretien il était le serviteur de leurs infirmités. S’ils lui laissaient quelques instants, il réconfortait son corps par les aliments nécessaires et son esprit par la lecture.

Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son esprit perçait le sens; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en franchissant le seuil de sa porte, dont l’accès n’était jamais défendu, où l’on entrait sans être annoncé, je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement. Je m’asseyais, et après être demeuré dans un long silence (qui eût osé troubler une attention si profonde ?) je me retirais, présumant qu’il lui serait importun d’être interrompu dans ces rapides instants, permis au délassement de son esprit fatigué du tumulte de tant d’affaires. Peut-être évitait-il une lecture à haute voix, de peur d’être surpris par un auditeur attentif em quelque passage obscur ou difficile, qui le contraignit à dépenser en éclaircissement ou en dispute, le temps destiné aux ouvrages dont il s’était proposé l’examen; et puis, la nécessité de ménager sa voix qui se brisait aisément, pouvait être encore une juste raison de lecture muette. Enfin, quelle que fût l’intention de cette habitude, elle ne pouvait être que bonne en un tel homme.

4.         Il m’était donc impossible d’interroger à mon désir votre saint oracle qui résidait dans son coeur, sauf quelques demandes où il ne fallait qu’un mot de réponse. Cependant mes vives sollicitudes épiaient un jour de loisir où elles pussent s’épancher en lui, elles ne le trouvaient jamais. Sans doute, je ne laissais jamais passer le jour du Seigneur sans l’entendre expliquer au peuple avec certitude la parole de vérité ( II Tim. II, 15), et je m’assurais de plus en (407) plus que l’on pouvait démêler tous ces noeuds de subtiles calomnies que ces imposteurs ourdissaient contre les divines Ecritures.

Mais quand j’eus appris, qu’en croyant l’homme fait à votre image, vos fils spirituels, à qui votre grâce a donné une seconde naissance au sein de l’unité catholique, ne vous croyaient point pour cela limité aux formes du corps humain, quoique je ne pusse alors concevoir le plus léger, le plus vague soupçon d’une substance spirituelle; néanmoins j’eus honte, dans ma joie, d’avoir, tant d’années durant, aboyé, non pas contre la foi catholique, mais contre les seules chimères de mes pensées charnelles d’autant plus téméraire et impie, que je censurais en maître ce que je devais étudier en disciple. O très-haut et très-prochain, très-caché et très-présent, Et re sans parties plus ou moins grandes, tout entier partout, et tout entier nulle part, vous n’êtes point cette forme corporelle, et pourtant vous avez fait l’homme à votre image, l’homme qui de la tête aux pieds tient dans un espace.

CHAPITRE IV.

ASSIDUITÉ D’AUGUSTIN AUX SERMONS DE SAINT AMBROISE.

5.         Ne sachant donc de quelle manière votre image pouvait résider dans l’homme, ne devais-je pas frapper à la porte et demander comment il fallait croire, loin de m’écrier dans l’insolence de mon erreur : Voilà ce que vous croyez? J’étais d’autant plus vivement rongé du désir intérieur de tenir la certitude, que, jouet et dupe de vaines promesses, j’avais plus longtemps, à ma honte, débité comme certains tant de peut-être, avec toute la puérilité de l’erreur et de la passion : j’en ai vu clairement depuis la fausseté. Certain aussi de les avoir tenus pour certains, j’étais déjà certain de leur incertitude, lors même que j’élevais contre votre Eglise mes aveugles accusations; et sans être sûr qu’elle enseignât la vérité, je savais bien qu’elle n’enseignait pas ce que ma témérité lui reprochait. Ainsi je me sentais confondre et changer, et je me réjouissais, ô mon Dieu, que votre Eglise unique, corps de votre Fils unique, où, tout enfant, on mit sur mes lèvres le nom du Christ, ne se nourrît pas de bagatelles puériles, et que nul article de sa pure doctrine ne vous fît cette violence, ô Créateur de toutes choses, de vous resserrer, sous forme humaine, dans un espace limité, si large et si vaste qu’il pût être!

6.         Je me réjouissais encore que l’ancienne Loi et les Prophètes ne me fussent plus proposés à lire du même oeil qui m’y faisait remarquer tant d’absurdités, quand je reprochais à vos saints les sentiments que je leur prêtais. Et j’aimais à entendre Ambroise recommander souvent, au peuple, dans ses sermons, cette règle suprême « La lettre tue et l’esprit vivifie (II Cor. III, 6). » Et, lorsqu’en soulevant le voile mystique, il découvrait l’esprit là où la lettre semblait enseigner une erreur, il ne disait rien qui me déplût, quoique je ne susse pas encore s’il disait la vérité. Je retenais mon coeur sur le penchant de l’adhésion, de peur du précipice; et cette suspension même m’étouffait. Je voulais être aussi sûr de ce qui échappait à ma vue que de sept et trois sont dix. Je n’étais pas, il est vrai, assez insensé pour croire que je pusse ici me tromper; mais je voulais avoir la même compréhension de toute vérité, soit corporelle et éloignée de mes sens, soit spirituelle, quoique ma pensée ne sût rien se représenter sans corps. Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, pussent s’arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans éclipse.

Mais trop souvent celui qui a passé par le mauvais médecin n’ose plus se fier même au bon. Ainsi mon âme souffrante, que la foi seule pouvait guérir, de peur d’être trompée par. la foi, se refusait à sa guérison. Elle résistait à ce puissant remède préparé par vos mains, et que vous prodiguez à l’univers avec souveraine efficace.

CHAPITRE V.

NÉCESSITÉ DE CROIRE CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ENCORE.

7.         Toutefois, je préférais dès lors la doctrine catholique, jugeant qu’elle commande avec plus de modestie et entière sincérité, de croire ce qui n’est point démontré (soit qu’on ait affaire à qui ne peut porter la démonstration, soit qu’il n’y ait point de démonstration possible), tandis que leurs téméraires promesses de science, appât dérisoire à la crédulité, ne sont qu’un ramas de fables et d’absurdités (408) qu’ils ne peuvent soutenir, et dont ensuite ils imposent la créance.

Et votre main miséricordieuse et douce, ô Seigneur! prenant et façonnant mon coeur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je croyais, dont je n’avais été ni témoin, ni contemporain; tant d’événements dans l’histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d’actions, contés par des amis, des médecins, par tous les hommes, qu’il faut admettre sous peine de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne m’assurait-elle pas des auteurs de ma naissance? et que pouvais-je en savoir, si je ne croyais au témoignage?

Ainsi vous m’avez persuadé que, loin de blâmer ceux qui ajoutent foi à vos Ecritures, dont vous avez si puissamment établi l’autorité chez presque tous les peuples du monde, les incrédules seuls sont répréhensibles, et ne doivent point être écoutés quand ils nous disent D’où savez-vous si ces livres ont été communiqués au genre humain par l’Esprit du vrai Dieu, qui est la vérité même? Et c’est précisément là ce qu’il me fallait croire, puisque, dans ces luttes sophistiques de questions captieuses, dans ces conflits de philosophes dont j’avais lu les livres, rien n’avait pu déraciner en moi la croyance que vous êtes, tout en ignorant ce que vous êtes, ni me faire douter que la conduite des choses humaines appartînt à votre Providence.

8.         Ma foi, à cet égard, était, il est vrai, tantôt plus forte, tantôt plus faible; mais toujours ai-je cru que vous êtes, et que vous prenez souci de nous, quoique je ne susse que penser de votre substance, ou de la voie qui conduit, qui ramène à vous. Ainsi donc, impuissante à trouver la vérité par raison pure, notre faiblesse a besoin de l’appui des saints Livres, et je commençai dès lors à croire que vous n’auriez point investi cette Ecriture d’une autorité si haute et si universelle, s’il ne vous avait plu d’être cru, d’être cherché par elle. Quant aux absurdités où je me choquais d’ordinaire, quelques explications plausibles données devant moi m’en faisaient déjà rapporter l’inconnu étrange à la profondeur des mystères. Et son autorité m’apparaissait d’autant plus vénérable et plus digne de foi, que, s’offrant à la main de tout lecteur, elle n’en conservait pas moins dans la profondeur du sens la majesté de ses secrets; accessible par la nudité de l’expression, par l’abaissement du langage, et toutefois exerçant les coeurs les plus méditatifs; recevant tous les hommes en son vaste sein, n’en faisant passer qu’un petit nombre jusqu’à vous à travers le fin tissu de son voile, mais beaucoup plus néanmoins que si, au faite d’autorité où elle est élevée, elle ne rassemblait le genre humain dans le giron de son humilité sainte. Ainsi je méditais, et vous veniez à moi. Je soupirais, et vous prêtiez l’oreille. Je flottais, et vous me gouverniez. J’allais par la voie large du siècle, et vous ne m’abandonniez pas.

CHAPITRE VI.

MISÈRE DE L’AMBITION.

9. J’aspirais aux honneurs, aux richesses, au mariage, et j’étais votre risée. Et je trouvais dans ces désirs mille épines douloureuses; et vous m’étiez d’autant plus propice que vous me rendiez plus amer ce qui n’était pas vous. Voyez mon coeur, ô Seigneur! qui m’avez inspiré ces souvenirs et cette confession. Que désormais s’attache à vous mon âme que vous avez dégagée des gluants appâts de la mort! Quelle était sa misère! Et vous ne cessiez de piquer sa plaie vive, afin qu’au mépris de tout elle se convertît à vous, qui êtes au-dessus de tout, sans qui rien ne serait; qu’elle se convertît et guérît.

Quelle était la grandeur de mon mal, et quelle fut, pour me le faire sentir, l’habileté de votre traitement, alors que je me disposais à prononcer un panégyrique de l’empereur, où je devais débiter force mensonges qui eussent été accueillis par des applaudissements complices! et mon coeur était haletant de soucis, j’étais possédé de la fièvre des pensers dévorants, quand, passant par une rue de Milan, j’aperçus un pauvre, aviné, je crois, et en joyeuse humeur. Je soupirai, et, m’adressant à quelques amis qui se trouvaient avec moi, je déplorai nos laborieuses folies. Tous nos efforts, si pénibles, et tels que ceux dont j’étais alors consumé, traînant sous l’aiguillon des passions cette charge de misère, de plus en plus lourde à mesure qu’on la traîne, avaient-ils d’autre but que cette sécurité joyeuse, où ce mendiant nous avait précédés, où peut-être nous n’arriverions jamais ? Quelques pièces d’argent mendiées lui avaient suffi pour acquérir ce que je poursuivais dans ces âpres défilés, par mille sentiers d’angoisse, la joie d’une félicité temporelle. (409)

Il n’avait pas, sans doute, une joie véritable; mais l’objet de mon ambitieuse ardeur était bien plus faux encore. Il était du moins sûr de sa joie, et j’étais soucieux. Il était libre; moi, rongé d’inquiétudes. Que si l’on m’eût demandé mon choix entre la joie ou la crainte, il n’eût pas été douteux; et si de nouveau l’on eût offert à mon choix d’être tel que cet homme, ou tel que j’étais alors, j’eusse préféré d’être moi avec mon fardeau de sollicitudes et de craintes, mais par aveuglement, et non par rectitude. Devais-je donc me préférer à lui, pour être plus savant, si ma science ne me donnait pas plus de joie, et si je n’en usais que pour plaire aux hommes, non pas afin de les instruire, mais uniquement de leur plaire? C’est pourquoi vous brisiez mes os avec la verge de votre discipline.

10.       Loin donc de mon âme ceux qui lui disent: Il y a joie et joie. Ce mendiant trouvait la sienne dans l’ivresse, et tu cherchais la tienne dans la gloire. Et quelle gloire, Seigneur, celle qui n’est pas en vous? Mensonge de joie mensonge de gloire: seulement, cette gloire était plus captieuse à mon esprit. La nuit allait cuver son ivresse, et moi j’avais dormi, je m’étais levé, j’allais dormir et me lever avec la mienne, combien de jours encore? Oui, il y a joie et joie. Celle des saintes espérances est infiniment distante de la vaine allégresse de ce malheureux. Mais alors même, grande était la distance de lui à moi. Plus heureux que moi, il ne se sentait point d’aise, quand les soucis me déchiraient les entrailles; et il avait acheté son vin en souhaitant mille prospérités aux coeurs charitables, tandis que c’était au prix du mensonge que je marchandais la vanité.

Je tins alors à mes amis plus d’un discours semblable , et mes réflexions sur mon état étaient fréquentes, et je le trouvais alarmant; et j’en souffrais, et cette affliction redoublait le malaise. Et si quelque prospérité semblait me sourire, j’avais peine à avancer la main; voulais-je la saisir, elle était envolée.

CHAPITRE VII.

SON AMI ALYPIUS.

11.       Tel était le sujet ordinaire de nos plaintes entre amis, et principalement de mes entretiens intimes avec Alypius et Nebridius. Alypius, né dans la même cité, d’une des premières familles municipales, était plus jeune que moi. Il avait suivi mes leçons à mon début dans notre ville natale et puis à Carthage; et il m’aimait beaucoup, parce que je lui paraissais savant et bon. Et moi je l’aimais à cause du grand caractère de vertu qu’il développait déjà dans un âge encore tendre. Cependant le gouffre de l’immoralité et des spectacles frivoles, béant à Carthage, l’avait englouti dans le délire des jeux du cirque. Il y était misérablement Plongé, lorsque je professais en public l’art oratoire, mais il n’assistait pas encore à mes cours, à cause de certaine mésintelligence élevée entre son père et moi. J’appris avec douleur cette pernicieuse passion ; j’allais perdre, peut-être avais-je déjà perdu ma plus haute espérance. Et je n’avais, pour l’avertir ou le réprimer , ni le droit d’une bienveillance amicale, ni l’autorité d’un maître. Je croyais qu’il partageait à mon égard les sentiments de son père; mais il n’en était rien. Car, loin de s’en inquiéter, il me saluait et venait même à mon auditoire m’écouter quelques instants et se retirait.

12.       Et néanmoins, il m’était sorti de l’esprit de l’entretenir, pour le conjurer de ne pas sacrifier une aussi belle intelligence à l’aveugle entraînement de ces misérables jeux. Mais vous, Seigneur, qui ne lâchez jamais les rênes dont vous gouvernez vos créatures, vous n’aviez pas oublié qu’il devait être, entre vos enfants, l’un des premiers ministres de vos mystères. Et pour que l’honneur de son redressement vous revînt tout entier, vous m’en fîtes l’instrument, mais l’instrument involontaire. Un jour que je tenais ma séance ordinaire, il vint, me salua, prit place entre mes disciples, et se mit à m’écouter avec attention. Et par hasard, la leçon que j’avais entre les mains me parut demander, pour son explication, une comparaison empruntée aux jeux du cirque, qui dût jeter sur mes paroles plus d’agrément et de lumières, avec un assaisonnement de raillerie piquante contre les esclaves d’une telle manie.

Vous savez, mon Dieu, que je ne songeais nullement alors à en guérir Alypius. Mais il saisit le trait pour lui, ne le croyant adressé qu’à lui seul un autre m’en eût voulu, lui s’en voulut à lui-même ; excellent jeune homme, et qui m’en aima encore de plus vive amitié! N’aviez-vous pas déjà dit depuis longtemps, dans vos Ecritures : « Reprends le sage et il t’aimera (Prov. IX, 8)? » Et néanmoins ce ne fut (410) pas moi qui le, repris; mais vous, à qui, soit de gré, soit à notre insu, nous servons tous d’instruments selon l’ordre de votre sagesse et de votre justice. Ce fut vous qui fîtes de mon coeur et de ma langue des charbons ardents pour brûler et guérir le mal dont se mourait cette âme de précieuse espérance.

Que celui-là taise vos louanges qui ne considère pas vos miséricordes; elles parlent en votre honneur du fond de mes moelles. J’avais dit, et aussitôt Alypius s’élança hors de l’abîme où un aveugle plaisir l’avait précipité; sa magnanime résolution secoua son âme et en fit tomber toutes les ordures du cirque, où il ne revint jamais depuis. Bientôt après, triomphant de la résistance de son père, il emporta la permission de me prendre pour maître. Redevenu mon disciple, il s’engagea avec moi dans les superstitions des Manichéens, aimant en eux cet extérieur de continence qu’il croyait naturel et vrai. Mais cette continence était loin de leur coeur; ce n’était qu’un piége tendu aux âmes généreuses ( Prov. VI, 26) qui n’atteignant pas encore aux profondeurs de la vertu, se laissent prendre à la superficie où glissent son ombre et sa trompeuse image.

CHAPITRE VIII.

ALYPIUS ENTRAÎNÉ AUX SANGLANTS SPECTACLES DU CIRQUE.

13.       Nourri par ses parents dans l’enchantement des voies du siècle, loin de les délaisser, il m’avait précédé à Rome pour y apprendre le droit; et là, il fut pris d’une étrange passion pour les combats de gladiateurs, et de la façon la plus étrange. Il avait pour ces spectacles autant d’aversion que d’horreur, quand un jour, quelques condisciples de ses amis, au sortir de table, le rencontrent, et malgré l’obstination de ses refus et de sa résistance, l’entraînent à l’amphithéâtre avec une violence amicale, au moment de ces cruels et funestes jeux. En vain il s’écriait: « Vous pouvez entraîner mon corps et le placer près de vous, mais pourrez-vous ouvrir à ces spectacles mon âme et mes yeux? J’y serai absent, et je triompherai et d’eux et de vous.» Il eut beau dire, ils l’emmenèrent avec eux, curieux peut-être d’éprouver s’il pourrait tenir sa promesse.

Ils arrivent, prennent place où ils peuvent; tout respirait l’ardeur et la volupté du sang. Mais lui, fermant la porte de ses yeux, défend à son âme de descendre dans cette arène barbare; heureux s’il eût encore condamné ses oreilles! car, à un incident du combat, un grand cri s’étant élevé de toutes parts, il est violemment ému, cède à la curiosité, et se croyant peut-être assez en garde pour braver, et vaincre même après avoir vu, il ouvre les yeux. Alors son âme est plus grièvement blessée que le malheureux même qu’il a cherché d’un ardent regard, il tombe plus misérable que celui dont la chute a soulevé cette clameur: entré par son oreille, ce cri a ouvert ses yeux pour livrer passage au coup qui frappe et renverse un coeur plus téméraire que fort, d’autant plus faible qu’il plaçait sa confiance en lui-même au lieu de vous. A peine a-t-il vu ce sang, il y boit du regard la cruauté. Dès lors il ne détourne plus l’oeil; il l’arrête avec complaisance; il se désaltère à la coupe des furies, et sans le savoir, il fait ses délices de ces luttes féroces; il s’enivre des parfums du carnage. Ce n’était plus ce même homme qui venait d’arriver, c’était l’un des habitués de cette foule barbare; c’était le véritable compagnon de ses condisciples. Que dirai-je encore? il devint spectateur, applaudisseur, furieux enthousiaste, il remporta de ce lieu une effrayante impatience d’y revenir. Ardent, autant et plus. que ceux qui l’avaient entraîné, il entraînait les autres. Et c’est pourtant de si bas que votre main puissante et miséricordieuse l’a retiré, et vous lui avez appris .à ne point s’assurer en lui, mais en vous, bien longtemps après néanmoins.

CHAPITRE IX.

ALYPIUS SOUPÇONNÉ D’UN LARCIN.

14.       Ce souvenir restait dans sa mémoire comme un préservatif à l’avenir. Semblable avertissement lui avait été déjà donné, lorsqu’il était mon disciple à Carthage. C’était vers le milieu du jour; il se promenait au Forum, pensant à une déclamation qu’il devait prononcer selon la coutume dans les exercices de l’école, quand surviennent les gardes du palais qui l’arrêtent comme voleur. Vous l’aviez permis, mon Dieu, sans doute afin qu’il apprît, devant être un jour si grand, combien il importe que l’homme, juge de l’homme, ne prononce pas sur le sort de son semblable avec une crédulité téméraire. (411)

Il se promenait donc seul, devant le tribunal, avec ses tablettes et son stylet, lorsqu’un jeune écolier, franc voleur, secrètement muni d’une hache, sans être aperçu de lui, s’approche des barreaux de plomb en saillie sur les devantures de la voie des Orfèvres, et se met à les couper. Au bruit de la hache, on s’écrie à l’intérieur et on envoie des gens pour saisir le coupable. Entendant leurs voix, celui-ci prend la fuite et jette son instrument, de peur d’être surpris armé. Alypius qui ne l’avait pas vu entrer, le voit sortir et fuir rapidement. Il s’approche pour s’informer; étonné de trouver une hache, il s’arrête à la considérer. On l’aperçoit, seul, tenant l’outil dont le bruit avait donné l’alarme. On l’arrête, on l’entraîne, on appelle tous les habitants du voisinage, on le montre en triomphe comme un voleur pris en flagrant délit qu’on va livrer au juge.

15.       Mais la leçon devait se borner là. Vous vîntes aussitôt, Seigneur, au secours de son innocence, dont vous étiez le seul témoin. Comme on le menait à la prison ou au supplice, il se trouva à la rencontre un architecte, spécialement chargé de la conservation des bâtiments publics. Les gens qui le tiennent sont charmés qu’à leur passage vienne précisément s’offrir celui qui d’ordinaire les soupçonnait des larcins commis au Forum ; il en allait enfin connaître les auteurs. Or, cet homme avait plus d’une fois vu Alypius chez un sénateur qu’il allait souvent saluer. Il le reconnaît, lui prend la main et, le tirant à part, lui demande la cause de ce désordre, et apprend ce qui s’est passé. La foule s’émeut et murmure avec menace; l’architecte commande qu’on le suive. On passe devant la maison du jeune homme coupable. A la porte se trouvait un enfant, trop petit pour être retenu dans sa révélation par la crainte de compromettre son maître, qu’il avait accompagné au Forum. Alypius le voit et le désigne à l’architecte, qui, montrant la hache à l’enfant, lui demande à qui elle est: à nous, répond à l’instant celui-ci. On l’interroge de nouveau; tout se découvre. Ainsi, le crime retomba sur cette maison, à la confusion de la multitude, qui déjà triomphait d’Alypius. Dispensateur futur de votre parole, et juge de tant d’affaires en votre Eglise, il sortit de ce danger avec plus d’instruction et d’expérience.

CHAPITRE X.

INTÉGRITÉ D’ALYPIUS. — ARDEUR DE NEBRIDIUS A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.

16.       Je l’avais rencontré à Rom e, où il s’unit à moi d’amitié si étroite qu’il me suivit à Milan pour ne point se séparer de moi, et aussi pour utiliser sa science du droit, suivant le désir de ses parents plutôt que le sien. Eprouvé déjà par trois emplois, où son désintéressement n’avait pas moins étonné les autres qu’il n’était surpris lui-même de la préférence qu’on pouvait accorder à l’or sur la probité, une dernière tentative contre sa fermeté avait mis en oeuvre tous les ressorts de la séduction et de la terreur. Il remplissait à Rome les fonctions d’assesseur, auprès du comte des revenus d’Italie, quand un sénateur, puissant par ses bienfaits et son crédit, accoutumé à ne pas trouver d’obstacles, voulut se permettre je ne sais quoi de contraire à la loi. Alypius s’y oppose. On lui promet une récompense, qu’il dédaigne; on essaie de menaces, qu’il foule aux pieds ; tous admirant cette constance qui ne pliait pas devant un homme, bien connu pour avoir mille moyens d’être utile ou de nuire; cette fermeté d’âme également indifférente au désir de son amitié et à la crainte de sa haine. Le magistrat lui-même, dont Alypius était le conseiller, quoique opposé à cette injuste prétention, n’osait cependant refuser hautement; mais s’excusant sur l’homme juste, il alléguait sa résistance; et s’il fléchissait, Alypius était en effet décidé à résigner ses fonctions.

Son amour pour les lettres, seul, faillit le séduire; il eût pu, avec le gain du prétoire, se

procurer des manuscrits; mais il consulta la justice et prit une résolution meilleure, préférant le véto de l’équité au permis de l’occasion. Cela n’est rien sans doute, mais « qui est fidèle dans les petites choses l’est dans les grandes; » et rien ne saurait anéantir cet oracle sorti de la bouche de votre vérité: « Si vous n’avez pas été fidèle dispensateur d’un faux trésor, qui vous confiera le véritable? Si vous n’avez pas été fidèle dépositaire du bien d’autrui, qui vous rendra celui qui est à vous (Luc, XVI, 10-12)? » Tel était l’homme si étroitement lié avec moi, et comme moi chancelant, irrésolu sur le genre de vie à suivre.

17.       Et Nebridius aussi qui avait abandonné (412) son pays, voisin de Carthage, et Carthage même, son séjour ordinaire, et le vaste domaine de son père, et sa mère qui ne songeait pas à le suivre — il avait tout quitté pour venir à Milan vivre avec moi dans la poursuite passionnée de la vérité et de la sagesse. Il soupirait comme moi, il flottait comme moi, ardent à la recherche de la vie bienheureuse, profond dans l’examen des plus difficiles problèmes. Voilà donc trois bouches affamées, exhalant entre elles leur mutuelle indigence, et attendant de vous leur nourriture au temps marqué. Et, dans l’amertume dont votre miséricorde abreuvait notre vie séculière, considérant le but de nos souffrances, nous ne trouvions plus que ténèbres. Nous nous détournions en gémissant, et nous disions : Jusques à quand? Et tout en le répétant, nous poursuivions toujours, parce qu’il ne nous apparaissait rien de certain que nous pussions saisir en lâchant le reste.

CHAPITRE XI.

VIVES PERPLEXITÉS D’AUGUSTIN.

18.       Et je ne pouvais, sans un profond étonnement, repasser dans ma mémoire tout ce long temps écoulé depuis la dix-neuvième année de mon âge, où je m’étais si vivement épris de la sagesse, résolu d’abandonner à sa rencontre les vaines espérances et les trompeuses chimères de mes passions. Et déjà j’accomplissais mes trente ans, embourbé dans la même fange, avide de jouir des objets présents, périssables, et qui divisaient mon âme. Je trouverai demain, disais-je; demain la vérité paraîtra, et je la saisirai. Et puis, Faustus va venir, il m’expliquera tout. O grands maîtres de l’Académie ! on ne peut rien tenir de certain pour régler la vie. Mais non, cherchons mieux; ne désespérons pas. Voici déjà que les absurdités de l’Ecriture ne sont plus des absurdités; une interprétation différente satisfait la raison. Arrêtons-nous sur les degrés où, entant, mes parents m’avaient déposé, jusqu’à ce que se présente la vérité pure.

Mais où, mais quand la chercher? Ambroise n’a pas une heure à me donner, je n’en ai pas une pour lire. Et puis, où trouver des livres? quand et comment s’en procurer? à qui en emprunter? Réglons le temps; ménageons-nous des heures pour le salut de notre âme. Une grande espérance se lève. La foi catholique n’enseigne pas ce dont l’accusait la vanité de mon erreur. Ceux qui la connaissent condamnent comme un blasphème la croyance que Dieu soit borné aux limites d’un corps humain; et j’hésite à frapper pour qu’on achève de m’ouvrir? La matinée est donnée à mes disciples : que fais-je le reste du jour? pourquoi cette négligence? Mais trouverai-je un moment pour rendre visite à des amis puissants, dont le crédit m’est nécessaire? pour préparer ces leçons que je vends? pour donner quelque relâche à mon esprit fatigué de tant de soins?

19.       Périssent toutes ces vanités, périsse tout ce néant; employons-nous à la seule recherche de la vérité. Cette vie est misérable et l’heure de la mort incertaine; si elle nous surprend, en quel état sortirons-nous d’ici? Où apprendrons-nous ce que nous y aurons négligé d’apprendre? ou plutôt ne nous faudra-t-il pas expier cette négligence? Et si la mort allait trancher tout souci avec ce noeud de chair? Si tout finissait ainsi? Encore s’en faut-il enquérir. Mais non; blasphème qu’un tel doute! Ce n’est pas un rien, ce. n’est pas un néant qui élève la foi chrétienne à cette hauteur d’autorité par tout l’univers. Le doigt de Dieu n’aurait pas opéré pour nous tant de merveilles, si la mort du corps absorbait la vie de l’âme. Que tardons-nous, que ne laissons-nous là l’espoir du siècle, pour nous appliquer tout entier à chercher Dieu et la vie bienheureuse? .

Mais attends encore; n’est-il plus de charme dans ce monde? a-t-il perdu ses puissantes séductions? n’en détache pas ton coeur à la légère. Il serait honteux de revenir à lui après l’avoir quitté. Vois, à quoi tient-il que tu n’arrives à une charge honorable? Que pourrais-tu souhaiter après? N’ai-je pas en effet des amis puissants? Quel que soit mon empressement à limiter mes espérances, je puis toujours aspirer à une présidence de tribunal; et je prendrai une femme dont la fortune sera suffisante à mon état, et là se borneront mes désirs. Combien d’hommes illustres et dignes de servir d’exemples, ont vécu mariés, et fidèles à la sagesse!

20.       Ainsi disais-je; et les vents contraires de mes perplexités jetaient mon coeur çà et là; et le temps passait; et je tardais à me convertir à vous, Seigneur mon Dieu; je différais de jour en jour de vivre en vous, et je ne différais pas un seul jour de mourir en moi-même. Aimant la vie bienheureuse, je la redoutais dans son (413) séjour, et en la fuyant je la cherchais. Je croyais que je serais trop malheureux d’être à jamais privé des embrassements d’une femme; et le remède de votre miséricorde, efficace contre cette infirmité, ne venait pas à ma pensée, faute d’en avoir fait l’épreuve; car j’attribuais la continence aux propres forces de l’homme, et cependant je sentais ma faiblesse. J’ignorais, insensé, qu’il est écrit : « Nul n’est chaste, si vous ne lui en donnez la force ( Sagesse, VIII, 21). » Et vous me l’eussiez donnée, si le gémissement intérieur de mon âme eût frappé à votre oreille; si ma foi vive eût jeté dans votre sein tous mes soucis.

CHAPITRE XII.

SES ENTRETIENS AVEC ALYPLUS SUR LE MARIAGE ET LE CÉLIBAT.

21.       Alypius me détournait du mariage, et me représentait sans cesse que ces liens ne nous permettraient plus de vivre assurés de nos loisirs, dans l’amour de la sagesse, comme nous le désirions depuis longtemps. Il était d’une chasteté d’autant plus admirable, qu’il avait eu commerce avec les femmes dans sa première jeunesse; mais il s’en était détaché, avec remords et mépris, pour vivre dans une parfaite continence.

Et moi je lui opposais l’exemple d’hommes mariés qui étaient demeurés dans la pratique de la sagesse, le service dé Pieu, la fidélité aux devoirs de l’amitié. Mais que j’étais loin d’une telle force d’âme ! Esclave de cette fièvre charnelle dont j’étais dévoré, je traînais ma chaîne, dans une mortelle ivresse, et je tremblais qu’on ne vînt la rompre, et ma plaie vive, frémissante sous l’anneau secoué, repoussait la parole d’un bon conseiller, la main d’un libérateur. Que dis-je? le serpent, par ma bouche, parlait à Alypius; ma langue formait les noeuds et semait dans sa voie les doux piéges où son pied innocent et libre allait s’embarrasser.

22.       Ce lui était un prodige de me voir, moi qu’il estimait, pris à l’appât de la volupté, jusqu’à lui avouer même, dans nos conversations, qu’il me serait impossible de garder le célibat; et pour me défendre contre son étonnement, je lui disais que ce plaisir qu’il avait ravi au passage, et dont un vague souvenir lui rendait le mépris si facile, n’avait rien de comparable aux délices de cette liaison dans laquelle je vivais. Que si la sanction du mariage venait à légitimer de telles jouissances, quel sujet aurait-il donc d’être surpris de mon impuissance à mépriser une telle vie? Il finissait par la désirer lui-même, cédant moins aux sollicitations du plaisir qu’à celles de la curiosité. li voulait savoir, disait-il, quel était enfin ce bonheur sans lequel ma vie, qui lui plaisait, ne me paraissait plus une vie, mais un supplice.

Libre de mes fers, son esprit s’étonnait de mon esclavage, et de l’étonnement il se lais. sait aller au désir d’en faire l’essai, pour tomber peut-être de cette expérience daims la servitude même qui l’étonnait, parce qu’il voulait se fiancer à la mort, et que l’homme qui aime le péril y tombe (Eccli. III, 27). Car nous n’étions, l’un et l’autre, que faiblement touchés des devoirs qui donnent seuls quelque dignité au mariage, la continence et l’éducation des enfants. Pour moi, je n’en aimais guère que l’enivrante habitude d’assouvir cette insatiable concupiscence dont j’étais la proie; et lui allait trouver la captivité dans son étonnement de ma servitude. Voilà où nous en étions, jusqu’à ce que votre grandeur, fidèle à notre boue, prit en pitié notre misère, et vint à notre secours par de merveilleuses et secrètes voies.

CHAPITRE XIII.

SA MÈRE N’OBTIENT DE DIEU AUCUNE RÉVÉLATION SUR LE MARIAGE DE SON FILS.

23.       Et l’on pressait activement l’affaire de mon mariage. J’avais fait une demande; j’étais accueilli; ma mère s’y employait avec zèle, d’autant que le mariage devait me conduire à l’eau salutaire du baptême; elle sentait avec joie que je m’en approchais chaque jour davantage; et ma profession de foi allait accomplir ses voeux et vos promesses. Mais lorsque, à ma prière et selon l’instinct de son désir, elle vous suppliait, de l’accent le plus passionné du coeur, de lui révéler en songe quelque chose de cette future alliance, vous n’avez jamais voulu l’entendre. Elle voyait de vaines et fantastiques images rassemblées par la vive préoccupation de l’esprit; elle me les racontait avec mépris; ce n’était plus cette confiance qui lui attestait l’impression de votre doigt. Certain goût ineffable lui donnait, disait-elle, le discernement (414) de vos révélations et des songes de son âme. On pressait néanmoins mon mariage; la jeune fille était demandée, mais il s’en fallait de deux années qu’elle fût nubile; et comme elle me plaisait, on prit le parti d’attendre.

CHAPITRE XIV.

PROJET DE VIE EN COMMUN AVEC SES AMIS.

24.       Nous étions plusieurs amis ensemble, qui, dégoûtés des turbulentes inquiétudes de la vie humaine, objet habituel de nos réflexions et de nos entretiens, avions presque résolu de nous retirer de la foule pour vivre en paix. Notre plan était de mettre en commun ce que nous pourrions avoir, de faire une seule famille, un seul héritage, notre sincère amitié faisant disparaître le tien et le mien, le bien de chacun serait à tous, le bien de tous à chacun; nous pouvions être dix dans cette communauté, et plusieurs. d’entre nous étaient fort riches; Romanianus, en particulier, citoyen de notre municipe, qu’une tourmente d’affaires avait jeté à la cour de l’empereur, et mon intime ami dès l’enfance. Il était le plus ardent à presser ce dessein, et il nous le persuadait avec d’autant plus d’autorité, qu’il avait la prépondérance de la fortune.

Nous avions décidé que deux d’entre nous seraient chargés, comme magistrats annuels, de l’administration des affaires, les autres vivant en repos. Mais quand on vint à demander sites femmes y consentiraient, plusieurs étant déjà mariés, et nous aspirant à l’être, l’argile si bien façonné de cette illusion nouvelle éclata entre nos mains, et nous en rejetâmes les débris.

Et nous voilà retombés dans nos soupirs, dans nos gémissements, dans les voies du siècle larges et battues, et notre coeur roulait le flot de ses pensées devant l’éternelle stabilité de votre conseil ( Ps. XXXII, 2). Du haut de ce conseil, riant de nos résolutions, vous prépariez les vôtres, attendant le temps propre pour nous donner la nourriture, et pour ouvrir la main qu’il allait combler nos âmes de bénédiction (  Ps CXLIV, 15, 16.).

CHAPITRE XV.

LA FEMME QU’IL ENTRETENAIT ÉTANT RETOURNÉE EN AFRIQUE, IL EN PREND UNE AUTRE.

25.       Cependant mes péchés se multipliaient; et quand on vint arracher de mes côtés, comme un obstacle à mon mariage, la femme qui vivait avec moi, il fallut déchirer le coeur où elle avait racine, et la blessure saigna longtemps. Mais elle, à son retour en Afrique, vous fit voeu de renoncer au commerce de l’homme. Elle me laissait le fils naturel qu’elle m’avait donné. Et moi malheureux, incapable d’imiter une femme, impatient de cette attente de deux années pour obtenir la main qui m’était promise, n’étant point amoureux du mariage, mais esclave de la volupté, je trouvai une autre femme, comme pour soutenir et irriter la maladie de mon âme, en lui continuant cette honteuse escorte de plaisirs jusqu’à l’avènement de l’épouse. Ainsi la blessure dont la première séparation m’avait navré, ne guérissait pas: niais après de cuisantes douleurs, elle tournait en sanie: et le mal, plus languissant, n’en était que plus désespéré.

CHAPITRE XVI.

SA CRAINTE DE LA MORT ET DU JUGEMENT.

26.       Louange à vous! gloire à vous! ô source des miséricordes. Je devenais de jour en jour plus déplorable, et vous plus prochain. Vous avanciez déjà la main qui allait me retirer et nie laver de cette boue, et je ne m’en doutais pas. Et rien ne me rappelait du fond de l’abîme des voluptés charnelles que la crainte de la mort et de votre jugement futur, si profonde en mon coeur que tant de doctrines contraires n’avaient jamais pu l’en bannir.

Et je discutais avec Alypius et Nebridius les raisons finales des biens et des maux, leur avouant que, dans mon esprit, Epicure eût obtenu la palme, si j’avais pu cesser de croire à la survivance de l’âme après la mort, et à la rémunération des oeuvres qu’Epicure n’admit jamais. Si nous étions immortels, leur disais-je, vivant dans une perpétuelle volupté des sens, sans aucune crainte de la perdre, pourquoi ne serions-nous pas heureux? Et que nous faudrait-il encore? Et je ne voyais pas que cette pensée même témoignait de ma misère et de la profondeur de mon naufrage; aveugle, je n’apercevais pas la lumière de cette beauté chaste et (415) pure qu’il faut embrasser sans passion, invisible au regard de la chair, visible seulement à l’oeil intérieur.

Et, malheureux, je ne concevais pas de quelle source coulait en moi ce plaisir que la présence de hies amis me faisait trouver au récit de ces honteuses misères. Car, au sein même des joies charnelles, je n’eusse pu vivre heureux, même selon l’homme sensuel d’alors, sans ces amis que j’aimais et, dont je .me sentais aimé sans intérêt.

O voies tortueuses! malheur à l’âme téméraire qui, en se retirant de vous, espère trouver mieux que vous! Elle se tourne, elle se retourne en vain, sur le dos, sur les flancs, sur le ventre; tout lui est dur. Et vous seul êtes son repos. Et vous voici! et vous nous délivrez de nos lamentables erreurs! et vous nous mettez dans votre voie, et vous nous consolez et dites : « Courez, je vous soutiendrai; je vous conduirai au but, et là, je vous soutiendrai encore.

LIVRE SEPTIÈME

AUGUSTIN A TRENTE ET UN AN

Peines de son esprit dans la recherche du mal. — Par quels degrés il s’élève à la connaissance de Dieu. — Erreur de ses sentiments sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

CHAPITRE PREMIER.

IL NE POUVAIT CONCEVOIR DIEU QUE COMME UNE SUBSTANCE INFINIMENT ÉTENDUE.

1.         Et déjà était morte mon adolescence honteuse et criminelle; et j’entrais dans la jeunesse, et plus j’avançais en âge, plus je m’égarais en de ridicules chimères, ne pouvant concevoir d’autre substance que celle qui se voit par les yeux. Je ne vous prêtais plus, il est vrai, mon Dieu, les formes humaines, depuis que j’avais commencé d’ouvrir l’esprit à la sagesse ; je m’étais toujours préservé de cette erreur; et je la voyais, avec joie, condamnée par la foi de votre Eglise catholique, notre mère spirituelle. Mais de quelle autre manière vous concevoir ? je l’ignorais, et je m’évertuais à vous comprendre, homme que j’étais, et quel homme ! vous le souverain, le seul et vrai Dieu. Et je croyais de toutes les forces de mon être que vous êtes incorruptible, inviolable, immuable; car, malgré mon ignorance du comment et du pourquoi, je voyais cependant avec certitude que ce qui est sujet à la corruption est au-dessous de l’incorruptible; et je préférais sans hésiter l’inviolable à ce qui souffre violence, et l’immuable au muable.

Mon coeur protestait violemment contre ces vanités de ma fantaisie, et je cherchais à dissiper d’un seul coup l’essaim bourdonnant d’impuretés qui offusquaient le regard de ma pensée; à peine éloigné, il revenait soudain fondre plus pressé sur mes yeux aveuglés; et tout en renonçant à cette vaine imagination de forme humaine, je ne pouvais néanmoins me débarrasser de l’idée d’une substance corporelle pénétrant le monde dans toute son étendue, et répandue, hors du monde, dans l’infini; et, toutefois, je lui maintenais, en tant qu’incorruptible, inviolable et immuable, la prééminence sur ce qui est sujet à corruption, déchéance et changement. Tout être, à qui je refusais l’étendue, ne me semblait plus qu’un rien; mais rien absolu, et non ce vide que ferait dans l’étendue la disparition de tout corps. Càr l’étendue serait toujours, malgré cette vacuité de tout corps élémentaire ou céleste, vide étendu, spacieux néant.

2.         Et dans cette pléthore de coeur, m’obscurcissant moi-même à mes propres yeux, je pensais que tout ce qui ne m’apparaissait point à l’état d’extension ou de diffusion, de concentration ou de renflement, n’était que pur néant. Car les formes sur lesquelles se promènent mes yeux, étaient les seules images que parcourût ma pensée, et je ne m’apercevais pas que cette action intérieure qui me figurait. ces images, ne leur était en rien semblable, et qu’elle ne pouvait les imaginer sans être elle-même quelque chose de grand.

Et vous, ô vie de ma vie, c’est ainsi que je vous croyais grand; répandu, suivant moi, dans tout le corps de l’univers, et le débordant partout à l’infini, le ciel et la terre et toute créature vous possédaient, terminés en vous; vous, nulle part. Mais comme le corps de l’air étendu sur la terre ne résiste point à la lumière du soleil qui le traverse, qui le pénètre sans le déchirer ou le diviser et le remplit tout entier, j’imaginais que vous passiez ainsi par le corps du ciel et de l’air, de la mer et même par celui de la terre, également pénétrable en ses parties les plus grandes et les moindres à l’immanation de votre présence, qui imprimait, comme une respiration subti1e,  le mouvement intérieur et extérieur à toutes vos créatures.

Telles étaient mes conjectures; ma pensée ne pouvait aller au delà, et c’était encore une (417) erreur. Car il fallait admettre qu’une plus grande partie de la terre en contenait une plus grande de vous, et une plus petite, une moindre, votre présence se distribuant de manière qu’il en tenait plus dans le corps de l’éléphant que dans celui du passereau; beaucoup plus grand, il prenait beaucoup plus de place; et ainsi les divisions de votre essence se proportionnaient aux inégalités des corps. Et toutes fois il n’en est pas ainsi; mais vous n’aviez point encore éclairé mes ténèbres.

CHAPITRE II.

OBJECTION DE NEBRIDIUS CONTRE LES MANICHÉENS.

3.         Il me suffisait, Seigneur, pour confondre ces imposteurs dupes, et ces bavards muets, car leur bouche est toujours muette pour votre Verbe; il me suffisait de cette objection que Nebridius, à Carthage même, leur présentait d’ordinaire, et qui avait fortement remué tous ceux qui, comme moi, l’avaient entendue. Qu’aurait pu faire contre vous, leur demandait-il, cette nation de ténèbres qu’ils vous opposent comme une armée ennemie, si vous n’eussiez pas voulu combattre contre elle? Si l’on répond qu’elle pouvait nuire, vous n’êtes plus ni inviolable, ni incorruptible. Si l’on convient de son impuissance, on ne peut plus apporter aucune raison à cette lutte; lutte si opiniâtre, qu’une partie de vous-même, un de vos membres, une production de votre propre substance engagée parmi ces puissances ennemies et les natures indépendantes de votre création, s’y trouve infectée d’une telle corruption, que, précipitée de la béatitude dans la misère, elle a besoin d’un libérateur et d’un purificateur: or, à les en croire, cette partie de vous-même est l’âme de l’homme, que votre Verbe vient, libre, délivrer de ses chaînes; pur, de ses souillures; intact, de sa corruption, et toutefois corruptible lui-même, puisqu’il n’est qu’une seule et même substance avec elle.

Donc, s’ils reconnaissent que tout ce que vous êtes, c’est-à-dire la substance dont vous êtes, est incorruptible, toutes leurs hypothèses sont fausses. et odieuses. S’ils vous tiennent pour corruptible, cela seul est un blasphème, abominable à proférer. C’était assez pour se presser la poitrine avec dégoût et vomir ces pernicieux docteurs, qui, renfermés dans un cercle dont ils ne pouvaient sortir sans un horrible sacrilége de coeur et de langue, étaient condamnés à penser et à parler ainsi de vous.

CHAPITRE III.

PEINE QU’IL ÉPROUVE A CONCEVOIR L’ORIGINE  DU MAL.

4.         Mais tout en vous reconnaissant incapable de souillure, d’altération et de changement, si ferme que je fusse dans la croyance que vous êtes notre Seigneur, vrai Dieu, créateur de nos âmes et de nos corps, et non-seulement des âmes et des corps, mais de tout être et de toute chose, je ne saisissais pas encore toutefois le noeud de l’origine du mal. Et néanmoins, quelle qu’elle fût, je sentais que je devais conduire mes réflexions avec assez de prudence pour ne pas être réduit à trouver le Dieu immuable sujet au changement, et à ne point me laisser surprendre par l’objet de ma poursuite. Et j’y songeais avec sécurité, certain qu’il n’y avait qu’erreur dans les discours de ces hommes que je fuyais de toute mon âme. parce qu’il était évident pour moi qu’ils recherchaient la cause du mal en esprit de malice, aimant mieux croire votre substance susceptible de le souffrir, que la leur capable de le faire.

5.         Et je m’appliquais à saisir cette vérité souvent affirmée devant moi, que le libre arbitre de la volonté est la cause du mal de nos actions, et l’équité de vos jugements, du mal de nos souffrances. Mais ici ma faible vue s’obscurcissait. En vain je travaillais à retirer les yeux de mon âme de cet abîme de ténèbres, j’y plongeais de nouveau; et je réitérais mes efforts, et je plongeais toujours.

Une chose me soulevait un peu vers votre lumière, c’est que je n’étais pas plus certain de vivre que d’avoir une volonté. Ainsi, quand je voulais ou ne voulais pas, j’avais toute certitude que ce n’était pas autre que moi qui voulait ou ne voulait pas; et je soupçonnais déjà que là résidait la cause de mon péché. Quant aux actes où je me portais malgré moi, je me sentais plutôt souffrir qu’agir, et je présumais que c’était moins une faute qu’un châtiment, dont je me reconnaissais justement frappé, en songeant à votre justice.

Mais je me demandais ensuite : Qui m’a fait? n’est-ce pas mon Dieu qui est bon, qui est la bonté même? D’où m’est venu de vouloir le mal, de ne pas vouloir le bien, mon crime, (418) mon supplice? Qui a donc semé et planté en moi ce grain d’amertume, moi dont tout l’être est venu de mon Dieu, souverainement doux. Si le diable en est l’auteur, d’où lui-même est-il le diable? Que si, par la malice de sa volonté, d’ange il est devenu démon, d’où lui est venue cette volonté mauvaise qui l’a fait diable, lui que son créateur, souverainement bon, avait fait ange de bonté? Et ces pensées étaient un poids mortel qui me coulait à fond, mais toutefois je ne descendais pas jusqu’au gouffre d’horreur, où l’on ne vous confesse plus, où l’on vous soumet au mal pour ne pas reconnaître le crime de l’homme.

CHAPITRE IV.

DIEU ÉTANT LE SOUVERAIN BIEN EST NÉCESSAIREMENT INCORRUPTIBLE.

6.         Je faisais donc tous mes efforts pour découvrir le reste, comme j’avais déjà découvert que l’incorruptible est meilleur que le corruptible, vous reconnaissant ainsi, qui que vous fussiez, pour incorruptible. Car jamais esprit n’a pu et ne pourra concevoir rien de meilleur que vous, suprême et souverain Bien. Or, comme il est d’évidente certitude que l’incorruptible est préférable au corruptible, préférence qui alors même ne me semblait pas douteuse, j’aurais pu saisir par la pensée quelque chose de meilleur que mon Dieu, si- lui n’eût été l’incorruptible.

Ainsi persuadé de la prééminence de l’incorruptible sur le corruptible, c’est dans cette excellence que je devais vous chercher; c’est par là que je devais concevoir d’où procède le mal, c’est-à-dire la corruption même, qui ne peut nullement atteindre votre substance, car la corruption n’a aucune prise sur notre Dieu, ni par sa volonté, ni par la nécessité, ni par survenance fortuite, parce qu’il est Dieu, qu’il ne veut que le bien, et qu’il est lui-même le bien essentiel, et que se corrompre n’est plus de l’essence du bien. Et rien ne vous contraint d’agir malgré vous, parce que votre volonté n’est pas plus grande que votre puissance; et pour qu’elle le fût, il faudrait que vous fussiez plus grand que vous-même, car la volonté, car la puissance de Dieu, c’est Dieu même. Et qui peut vous surprendre, vous qui connaissez tout; rien ne pouvant exister que par votre connaissance? Et faut-il tant s’arrêter à chercher pourquoi cette substance, qui est Dieu, est incorruptible, puisque si elle ne l’était pas, elle ne serait pas Dieu?

CHAPITRE V.

SES DOUTES SUR L’ORIGINE DU MAL.

7.         Et je cherchais la source du mal, et je la cherchais mal, et je n’apercevais pas le mal de ma recherche même, et je faisais comparaître aux regards de mon esprit la création universelle, et tout ce qui est visible dans son étendue, la terre, la mer, l’air, les astres, les plantes et les animaux mortels; et tout ce qui est invisible, comme le firmament, les anges et les substances spirituelles; et mon imagination les distribuait en divers lieux comme des êtres corporels. Et je faisais de votre création une grande masse que je classais par espèces de corps, ou réels, ou que mon erreur substituait aux esprits. Et cette masse, je me la représentais immense, non pas selon son immensité réelle qu’il m’était impossible d’atteindre, mais selon les seules limites que lui assignait mon imagination. Et je me la représentais, Seigneur, de toutes parts environnée et pénétrée de votre essence; et je me figurais une mer sans~ fond et sans rivage, solitaire dans l’infini, qui contiendrait une éponge d’une immensité finie, et toute pleine de l’immense mer.

Ainsi je croyais vos créatures finies, pleines de votre infini, et je me disais : Voici Dieu, voilà ses créatures, Dieu bon, infiniment meilleur qu’elles, mais dont la bonté n’a pu les faire que bonnes, et c’est ainsi qu’il les environne et les remplit. Où est donc le mal, d’où vient-il, et par où s’est-il glissé? quelle est sa racine? quel est son germe? Mais peut-être, n’est-il pas. Pourquoi donc redoutons-nous, pourquoi fuyons-nous ce qui n’est pas? Et si notre crainte est vaine, cette crainte même est un mal; c’est un mal que ce néant qui so1licite et tourmente notre  coeur, mal d’autant plus pénible, qu’avec moins de sujet de craindre il nous livre à la crainte. Ainsi donc, ou nous avons la crainte du mal, ou nous avons le mal de la crainte.

Et d’où vient cela? Car Dieu tout bon n’a rien fait que de bon Bien souverain, ses créatures, il est vrai, ne sont que des participations diminuées de sa bonté ;mais, toutefois, Créateur et créatures, tout est bon. D’où procède enfin le mal? Est-ce de la matière, qu’il a  mise en oeuvre? Elle recélait peut-être (419) lorsqu’il lui donna la forme et l’ordre, un élément mauvais, qu’il y laissa sans. le convertir en bien. Et pourquoi? Etait-il impuissant à convertir, à changer l’essence de cette matière, pour qu’il n’y restât aucun vestige de mal, lui qui est Tout-Puissant? Pourquoi a-t-il voulu tirer quelque chose d’une pareille matière, et pourquoi, avec cette toute-puissance, ne l’a-t-il pas plutôt réduite au néant? Pouvait-elle donc exister contre sa volonté? Que si elle était éternelle, pourquoi l’a-t-il laissée ainsi tout une éternité et s’est-il décidé si tard à en faire quelque chose? Et s’il lui est venu soudaine volonté de faire, que n’a-t-il fait plutôt qu’elle cessât d’être, et que lui seul fût, coin me le Bien véritable, souverain, infini? Ou enfin, s’il n’était pas bien que la main de celui qui est tout bon demeurât stérile d’oeuvre bonne, ne devait-il pas dissiper et rendre au néant cette matière mauvaise pour en instituer une bonne, dont il eût créé toutes choses? car il ne serait pas tout-puissant s’il ne pouvait rien faire de bon qu’à l’aide de cette matière que lui-même n’aurait pas faite.

Et voilà tout ce que roulait de pensers mon pauvre coeur, gros de tous les mordants soucis dont le pénétraient la crainte de la mort et la tristesse de n’avoir point trouvé la vérité. Je portais néanmoins, enracinée dans mon âme, la foi de l’Eglise catholique en votre Christ notre Sauveur et Maître; et bien qu’elle fût encore en moi avec des défauts et des fluctuations illégitimes, elle tenait pourtant dans mon .esprit, et y prenait chaque jour davantage.

CHAPITRE VI.

VAINES PRÉDICTIONS DES ASTROLOGUES.

8.         J’avais déjà rejeté loin les trompeuses prédictions des astrologues et l’impiété de leurs délires. Oh! que vos miséricordes, mon Dieu, en publient aussi vos louanges du fond des entrailles de mon âme! C’est vous qui m’avez détrompé, et vous seul; car qui nous ressuscite de la mort de toute erreur, que la vie qui ne saurait mourir; que la sagesse, dont la lumière se suffisant à elle-même, éclaire les ténèbres des âmes, qui gouverne le monde et connaît jusqu’à la feuille qu’emporte le vent? Vous avez pris en pitié mon obstination à combattre le sage vieillard Vindicianus, et Nebridius, ce jeune homme d’un esprit incomparable, lorsqu’ils soutenaient, l’un avec force, l’autre avec moins d’assurance, mais fréquemment, qu’il n’est point de science de l’avenir; que si le sort dispose souvent selon les conjectures des hommes, ce n’est pas à la science des devins, mais à la multitude de leurs prophéties qu’il faut l’attribuer; on peut prédire vrai à force de prédire. Vous m’avez donc amené un ami, assez peu savant en astrologie, mais zélé consulteur d’astrologues, quoiqu’il eût appris de son père un fait qui, à son insu, ruinait la vanité de cette science.

Cet homme, nommé Firminus, instruit dans les lettres et l’éloquence, me consultant un jour comme l’un de ses plus chers amis, sur, quelques grandes espérances qu’il bâtissait dans le siècle, pour savoir ce que j’en augurais d’après son horoscope, je ne refusai pas de lui donner mes conjectures et tout ce que ma pensée trouvait à tâtons, mais, inclinant déjà vers l’opinion de Nebridius, j’ajoutai que je commençais à tenir tout cela. pour vain et ridicule. Alors il me conta que son père, fort curieux de cette science, avait un ami voué à la même étude, et que, mettant en commun leur laborieuse passion pour ces puérilités, ils observaient chez eux le moment de la naissance des animaux domestiques, et précisaient en même temps la situation du ciel, pour fonder sur ces marques l’expérience de leur art.

Il disait donc avoir appris de son père, que lorsque sa mère était enceinte de lui Firminus, le sein d’une servante de cet ami grossit en même temps, ce qui ne put longtemps échapper au regard d’un maître si exact observateur de la naissance de ses chiens. Il arriva donc qu’ayant calculé les jour, heure et minute de la délivrance, l’un de sa femme, l’autre de sa servante, elles accouchèrent ensemble, en sorte qu’ils figurèrent nécessairement le même ascendant, l’un à son fils, l’autre à son esclave. Car, au moment où les deux femmes avaient ressenti les premières douleurs, ils s’informèrent mutuellement de ce qui se passait chez eux, et tinrent des serviteurs prêts à partir, au moment précis de la naissance. Maîtres absolus comme ils l’étaient, ils furent ponctuellement obéis. Et la rencontre des envoyés, disait-il, s’était opérée à une distance de l’une et de l’autre maison si précisément égale, qu’il fut de part et d’autre impossible de signaler la moindre différence dans l’aspect des astres, et dans le calcul des (420) moments. Et cependant Firminus, né dans un rang élevé parmi les siens, se promenait par les plus riantes voies du siècle, comblé de richesses et d’honneurs, tandis que l’esclave vivait toujours courbé sous le même fardeau de servitude, au témoignage même de celui qui le connaissait bien.

9.         Ayant entendu ce récif, que le caractère du narrateur me rendait digne de foi, toutes les résistances de mes doutes tombèrent. Et aussitôt je cherchais à guérir Firminus de cette curiosité, lui montrant que j’aurais dû, pour lui dire vrai, remarquer, à l’aspect des astres de sa nativité, le rang que ses parents tenaient dans leur ville, son héritage considérable, sa naissance ingénue, son éducation honnête, son instruction libérale. Qui si cet esclave, né sous de communes influences, m’eût consulté, il eût fallu, pour lui annoncer aussi la vérité, que j’eusse reconnu, dans ces mêmes signes, la misère et la servilité de sa condition; circonstances bien différentes et bien éloignées des premières. Or, comment l’observation des mêmes signes m’eût-elle fourni des réponses qui devaient être différentes pour être vraies, une réponse semblable étant une erreur? D’où je conclus avec certitude que ce qui se dit de vrai après l’examen des constellations, se dit, non par science, mais par hasard, et que le faux doit être imputé, non à l’imperfection de l’art, mais au mensonge de tout calcul fondé sur le sort.

10.       Ce récit ayant ouvert la voie à mes pensées, je ruminais en moi-même comment, en attaquant ceux qui trafiquent de telles rêveries, insensés que je désirais ardemment réfuter et couvrir de ridicule, je leur enlèverais jusqu’au moyen d’alléguer pour défense que Firminus m’avait abusé par un conte, ou que lui-même s’était laissé tromper par son père. Et je dirigeai mes réflexions sur ceux qui. naissent jumeaux, dont souvent la naissance se suit de si près, que le moment d’intervalle, quelle que soit l’influence qu’ils lui prêtent dans l’ordre des événements, se joue des calculs de l’observation humaine et des figures que l’astrologue doit consulter pour la vérité de ses prédictions. Mais cette vérité même est un rêve. L’examen des mêmes signes lui eût fait tirer le même horoscope d’Esaü et de Jacob, dont la vie fut si différente. Sa prédiction eût donc été fausse. Car, pour dire la vérité, il aurait dû, de l’inspection des mêmes étoiles, augurer des fortunes différentes. Ce n’est donc pas la science, mais le hasard qui lui eût présenté la vérité.

C’est vous, Seigneur, juste modérateur de l’univers, c’est vous qui, par une action secrète, à l’insu de tous, consulteurs et consultés, faites sortir de l’abîme de vos justices une réponse conforme aux mérites cachés des âmes. Et que l’homme ne s’élève pas jusqu’à dire : Qu’est-ce donc? pourquoi? Qu’il se taise! qu’il se taise; car il est homme.

CHAPITRE VII.

TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE DE L’ORIGINE DU MAL.

11.       Et déjà, ô mon libérateur, vous m’aviez affranchi de ces liens; et j’étais encore engagé dans la recherche de l’origine du mal, et je ne trouvais pas d’issue. Mais vous ne permettiez pas aux tourmentes de ma pensée de m’enlever à la ferme croyance que vous êtes, et que votre substance est immuable, que vous êtes la providence et la justice des hommes, et que vous leur avez ouvert en Jésus-Christ, votre Fils, Notre-Seigneur, et dans les saintes Ecritures fondées sur l’autorité de l’Eglise catholique, la voie de salut vers cette vie qui doit commencer à la mort.

Ces vérités sauves, et inébranlablement fortifiées dans mon esprit, je cherchais, avec angoisse, d’où vient le mal. Oh! quelles étaient alors les tranchées de mon âme en travail! quels étaient ses gémissements, mon Dieu! Et vous-étiez là, écoutant, à mon insu. Et lorsque, dans le silence, je poursuivais ma recherche avec effort, c’étaient d’éclatants appels à votre miséricorde que ces muettes contritions de ma pensée.

Vous saviez ce que je souffrais, et nul ne le savait. Qu’était-ce, en effet, ce que ma parole en faisait passer dans l’oreille de mes plus chers amis? La parole, le temps eût-il suffi pour leur faire entendre le bruit des flots de mon âme.? Mais ils entraient tous dans votre oreille, vous ne perdiez rien des rugissantes lamentations de ce coeur. Et mon désir était devant vous, et la lumière de mes yeux n’était plus avec moi (Ps. XXXVII, 9-11). Car elle était en moi, et j’étais hors de moi-même, Il n’est pas de lieu pour elle; et je ne portais mon esprit que sur les objets qui occupent un lieu, et je n’y trouvais (421) pas où reposer, et je n’y pouvais demeurer, et dire : Cela suffit, je suis bien; et il ne m’était plus permis de revenir où j’eusse été mieux. Supérieur à ces objets, inférieur à vous, je vous suis soumis, ô ma véritable joie, et vous m’avez soumis tout ce que vous avez fait au-dessous de moi.

Et tel est le tempérament de rectitude, la moyenne région où est le salut: demeurant l’image de mon Dieu, ma fidélité à vous servir m’eût assuré la domination sur mon corps. Mais mon orgueil s’est dressé contre vous, j e me suis élancé contre mon Seigneur sous le bouclier d’un coeur endurci ( Job, XV, 26), et tout ce que je foulais aux pieds s’est élevé au-dessus de ma tête, pour m’opprimer, sans trève, sans relâche. Tous ces corps, je les rencontrais en foule, en masse serrée, sur le passage de mes yeux; je voulais rentrer dans ma pensée, et leurs images m’interceptaient le retour, et je croyais entendre: Où vas-tu, indigne et infâme?

Et telles étaient les excroissances de ma plaie, parce que vous m’aviez humilié comme un blessé superbe (Ps. LXXXVIII, 11.); le gonflement de mon âme me séparait de vous, et l’enflure de ma face me fermait les yeux.

CHAPITRE VIII.

DIEU ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU’À CE QU’IL CONNUT LA VÉRITÉ.

12.       Et vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, mais votre colère contre nous n’est pas éternelle, puisque vous avez eu pitié de ma boue et de ma cendre, et que votre regard a daigné réformer toutes mes difformités.

Votre main piquait d’un secret aiguillon mon coeur agité pour entretenir son impatience, jusqu’à ce que l’évidence intérieure lui eût dévoilé votre certitude, et, mon enflure diminuait à votre contact puissant et caché, et l’oeil de mon âme, trouble et ténébreux, guérissait de jour en jour par le cuisant collyre des douleurs salutaires.

CHAPITRE IX.

IL AVAIT TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERBE DANS LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS L’HUMILITÉ DE SON INCARNATION.

13.       Et voulant d’abord me faire connaître comment vous résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles ( I Pierre, V, 5) et quelles prodigalités de miséricorde a répandues sur la terre l’humilité de votre Verbe fait chair et habitant parmi nous, vous m’avez remis, par les mains d’un homme, monstre de vaine gloire, plusieurs livres platoniciens, traduits de grec en latin, où j’ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de sens, appuyé de nombreuses raisons, « qu’au commencement était le Verbe; que le  Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu; qu’il était au commencement en Dieu, que tout a été fait par lui et rien sans lui: que ce qui a été fait a vie en lui; que la vie est la lumière, des hommes, que cette lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l’ont point comprise. » Et que l’âme de l’homme, « tout en rendant témoignage de la lumière, n’est pas elle-même la lumière, mais que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde; » et « qu’il était dans le monde, et que le monde a été fait par lui, et que le monde ne l’a point connu. Mais qu’il soit venu chez lui, que les siens ne l’aient pas reçu, et qu’à ceux qui l’ont reçu il ait donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à ceux-là qui croient en son nom; » c’est ce que je n’ai pas lu dans ces livres.

14.       J’y ai lu encore : « Que le Verbe-Dieu est né non de la chair, ni du sang, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair; qu’il est né de Dieu. » Mais «que le Verbe se soit fait chair, et qu’il ait habité parmi nous (Jean, I, 1-14), » c’est ce que je n’y ai pas lu.

J’ai découvert encore plus d’un passage témoignant par diverses expressions, « que le Fils consubstantiel au Père, n’a pas cru faire un larcin d’être égal à Dieu, » parce que naturellement il n’est pas autre que lui. Mais qu’il « se soit anéanti, abaissé à la forme d’un esclave, à la ressemblance de l’homme, qu’il ait été trouvé homme dans tout ce qui a paru  de lui, qu’il se soit humilié, qu’il se soit fait obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la (422) croix ! — pourquoi Dieu l’a ressuscité des « morts et lui a donné un nom au-dessus de tout autre nom, afin qu’à ce nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre dans les enfers, et que toute langue confesse que Jésus Notre-Seigneur est dans la gloire de Dieu son Père ( Philip. II, 6-11);» c’est ce que ces livres ne disent pas.

Qu’il est avant les temps , au delà des temps, dans une immuable pérennité, comme votre Fils, coéternel à vous; que, pour être heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude(Jean I, 16), et que pour être sages, elles sont renouvelées par la communion de la sagesse résidant en lui; cela est bien ici. « Mais qu’il soit mort dans le temps pour les impies (Rom. V, 6); que vous n’ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l’ayez livré (Ibid. VIII, 32),» c’est ce qui n’est pas ici. Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les souffrants et les surchargés, pour qu’il les soulage. Car il est doux et humble de cœur (Matth. XI, 25, 28, 29), il conduit les hommes de douceur et de mansuétude dans la justice, il leur enseigne ses voies, et à la vue de notre humilité et de nos souffrances, il nous remet tous nos péchés ((Ps. XXIV, 9,18). Mais élevés sur le cothurne d’une doctrine soi-disant plus sublime, les hommes d’orgueil ne l’entendent point nous dire : « Apprenez de moi que je suis doux et  humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Matth. XI, 29) » s’ils connaissent Dieu, ils ne l’honorent pas, ils ne le glorifient pas comme Dieu; ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et leur coeur insensé se remplit de ténèbres; se proclamant sages, ils deviennent fous.

15.       Ainsi cette lecture même me montrait la profanation de votre incorruptible gloire transportée à des idoles, aux statues formées à la ressemblance de l’homme corruptible, à l’image des oiseaux, des bêtes et des serpents (Rom. I, 21, 23); » fatal mets d’Egypte qui fait perdre à Esaü son droit d’aînesse (Genès. XXV, 33, 34.), et frappe de déchéance votre peuple premier-né, dont le coeur tourné vers ta terre de Pharaon, adorant une brute au lieu de vous, incline votre image, son âme, devant l’image d’un veau qui rumine son foin (Exod. XXXII,

1-6; Ps. CV, 19, 20.)!

Voilà ce que je trouvai dans ces écrits, mais je ne goûtai pas de cette profane nourriture; car il vous a plu, Seigneur, de lever l’opprobre de Jacob, et de soumettre l’aîné au plus jeune (Rom. IX, 13); et vous avez appelé les nations à votre héritage. Et je venais à vous, sorti des rangs étrangers, et mes désirs se tournaient vers l’or que votre peuple emporta de la maison de servitude par votre commandement (Exod. III, 22 ; XI, 2), parce qu’il était à vous, où qu’il fût. N’avez-vous pas dit aux Athéniens par votre Apôtre: « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act. XVII, 28), » comme plusieurs d’entre eux l’avaient déjà dit? Et je ne m’arrêtai pas devant ces idoles égyptiennes servies dans l’or de vos vases par ces insensés « qui transforment la vérité divine en mensonge, et rendent à la créature le culte et l’hommage dus au Créateur (Rom. I, 25). »

CHAPITRE X.

IL DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE.

16.       Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre secours. J’entrai, et j’aperçus de l’oeil intérieur, si faible qu’il fût, au-dessus de cet oeil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable; non cette lumière évidente au regard charnel, non pas une autre, de même nature, dardant d’un plus vaste foyer de plus vifs rayons et remplissant l’espace de sa grandeur. Cette lumière était d’un ordre tout différent. Et elle n’était point au-dessus de mon esprit, ainsi que l’huile est au-dessus de l’eau, et le ciel au-dessus de la terre; elle m’était supérieure, comme auteur de mon être; je lui étais inférieur comme son ouvrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière connaît l’éternité. L’amour est l’oeil qui la voit,

O éternelle vérité! ô vraie charité !ô chère éternité! vous êtes mon Dieu; après vous je soupire, jour et nuit; et dès que je pus vous découvrir, vous m’avez soulevé, pour me faire voir qu’il me restait infiniment à voir, et que je n’avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma faible vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d’amour et d’horreur. Et je me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où j’entendais à peine votre voix descendue d’en-haut: « Je suis la  nourriture des forts; crois, et tu me mangeras. Et je ne passerai pas dans ta substance, (423) comme les aliments de ta chair; c’est toi qui passeras dans la mienne. »

Et j’appris alors que vous éprouviez l’homme à cause de son iniquité, et qu’ainsi « vous aviez « fait sécher mon âme comme l’araignée ( Ps. XXXVIII, 12). » Et je disais : N’est-ce donc rien que la vérité, parce qu’elle ne s’étend, à mes yeux, ni dans l’espace fini, ni dans l’infini? Et vous m’avez crié de loin : Erreur, je suis celui qui est ( Exod. III, 14)! Et j’ai entendu, comme on entend dans le coeur, Et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j ‘eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, « où atteint le regard de l’intelligence à travers les créatures visibles (Rom. I, 20). »

CHAPITRE XI.

LES CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS.

17.       Et arrêtant ma vue sur tous les objets au-dessous de vous, je les reconnus, ni pour être

absolument, ni pour n’être absolument pas. Ils sont, puisqu’ils sont par vous; ils ne sont pas, puisqu’ils ne sont pas ce que vous êtes. II n’est en vérité que ce qui demeure immuablement. Donc, « il m’est bon de m’attacher à Dieu( (Ps. LXXII, 20), » car, si je ne demeure en lui, je ne saurais demeurer en moi-même. « Et c’est lui qui, dans son immuable permanence, renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27). Et vous êtes mon Seigneur, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens (Ps. XV, 2). »

CHAPITRE XII.

TOUTE SUBSTANCE EST BONNE D’ORIGINE.

18.       Et il me parut évident que ce n’est qu’en tant que bonnes, que les choses se corrompent. Que si elles étaient de souveraine ou de nulle bonté, elles ne pourraient se corrompre. Souverainement bonnes, elles seraient incorruptibles; nullement bonnes, que laisseraient-elles à corrompre? Car la corruption nuit, et ne saurait nuire sans diminuer le bien. Donc, ou la corruption n’est point nuisible, ce qui ne se peut, ou, ce qui est indubitable, tout ce qui se corrompt est privé d’un bien. Etre privé de tout bien, c’est le néant. Etre, et ne plus pouvoir se corrompre, serait un état meilleur : la permanence dans l’incorruptibilité. Or, quoi de plus extravagant que de prétendre que la perte de tout bien améliore? Donc la privation de tout bien anéantit. Donc, ce qui est, tant qu’il est, est bon. Donc, tout ce qui est, est bon. Et ce mal, dont je cherchais partout l’origine, n’est pas une substance; s’il était substance, il serait un bien. Car, ou il serait incorruptible, et sa bonté serait grande, ou il serait corruptible, ce qui ne se peut sans bonté.

Ainsi je le vis clairement : vous n’avez rien fait que de bon, et il n’est absolument aucune substance que vous n’ayez faite; et vous n’avez pas doué toutes choses d’une égale bonté, c’est pourquoi elles sont toutes; chacune en effet est bonne, et toutes ensemble sont très-bonnes, car notre Dieu a fait tout très-bon (Gen. I ; Eccl. XXXIX, 21).

CHAPITRE XIII.

TOUTES LES CRÉATURES LOUENT DIEU.

19.       Et pour vous le mal n’est pas; il n’est pas non plus pour l’universalité de votre oeuvre; car il n’est rien en dehors pour y pouvoir pénétrer par violence et altérer l’ordre que vous avez imposé. Mais dans le détail seulement, le mal, c’est quelque. disconvenance, convenance plus loin et devenant bien, de substances bonnes en soi. Et tous ces êtres sans convenances entre eux, conviennent à l’ordre inférieur que nous appelons la terre, qui a son atmosphère convenable de nuages et de vents.

Et loin de moi de désirer que ces choses ne soient pas, bien qu’à les voir séparément je les puisse désirer meilleures ! Mais fussent-elles seules, je devrais encore vous en louer, car, du fond de la terre, « les dragons et les abîmes témoignent que vous êtes digue de louanges; et le feu, la grêlé, la neige, la glace et la trombe orageuse qui obéissent à votre parole; les montagnes et les collines, les arbres fruitiers et les cèdres, les bêtes et les troupeaux, les oiseaux et les reptiles, les rois de la terre et les peuples, les princes et les juges de la terre, les jeunes gens et les vierges, les vieillards et les enfants, glorifient votre nom.

Et à la pensée que vous êtes également loué au ciel, « que dans les hauteurs infinies, ô mon Dieu! vos anges et vos puissances chantent vos louanges; que le soleil, la lune, les étoiles et la lumière, les cieux des cieux, et les eaux qui planent sur les cieux , publient votre (424) nom ( Ps. CXLVIII, 1-12), » je ne souhaitais plus rien de meilleur: car embrassant l’ensemble, je trouvais bien les êtres supérieurs plus excellents que les inférieurs, mais l’ensemble, après mûr examen, plus excellent que les supérieurs isolés.

CHAPITRE XIV.

IL S’ÉVEILLE ENFIN A LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU.

20.       Il n’est pas en santé d’esprit celui qui trouve à reprendre dans votre création; et mon jugement n’était pas sain, quand je m’élevais contre plusieurs de vos ouvrages. Et comme mon âme n’était pas assez hardie pour trouver à reprendre mon Dieu, elle refusait de reconnaître pour votre oeuvre tout ce qui lui déplaisait. Et elle était tombée dans la vaine opinion des deux substances, et elle ne pouvait s’y reposer, et elle parlait un langage d’emprunt.

Et, au sortir de cette erreur, elle s’était fait un Dieu répandu dans un espace infini, et ce Dieu elle le prenait pour vous, et elle l’avait placé dans son coeur, et elle s’était faite de nouveau le temple de son idole, abominable à vos yeux. Mais lorsque vous eûtes, à mon insu, attiré sur vous ma tête appesantie, « et clos mes yeux pour qu’ils ne vissent plus la vanité, » je me reposais un peu de moi-même, et ma démence s’assoupit. Et je me réveillai en vous, et je vous vis infini, mais d’un autre infini, et cette vue ne devait rien à l’oeil charnel.

CHAPITRE XV.

VÉRITÉ ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES.

21.       Et je jetai les yeux sur le reste, et j e vis que tout vous est redevable d’être, et que tout est fini en vous autrement qu’en un lieu, mais parce que vous tenez tout dans votre main toute vérité; et tout est vrai, en tant qu’être, et la fausseté n’est que la créance à l’être de ce qui n’est pas. Et je reconnus que tout a sa convenance particulière, non – seulement de lieu, niais de temps; et que vous, seul Etre éternel, ne vous êtes pas mis à l’ouvrage après des séries incalculables de temps, parce que les espaces des temps, passés ou à venir, ne sauraient ni passer, ni venir, sans l’action de votre permanence.

CHAPITRE XVI.

CE QUE C’EST QUE LE PÉCHÉ.

22.       Et je sentis par expérience qu’il ne faut pas s’étonner que le pain, agréable à l’organe sain, afflige le palais blessé, et qu’aux yeux malades soit odieuse la lumière si aimable à l’oeil pur. Et votre justice déplaît aux hommes d’iniquité : comment donc pourraient leur plaire et la vipère et le vermisseau, créés par vous toutefois dans une bonté convenable à l’ordre inférieur avec lequel les impies ont d’autant plus d’affinité, qu’ils vous sont moins semblables, comme les bons tendent d’autant plus à l’ordre supérieur qu’ils sont plus semblables à vous?

Et je cherchai ce que c’était que l’iniquité, et je trouvai qu’il n’y avait point là substance, mais hideuse prévarication de la volonté détournée de vous, ô mon Dieu, substance souveraine; mais prostitution de toutes les puissances intérieures (Eccli. X, 10) et enflure au dehors.

CHAPITRE XVII.

PAR QUELS DEGRÉS IL S’ÉLÈVE A LA CONNAISSANCE DE DIEU.

23.       Et je m’étonnais de vous aimer, et non plus un fantôme au lieu de vous. Et je ne m’en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais j’étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant; et ce poids, c’étaient les habitudes de la chair.

Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne doutais nullement que vous ne fussiez le seul être à qui je dusse m’attacher, quoique je fusse encore loin de pouvoir m’attacher à vous; parce que « la chair corruptible appesantit l’âme, et que cette maison de boue fait retomber l’esprit et abat l’essor de ses pensées (Sag. IX, 15). »

J’étaie encore certain « que depuis la création de l’univers, vos vertus invisibles, votre

« puissance éternelle et votre divinité, se révèlent à l’homme par l’intelligence de vos œuvres  (Rom. I, 20). » Je cherchai donc d’où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps célestes ou terrestres, et quelle règle m’offrait son appui lorsque jugeant, selon la vérité, des objets muables, je disais : Cela doit être, cela ne doit pas être ainsi; et je découvris, (425) au-dessus de mon intelligence muable, l’éternité immuable de la vérité.

Et je montai par degrés, du corps à l’âme qui sent par le corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la présence des objets externes, limite où s’arrête l’instinct des animaux; j’atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des sens.

Et voilà que se reconnaissant en moi sujette au changement, cette puissance s’élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin de l’habitude et des troublantes distractions de la fantaisie, pour découvrir quelle est la lumière qui l’inonde quand elle déclare hautement l’immuable préférable au muable. Et cet immuable, d’où le connaît-elle? Car si elle n’en avait quelque connaissance, elle ne le préférerait point au muable. Enfin, elle jette sur l’Etre même un tremblant coup d’oeil.

Alors, « vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi par l’intelligence de vos oeuvres,» mais je n’y pus fixer mon regard émoussé. Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n’avais plus avec moi qu’un amoureux souvenir et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m’avait séduit.

CHAPITRE XVIII.

JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT.

24.       Et je cherchais la voie où l’on trouve la force pour jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n’eusse embrassé « le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (I Tim. II, 5); Dieu souverain, béni dans tous les siècles (Rom. IX, 5) ; » qui nous appelle par ces paroles « Je suis la voie, la vérité, la vie (Jean, XIV, 6); » et qui unit à notre chair une nourriture dont ma faiblesse était incapable. Car le Verbe s’est fait chair (Ibid. I, 14), afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le lait de notre enfance.

Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe, l’éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre création, élève à soi les infériorités soumises. C’est dans les basses régions qu’il s’est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut d’eux-mêmes ceux qu’il voulait réduire, afin de les amener à lui, guérissant l’orgueil au profit de l’amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les égarer, qu’ils s’humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds, infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.

CHAPITRE XIX.

IL PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME D’ÉMINENTE SAGESSE.

25.       Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l’on peut avoir d’un homme éminent en sagesse, d’un homme incomparable; sa miraculeuse naissance d’une vierge, son dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens temporels en vue du gain de l’immortalité.

Mais tout ce qu’il y avait de mystère saint dans le Verbe fait chair, c’est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la tradition écrite, m’apprenant qu’il a mangé, bu, dormi, marché; qu’il a connu la joie et la tristesse, qu’il a conversé avec nous, me faisait comprendre que cette chair n’avait pu s’unir à votre Verbe que par l’intermédiaire de l’âme et de l’esprit de l’homme. Qui l’ignore, entre ceux qui connaissent l’immutabilité de votre Verbe? Et alors même, toute la connaissance qu’il m’était possible d’en avoir ne me laissait sur ce point aucun doute. Car mouvoir les membres du corps au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus ; être affecté de quelque passion, puis devenir indifférent; exprimer par des signes de sages pensées, puis demeurer dans le silence, sont les traits distinctifs de la mobilité d’âme et d’esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste serait suspect de mensonge, et l’Ecriture ne présenterait à la foi du genre humain aucune espérance de salut.

Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout l’homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l’homme ou le corps et l’âme sans l’esprit; je reconnaissais l’homme même. Mais ce n’était pas la Vérité en personne, c’était, selon moi, une sublime exaltation de la (426) nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui lui assurait la prééminence sur les autres hommes.

Alypius pensait que, dans leur croyance d’un Dieu vêtu de chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et il ne croyait point qu’ils affirmassent en lui l’esprit et l’âme de l’homme. Et comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui dans la mémoire humaine n’avait pu s’accomplir en l’absence du principe vital et raisonnable, il ne venait qu’à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt découvrant dans cette erreur l’hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie la foi de l’Eglise.

Pour moi, je n’appris, je l’avoue, que quelque temps après , quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s’élève entre la vérité catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l’hérésie mettent en saillie les sentiments de votre Eglise, et produisent au jour la saine doctrine. « Il fallait qu’il y e eût des hérésies, pour que les coeurs à l’épreuve fussent signalés entre les faibles ( I Cor. XI, 19).

CHAPITRE XX.

LES LIVRES DES PLATONICIENS L’AVAIENT RENDU PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN.

26.       Les livres des Platoniciens que je lisais alors, m’ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j’aperçus, par l’intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de m’arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation; j’étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous répandre par les espaces finis ou infinis; mais toujours vous-même, dans l’intégrité de votre substance, et la constance de vos mouvements; j’étais certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu’il est; certain de tout cela, j’étais néanmoins trop faible pour jouir de vous.

Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte. Je voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne pleurais pas, et je m’enflais de ma sagesse.

Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de l’humilité, sur Jésus-Christ lui-même? Et ces livres pouvaient-ils me l’enseigner? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant que j’eusse médité vos Ecritures, pour qu’il me souvînt en quels sentiments ils m’avaient laissé; et que dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il faut faire de la présomption et de l’aveu; de qui voit où il faut aller, sans voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non-seulement à la vue, mais à la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d’abord par vos saintes Lettres, dont l’habitude familière m’eût fait goûter votre douce saveur, pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j’eusse été détaché du solide fondement de la piété, ou bien même demeurant le coeur imbibé de sentiments salutaires, j’aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en produire de semblables.

CHAPITRE XXI.

IL TROUVE DANS L’ÉCRITURE L’HUMILITÉ ET LA VRAIE VOIE DU SALUT.

27.       Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de votre Esprit, et surtout l’apôtre Paul; et, -en un moment, s’évanouirent ces difficultés où il m’avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et son texte en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes. Et je saisis l’unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie où l’on tremble.

Et j’appris aussitôt que tout ce que j’avais lu de vrai dans ces autres livres s’enseignait ici avec l’idée toujours présente de votre grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s’il n’eût pas reçu, non-seulement ce qu’il voit, mais aussi de voir. (Qu’a-t-il, en effet, qu’il n’ait reçu ( I Cor. IV, 7)?) afin que votre parole lui donne non-seulement les yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité; afin que le voyageur encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la bonne route, vienne à vous, vous voie et  vous embrasse.

Que si l’homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, que fera-t-il de cette autre loi , incarnée dans ses membres, qui (427) combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché qui lui est incorporée (Rom. VII, 22, 23. )? Car « vous êtes juste, Seigneur; ce sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre main ( Dan. III, 27-32).» Et votre justice nous a livrés à l’antique pécheur, au prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l’imitation de sa volonté déchue de votre vérité (Jean VIII, 44).

Que fera cet homme de misère? « Qui le délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rom. VII, 25), »que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos voies (Prov. VIII, 22), en qui le prince du monde n’a rien trouvé digne de mort (Jean, XIV, 30); Victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre condamnation (Coloss. II, 14).

Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous offrent-elles cet air de piété,

ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des tribulations spirituelles d’un coeur contrit et humilié (Ps. L. 19) : et le salut de votre peuple, et la cité votre épouse ( Apoc. XXI, 2), et ce gage de l’Esprit-Saint ( II Cor. V, 5), ce calice de notre rançon?

On n’y entend point ces cantiques : « Mon âme ne sera-t-elle point soumise à Dieu? à  Dieu dont elle attend son salut? Car il est mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé (Ps. LXI, 2). » Personne n’y entend cet appel : « Venez à moi, vous tous qui êtes affligés. » Ils dédaignent, ces superbes, d’apprendre de lui qu’il est doux et humble de coeur. C’est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux humbles ( Matth. XI, 28, 29, 35).

Oui, autre chose est d’apercevoir du haut d’un roc sauvage la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s’épuiser en vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces fugitifs, déserteurs de Dieu , guerroyant contre l’homme sous la conduite de leur prince tout ensemble lion et dragon; autre chose, de suivre la véritable route, protégée par l’armée du souverain empereur, où n’osent marauder les transfuges de la milice céleste : car cette voie ils l’évitent comme un supplice. Et ma substance s’assimilait merveilleusement ces vérités : à la lecture du moindre de vos apôtres (I Cor. XV, 9), je considérais vos oeuvres, et j’admirais (Habac. III, 2).

LIVRE HUITIÈME.

LA CONVERSION D’AUGUSTIN

Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le vieillard Simplicianus. — Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur célèbre. — Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. — Agitation de son âme pendant ce récit. — Lutte entre la chair et l’esprit. — Derniers combats. — Il se rend à cette voix du ciel : Prends, lis! Prends, lis!

CHAPITRE PREMIER.

AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS.

1.         Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi! Que toutes mes puissances intérieures se pénètrent de votre amour, qu’elles s’écrient: « Seigneur, qui est semblable à vous (Ps. XXXIV, 10)?» Vous avez brisé mes liens; que mon coeur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps. CXV, 17). Je raconterai comment vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit: Béni soit le Seigneur au ciel et sur la terre ! Grand et admirable est son nom.

Vos paroles s’étaient gravées au fond de mari âme, et votre présence l’assiégeait de toutes parts. J’étais certain de votre éternelle vie, quoiqu’elle ne m’apparût qu’en énigme et comme en un miroir ( I Cor. XIII, 12). Il ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le principe de toute substance, et ce n’était pas plus de certitude de vous, mais plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout chancelait, et mon cœur était à purifier du vieux levain; et la voie, le Sauveur lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier.

Et votre secrète inspiration me fit trouver bon d’aller vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs; en lui résidaient les lumières de votre grâce. J’avais appris que dès sa jeunesse il avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long jours, passés dans l’étude de vos voies, me garantissaient sa savante expérience; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la remettre dans votre chemin.

2.         Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je m’étais à charge à moi-même; l’ardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait plus dans l’espoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience d’un joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur et de la beauté de votre maison que j’aimais ( Ps. XXV, 8). Mais le lien le plus fort qui me retînt, c’était la femme. Et l’Apôtre ne me défendait pas le mariage, quoiqu’il nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les hommes soient comme il était lui-même ( I Cor. VII, 7).

Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce; aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie conjugale qui enchaînait tous mes voeux. J’avais appris de la bouche de la Vérité même, qu’il est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux : mais, « entende, qui peut entendre, » ajoute l’Homme-Dieu (Matth. XIX, 12).

«Vanité que l’homme qui n’a pas la science de Dieu, à qui la vue du bien n’a pas dévoilé celui qui est (Sag. XIII, 1).» J’étais déjà sorti de ce néant. Je m’élevais plus haut; guidé parle témoignage universel de votre création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé.

Il est encore une autre sorte d’impies qui connaissent Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rom. I, 21), sans lui rendre hommage. Voilà le (429) précipice où j’étais tombé, et votre droite m’en retira (Ps. XVII, 36) et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à l’homme: « La piété est la vraie science (Job. XXVIII, 28). Ne désire point passer pour sage  (Prov. III, 7), « parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous (Ro. I, 21,22). » Et j’avais déjà trouvé la perle précieuse qu’il fallait acheter au prix de tous mes biens (Matth. 13, 46), et j’hésitais encore.

CHAPITRE II.

SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR.

3.         J’allai donc vers Simplicianus, père selon la grâce de l’évêque Ambroise, qui l’aimait véritablement comme un père. Je le fis entrer dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que j’avais lu quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à Rome, qui, m’avait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de n’être point tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions, professeurs de science charnelle (Coloss. II, 8), tandis que la doctrine platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour m’exhorter à l’humilité du Christ , cachée aux sages et révélée aux petits (Matth. XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, qu’il avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce qu’il ma dit de lui, je ne le tairai pas. Adorable chef-d’oeuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres écrits par les philosophes; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la gloire de son enseignement avait mérité l’honneur le plus rare aux yeux de la cité du monde une statue sur le Forum; jusqu’au déclin de son âge, adorateur des idoles, initié aux mystères sacriléges, si chers alors à presque toute cette noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés, et d’Isis, et de l’aboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre Neptune, Vénus et Minerve ( Enéid. Liv. VIII, 678-700); vaincus à qui Rome victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant d’années de sa bouche prostituée à la terre; merveille ineffable ! ce vieillard n’a point eu honte de se faire l’esclave de votre Christ, d’être lavé comme celui qui vient de naître, à la source pure; il a plié sa tête au joug de l’humilité, et l’orgueil de son front à

l’opprobre de la croix !

4.         Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées ( Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme? Il lisait, me dit Simplicianus, la sainte Ecriture, il faisait une étude assidue et profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde, en secret et dans l’intimité « Sais-tu que me voilà chrétien? Je ne le croirai pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je ne t’aie vu dans l’église du Christ. » Et lui reprenait avec ironie : « Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien? » Il répétait souvent qu’il était décidément chrétien; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il s’attendait que de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore brisés ( Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui d’accablantes inimitiés.

Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y puisa de la fermeté, il craignit « d’être désavoué du Christ devant ses saints anges, s’il craignait de le confesser devant  les hommes (Matth. X, 33); » et reconnaissant qu’il serait coupable d’un grand crime s’il rougissait des sacrés mystères de l’humilité de votre Verbe, lui qui n’avait pas rougi des sacriléges mystères de ces démons superbes dont il s’était rendu le superbe imitateur, il dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à coup, il surprit Simplicianus par ces mots: « Allons à l’église; je veux être chrétien! » Et lui, ne se sentant pas de joie, l’y conduisit à l’instant. Aussitôt qu’il eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna son nom pour être régénéré dans le baptême, à l’étonnement de Rome, à la joie de l’Eglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils séchaient de rage ( Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du mensonge (Ps. XXXIX,5).

5.         Puis, quand l’heure fut venue de faire la profession de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent ordinairement d’un lieu plus élevé, en présence des (430) fidèles de Rome, ceux qui demandent l’accès de votre grâce; les prêtres, ajouta Simplicianus, offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme c’était l’usage de le proposer aux personnes qu’une solennité publique pouvait intimider; mais lui aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte. Car ce n’était pas le salut qu’il enseignait dans ses leçons d’éloquence, et pourtant il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer votre parole devant l’humble troupeau, lui qui ne craignait pas tant d’insensés auditeurs de la sienne?

Il monta; son nom, répandu tout bas par ceux qui le connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette enceinte, n’était-il pas connu? Et la voix contenue de l’allégresse générale frémissait : Victorinus! Victorinus! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu le silence, le désir de l’entendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu l’enlever dans leur coeur; et tous l’y portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.

CHAPITRE III.

D’OU VIENT QUE – L’ON RESSENT TANT DE JOIE DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS.

6.         Dieu de bonté, que se passe-t-il dans l’homme pour qu’il ressente plus de joie du saint d’une âme désespérée et de sa délivrance d’un plus grand péril, que s’il eût toujours bien espéré d’elle, ou que le péril eût été moins grand? Et vous aussi, Père des miséricordes, vous vous réjouissez plus d’un seul pénitent que de quatre-vingt-dix-neuf justes qui a’ont pas besoin de pénitence. Et nous, c’est avec une consolante émotion que nous apprenons que le bon pasteur rapporte sur ses épaules, à la joie des anges, la brebis égarée; et que la drachme est rendue à votre trésor par la femme qui l’a retrouvée, et dont les voisines partagent le contentement. Et les solennelles réjouissances de votre maison font rouler des larmes dans les yeux qui ont lu que « votre Fils était mort, et qu’il est ressuscité, qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé (Luc, XV.) » Vous vous réjouissez en nous et en vos anges, sanctifiés par votre charité sainte. Car vous, toujours le même, vous avez toujours la même connaissance de ce qui n’est, ni toujours, ni le même.

7.         Que se passe-t-il donc dans l’âme qui lui fait trouver plus de joie à la recouvrance qu’en la possession continuelle de ce qu’elle aime ? Tout l’atteste, tout est plein de témoignages qui nous crient : Il est ainsi. Un empereur victorieux triomphe, et il n’eût vaincu s’il n’eût combattu. Et plus a-été grand le péril au combat, plus vive est l’allégresse dans le triomphe. Un vaisseau est battu de la tempête, le naufrage est imminent; les matelots pâlissent aux portes de la mort: le ciel et la mer s’apaisent; l’excès de la joie naît de l’excès de la crainte. Une personne aimée est malade, son pouls est de mauvais augure; tous ceux qui désirent sa guérison sont malades de coeur: elle est sauvée, mais elle n’a pas encore recouvré ses forces pour marcher, et déjà c’est un bonheur tel qu’il n’en fut jamais lorsqu’elle jouissait de toute la vigueur de la santé.

Et les plaisirs mêmes de cette vie, ce n’est point seulement par les contrariétés qui surprennent notre volonté, mais encore au prix de certaines peines étudiées et volontaires, que nous les achetons. La volupté du boire et du manger n’existe qu’en tant que précédée de l’angoisse de la faim et de la soif. Et les ivrognes cherchent dans des aliments salés une irritation dont la boisson, qui l’apaise, fait un plaisir. Et la coutume veut que l’on diffère de livrer une fiancée, de peur que l’époux ne dédaigne la main que ses soupirs n’auraient pas longtemps attendue.

8.         Ainsi, et dans l’abomination des voluptés humaines, et dans les plaisirs licites et permis, et dans la sincérité d’une amitié pure, et dans ce retour de l’enfant « qui était mort et qui est « ressuscité, qui était perdu et qui est retrouvé (Luc XV, 24, 32), toujours une grande joie est précédée d’un aiguillon douloureux. Quoi donc! Seigneur mon Dieu, vous êtes à vous-même votre éternelle joie; quelques êtres, autour, de vous, se réjouissent éternellement de vous, et cette partie du monde souffre une continuelle alternative de défaillance et d’accroissement, de guerre et de paix? Est-ce la condition de son être? est-ce ainsi que vous l’avez fait, quand, depuis les hauteurs des cieux jusqu’aux profondeurs de la terre, depuis le commencement jusqu’à la fin des siècles, depuis l’ange jusqu’au vermisseau, depuis le premier des mouvements jusqu’au dernier, vous avez placé toute sorte de biens, chacun en son lieu, et (431) réglé vos oeuvres parfaites chacune en son temps? Grand Dieu! que vous êtes sublime dans les hauteurs et profond dans les abîmes! Vous n’êtes jamais loin, et pourtant quelle peine pour retourner à vous!

CHAPITRE IV.

POURQUOI LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE.

9.         Agissez, Seigneur, faites; réveillez-nous, rappelez-nous; embrasez et ravissez; soyez flamme et douceur; aimons, courons. Combien reviennent à vous d’un enfer d’aveuglement plus profond que Victorinus, et s’approchent, et reçoivent le rayon de votre lumière? Et ils ne le reçoivent qu’avec le pouvoir de devenir enfants de Dieu ( 1 Jean, I, 9,12). Mais, moins connus du monde, la joie de leur retour est moins vive, même en ceux qui les connaissent. La joie générale est individuellement plus féconde; le feu gagne au contact, et la flamme s’élance. Et puis, les hommes connus de plusieurs autorisent et devancent de plus nombreuses. conversions. C’est pourquoi leurs prédécesseurs mêmes se livrent à cette joie de prosélytisme qui en prévoit de nouvelles.

Car, loin de ma pensée que, sous votre tente, le riche ait la préséance sur le pauvre, et le puissant sur le faible, puisque vous avez fait choix des plus faibles pour confondre les forts; et des objets du monde les plus vils et les plus méprisables, et de ce qui est comme n’étant pas, pour anéantir ce qui est ( I Cor. I, 27, 28). Et cependant, le moindre de vos apôtres ( Ibid. XV, 9), dont la voix a fait entendre cet oracle de votre sagesse, vainqueur de l’orgueil du proconsul Paul, qu’il fit passer sous le joug de douceur de votre Christ et enrôla sous les drapeaux du plus grand des rois, cet apôtre de Saul voulut s’appeler Paul (Act. XIII, 7, 12), en souvenir, de cet éclatant triomphe. Car l’ennemi est plus glorieusement vaincu dans celui qu’il possède avec plus d’empire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par l’orgueil de leur renommée, et le vulgaire par l’autorité de leurs exemples.

Or, plus on aimait à se figurer le coeur de Victorinus comme une citadelle inexpugnable où Satan s’était renfermé, et sa langue comme un dard fort et acéré, dont il avait tué tant d’âmes, plus l’enthousiasme de vos enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi  (Matth. XII, 29) ; ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments du Seigneur pour toute bonne oeuvre (II Tim. II, 21).

CHAPITRE V.

TYRANNIE DE L’HABITUDE.

10.       L’homme de Dieu m’avait fait ce récit de Victorinus, et je brûlais déjà de l’imiter. Telle avait été l’intention de Simplicianus. Et quand il ajouta qu’au temps de l’empereur Julien où un édit défendit aux chrétiens d’enseigner les lettres et l’art oratoire, Victorinus s’était empressé d’obéir à cette loi, désertant l’école de faconde plutôt que votre Verbe, qui donne l’éloquence à la langue de l’enfant (Sag. X, 21), il ne me parut pas moins heureux que fort d’avoir trouvé tant de loisir pour vous.

C’est après un tel loisir que je soupirais, non plus dans les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion; l’asservissement à la passion fait la coutume; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces noeuds d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme.

11. Ainsi ma propre expérience me donnait l’intelligence de ces paroles: « La chair convoite « contre l’esprit et l’esprit contre la chair (Galat. V, 17) . » De part et d’autre, c’était toujours moi; mais il avait plus de moi dans ce que j’aimais que dans ce que je haïssais en moi. Là, en effet, il n’y avait déjà presque plus de moi, car je le souffrais plutôt contre mon gré que je ne le faisais volontairement. Et cependant la coutume s’était par moi aguerrie contre moi, puisque ma volonté m’avait amené où je ne voulais pas Et de quel droit eussé-je protesté contre le juste châtiment inséparable de mon péché?

Et je n’avais plus alors l’excuse qui me faisait attribuer mon impuissance à mépriser le (432)

siècle pour vous servir, aux indécisions de me doutes. Car j’étais certain de la vérité; mais engagé à la terre, je refusais d’entrer à votre solde, et je craignais autant la délivrance de-obstacles qu’il en faut craindre l’esclavage.

12. Ainsi, le fardeau du siècle pesait sur moi comme le doux accablement du sommeil; et les méditations que j’élevais vers vous ressemblaient aux efforts d’un homme qui veut s’éveiller, et vaincu par la profondeur de sou assoupissement, y replonge. Et il n’est personne qui veuille dormir toujours, et la raison, d’un commun accord, préfère la veille; mais souvent on hésite à secouer le joug qui engourdit les membres, et l’ennui du sommeil cède au charme plus doux que l’on y trouve, quoique l’heure du lever soit venue; ainsi je ne doutais pas qu’il ne voulût mieux me livrer à votre amour que de m’abandonner à ma passion. Le premier parti- me plaisait, il était vainqueur; je goûtais l’autre, et j’étais vaincu. Et je ne savais que répondre à votre parole: « Lève-toi, toi qui dort Lève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera ( Ephés. V, 14)! » Et vous m’entouriez d’évidents témoignages; et convaincu de la vérité, je n’avais à vous opposer que ces paroles de lenteur .et de somnolence.: Tout à l’heure! encore un instant ! laissez-moi un peu! Mais ce tout à l’heure devenait jamais; ce laissez-moi un peu durait toujours.

Vainement je me plaisais en votre loi, selon l’homme intérieur, puisqu’une autre loi luttait dans ma chair contre la roi de mon esprit, et m’entraînait captif de la loi du péché, incarnée dans mes membres. Car la loi du péché, c’est la violence de la coutume qui entraîne l’esprit et le retient contre son gré, mais non contre la justice, puisqu’il s’est volontairement asservi. Malheureux homme ! qui me délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre Seigneur (Rom. VII, 22-25) ?

CHAPITRE VI.

RÉCIT DE POTITIANUS.

13.       Comment vous m’avez délivré de cette chaîne étroite de sensualité et de l’esclavage du siècle, je vais le raconter, à la gloire de votre nom, Seigneur, mon rédempteur et mon secours. Je vivais dans une anxiété toujours croissante, et sans cesse soupirant après vous. Je fréquentais votre Eglise, autant que me le permettait ce fardeau d’affaires qui me faisait gémir.

Avec moi était Alypius, sorti pour la troisième fois de sa charge d’assesseur, attendant en liberté des acheteurs de conseils, comme j’avais des chalands d’éloquence, si toutefois l’éloquence est une marchandise que l’enseignement puisse livrer. Nous avions obtenu de l’amitié de Nebridius de suppléer comme grammairien notre cher Verecundus, citoyen de Milan, qui en avait témoigné le vif désir, nous demandant, au nom de l’amitié, quelqu’un de nous pour lui prêter fidèle assistance, dont il avait grand besoin.

Ce ne fut donc pas l’intérêt qui décida Nebridius; les lettres, s’il eût voulu, lui offraient un plus bel avenir; mais sa bienveillance lui fit un devoir de se rendre à notre prière; doux et excellent ami! Sa conduite fut un modèle de prudence; il évita soigneusement d’être connu des personnes éminentes dans le siècle, épargnant ainsi toute inquiétude à son esprit, qu’il voulait conserver libre et assuré d’autant d’heures de loisir qu’il pourrait s’en réserver, pour rechercher la sagesse par méditation, lecture ou entretien.

14.       Un jour qu’il était absent, je ne sais pourquoi, nous eûmes la visite, Alypius et moi, d’un de nos concitoyens d’Afrique, Potitianus, l’un des premiers officiers militaires du palais. J’ai oublié ce qu’il voulait de nous. Nous nous assîmes pour nous entretenir. II aperçut par hasard, sur une table de jeu qui était devant nous, un volume. Il le prit, l’ouvrit, c’était l’apôtre Paul. Il ne s’y attendait certainement pas, croyant trouver quelque ouvrage nécessaire à cette profession qui dévorait ma vie. Il sourit, et me félicita du regard, étonné d’avoir surpris auprès de moi ce livre, et ce livre seul. Car il était chrétien zélé, souvent prosterné, dans votre église, en de fréquentes et longues oraisons. Je lui avouai que cette lecture était ma principale étude. Alors, il fut amené par la conversation a nous parler d’Antoine, solitaire d’Egypte, dont le nom si glorieux parmi vos serviteurs nous était jusqu’alors inconnu. Il s’en aperçut et s’arrêta sur ce sujet; il révéla ce grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez s’étonner.

Nous étions dans la stupeur de l’admiration au récit de ces irréfragables merveilles de si récente mémoire, presque contemporaines, opérées dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. Et nous étions tous surpris, nous d’apprendre, lui de nous apprendre ces faits extraordinaires. (433)

15.       Et ses paroles roulèrent de là sur ces saints troupeaux de monastères, et les parfums de vertu divine qui s’en exhalent, sur ces fécondes aridités du désert, dont nous ne savions rien. Et à Milan même, hors des murs, était un cloître rempli de bons frères, élevé sous l’aile d’Ambroise, et nous l’ignorions. Il continuait de parler, et nous écoutions en silence; et il en vint à nous conter, qu’un jour, à Trèves, l’empereur passant l’après-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons et lui allèrent se promener dans les jardins attenant aux murs de la ville; et comme ils marchaient deux à deux, l’un avec lui, les deux autres ensemble, ils se séparèrent. Ceux-ci, chemin faisant, entrèrent dans une cabane où vivaient quelques-uns de ces pauvres volontaires, vos serviteurs, à qui le royaume des cieux appartient ( Matth. V, III) , et ils trouvèrent un manuscrit de la vie d’Antoine.

L’un d’eux se met à lire; il admire, son coeur brûle, et tout en lisant, il songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du siècle pour vous servir : ils étaient l’un et l’autre agents des affaires de l’empereur. Rempli soudain d’un divin amour et d’une sainte honte, il s’irrite contre lui-même, et jetant les yeux sur son ami: «Dis-moi, je te prie, où donc tendent tous nos travaux? Que cherchons-nous? pour qui portons-nous les armes? Quel peut être notre plus grand espoir au palais que d’être amis de l’empereur? Et dans cette fortune, quelle fragilité! que de périls! Et combien de périls pour arriver au plus grand péril? Et puis, quand cela sera-t-il? Mais, ami de Dieu, si je veux l’être, je le suis, et sur l’heure. »

Il parlait ainsi, dans la crise de l’enfantement de sa nouvelle vie; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces saintes pages, il lisait, et il changeait au dedans, là où votre oeil voyait, et son esprit se dépouillait du monde, comme on vit bientôt après. Et il lisait, et les flots de son âme roulaient frémissants; il vit et prit le meilleur parti, et il était à vous déjà, lorsqu’il dit à son ami : « C’en est fait, je romps avec tout notre espoir; je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à l’oeuvre.  Si tu n’es pas pour me suivre, ne me détourne pas. » L’autre répond qu’il veut aussi conquérir sa part de gloire et de butin. Et tous deux, déjà vos serviteurs, bâtissent la tour qui s’élève avec ce que l’on perd pour vous suivre (Luc XIV, 26, 35). Potitianus et son compagnon, après s’être promenés dans une autre partie du jardin, arrivèrent, en les cherchant, à cette retraite, et les avertirent qu’il était temps de rentrer, parce que le jour baissait. Mais eux, déclarant leur dessein , comment cette volonté leur était venue et s’était affermie en eux, prièrent leurs amis de ne pas contrarier leur résolution, s’ils refusaient de la partager. Ceux-ci, ne se sentant pas changés, pleurèrent néanmoins sur eux-mêmes, disait Potitianus. Ils félicitèrent pieusement leurs camarades, se recommandant à leurs prières. Ils retournèrent au palais, le coeur traînant toujours à terre, et les autres, le coeur attaché au ciel, restèrent dans la cabane. Tous deux avaient des fiancées qui, à cette nouvelle, vous consacrèrent leur virginité.

CHAPITRE VII.

AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT DE POTITIANUS.

16.       Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur, pendant qu’il parlait vous me retourniez vers moi-même; vous effaciez ce dos que je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant nia face pour que je visse enfin toute ma laideur et ma difformité, et mes taches, et mes souillures, et mes ulcères. Et je voyais, et j’avais horreur, et impossible de fuir de moi! Et si je m’efforçais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait avec son récit; et vous m’opposiez de nouveau à moi, et vous me creviez les yeux de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais bien, mais par dissimulation, par connivence, je l’oubliais.

17.       Alors aussi, plus je me sentais d’ardent amour pour ces confiances salutaires livrées sans réserve à votre cure, plus j’avais, au retour sur moi, de haine et d’imprécations contre moi-même. Tant d’années, tant d’existence taries! Douze ans et plus, depuis cette dix-neuvième année de mon âge, où la lecture de l’Hortensius de Cicéron avait éveillé en moi l’amour de la sagesse; et je différais encore de sacrifier ce vain bonheur terrestre à la poursuite de cette félicité dont la recherche seule, même sans possession, serait encore préférable à la découverte du plus riche trésor, à la royauté des nations, à l’empressement de ces nombreuses esclaves, les voluptés corporelles. (434)

Mais, malheureux que j’étais, malheureux au seuil même de l’adolescence, je vous avais demandé la chasteté, et je vous avais dit : Donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. Je craignais d’être trop tôt exaucé, trop tôt guéri de ce mal de concupiscence que j’aimais mieux assouvir qu’éteindre. Et je m’étais égaré dans les voies d’une superstition sacrilége; et je n’y trouvais point de certitude, et je la préférais pourtant aux doctrines dont je n’étais pas le pieux disciple, mais l’ardent ennemi.

18.       Et depuis, je n’avais remis de jour en jour, comme je croyais, à rejeter les espérances du siècle et m’attacher à vous seul, que faute d’apercevoir ce fanal directeur de ma course. Mais le jour était arrivé où je me trouvais tout nu devant moi, et ma conscience me criait : Où es-tu, langue, qui disais que l’incertitude du vrai t’empêchait seule de jeter là ton bagage de vanité? Eh bien! tout est certain maintenant; la vérité te presse; à de plus libres épaules            sont venues des ailes qui emportent des âmes, à qui il n’a fallu ni le pesant labeur de tant de recherches, ni d’années de méditation.

Ainsi je me rongeais intérieurement, j’étais pénétré de confusion et de honte, quand Potitianus parlait. Son discours, et le motif de sa visite cessant, il se retira. Et alors, que ne me dis-je pas à moi-même? De quels coups le fouet de mes pensées meurtrit mon âme, l’excitant à me suivre dans mes efforts pour vous joindre? Et-elle était rétive. Elle refusait et ne s’excusait pas. Toutes les raisons étaient épuisées. Il ne lui restait qu’une peur muette: elle appréhendait comme la mort, de se sentir tirer la bride à l’abreuvoir de la coutume, où elle buvait une consomption mortelle.

CHAPITRE VIII.

LUTTE INTÉRIEURE.

19.       Alors, pendant cette violente rixe au logis intérieur, où je poursuivais mon âme dans le plus secret réduit de mon coeur, le visage troublé comme l’esprit, j’interpelle Alypius, je m’écrie : Eh quoi ! que faisons-nous là?, N’as-tu pas entendu? Les ignorants se lèvent; ils forcent le ciel, et nous, avec notre science, sans coeur, nous voilà vautrés dans la chair et dans le sang! Est-ce honte de les suivre? N’avons-nous pas honte de ne pas même les suivre? Telles furent mes paroles. Et mon agitation m’emporta brusquement loin de lui. Il se taisait, surpris, et me regardait. Car mon accent était étrange. Et mon front; mes joues, mes yeux, le teint de mon visage, le ton de ma voix, racontaient bien plus mon esprit que les paroles qui m’échappaient.

Notre demeure avait un petit jardin dont nous avions la jouissance, comme du reste de la maison; car le propriétaire, notre hôte n’y habitait pas. C’est là que m’avait jeté la tempête de mon coeur; là, personne ne pouvait interrompre ce sanglant débat que j’avais engagé contre moi-même ,dont vous saviez l’issue, et moi, non. Mais cette fureur m’enfantait à la raison, cette mort à la vie; sachant ce que j’étais de mal, j’ignorais ce qu’en un moment j’allais être de bien.

Je me retirai au jardin ; Alypius me suivait pas à pas. Car j’étais seul, même en sa présence. Et pouvait-il me quitter dans une telle crise? Nous nous assîmes, le plus loin possible de la maison. Et mon esprit frémissait, et les vagues de mon indignation se soulevaient contre moi, de ce que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où toutes les puissances de mon âme me poussaient en me criant: Courage I Et leurs louanges me soulevaient vers le Ciel: Et pour cela il ne fallait ni navire, ni char; il ne fallait pas même faire ce pas qui nous séparait de la maison. Car non-seulement aller, mais arriver à vous, n’était autre chose que vouloir, mais d’une volonté forte et pleine, et non d’une volonté languissante et boiteuse, se dressant à demi et se débattant contre l’autre moitié d’elle-même qui retombe.

20.       Et dans cette angoisse de mes indécisions, je faisais plusieurs de ces mouvements de corps que souvent des hommes veulent et ne peuvent faire, soit absence des membres, ou qu’ils soient emprisonnés dans des liens, paralysés de langueur, retenus par quelque entrave. Si je m’arrache les cheveux, si je me frappe le front, si j’embrasse mes genoux de mes doigts entrelacés, je le fais parce que je l’ai voulu. Et je pouvais le vouloir sans le faire, si la mobilité de mes membres ne m’eût obéi. Combien donc ai-je fait de choses, où vouloir et pouvoir n’était pas tout un. Et alors je ne faisais pas ce que je désirais d’un désir incomparablement plus puissant, et il ne s’agissait que de vouloir pour pouvoir, c’est- à-dire de vouloir pour vouloir. Car ici la puissance n’était autre que la volonté; vouloir, c’était faire; et pourtant rien (435) ne se faisait; et mon corps obéissait plutôt à la volonté la plus imperceptible de l’âme qui d’un signe lui commandait un mouvement, que l’âme ne s’obéissait à elle-même pour accomplir dans la volonté seule sa plus forte volonté.

CHAPITRE IX.

L’ESPRIT COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: L’ESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE

2l.        D’où vient ce prodige ? quelle en est la cause? Faites luire votre miséricorde ! que j’interroge ces mystères de vengeance, et qu’ils me répondent! que je pénètre cette nuit de tribulation qui couvre les fils d’Adam! D’où vient, pourquoi ce prodige ? L’esprit commande au corps; il est obéi; l’esprit se commande, et il se résiste. L’esprit commande à la main de se mouvoir, et l’agile docilité de l’organe nous laisse à peine distinguer le mal tre de l’esclave; et l’esprit est esprit, la main est corps. L’esprit commande de vouloir à l’esprit, à lui-même, et il n’obéit pas. D’où vient ce prodige? la cause? Celui-là, dis-je, se commande de vouloir, qui ne commanderait s’il ne voulait; et ce qu’il commande ne se fait pas !

Mais il ne veut qu’à demi; donc, il ne commande qu’à demi. Car, tant il veut, tant il commande; et tant il est désobéi, tant il ne veut pas. Si la volonté dit : Sois la volonté! autrement: que je sois! Elle n’est pas entière dans son commandement, et partant elle n’est pas obéie; car si elle était entière, elle ne se commanderait pas d’être, elle serait déjà. Ce n’est donc pas un prodige que cette volonté partagée, qui est et n’est pas; c’est la faiblesse de l’esprit malade, qui, soulevé par la main de la vérité, rie se relève qu’à demi, et retombe de tout le poids de l’habitude. Et il n’existe ainsi deux volontés que parce qu’il en est toujours une incomplète, et que ce qui manque à l’une s’ajoute à l’autre.

CHAPITRE X.

DEUX VOLONTÉS; UN SEUL ESPRIT.

22.       Périssent de votre présence, mon Dieu, comme parleurs de vanités, comme séducteurs d’âmes ceux qui, apercevant deux volontés délibérantes, affirment deux esprits de deux natures, l’une bonne, l’autre mauvaise. Mauvais eux-mêmes, par ce sentiment mauvais, ils peuvent être bons, s’ils donnent un tel assentiment aux doctrines et aux hommes de vérité, que votre Apôtre puisse leur dire: « Vous avez été ténèbres autrefois, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ephés. V, 8). » Ceux-ci voulant être lumière en eux-mêmes, et non dans le Seigneur, par cette pensée téméraire que l’âme est une même nature que Dieu, sont devenus d’épaisses ténèbres, parce que leur sacrilége arrogance les a retirés de vous, « Lumière de tout homme venant au monde (Jean, I, 9.) » Songez donc à ce que vous dites et rougissez; « approchez de lui, recevez sa lumière et votre visage ne rougira plus ( Ps. XXXIII, 6). »

Quand je délibérais pour entrer au service du Seigneur mon Dieu, ce que j’avais résolu depuis longtemps, qui voulait? moi. Qui ne voulait pas? moi. L’un et l’autre était moi, demi voulant, à demi ne voulant pas. Et je me querellais moi-même, et je me divisais contre moi. Et ce schisme, élevé malgré moi, n’attestait pas la présence d’un esprit étranger, mais le châtiment de mon âme. Et je n’en étais pas l’artisan, mais le péché qui habitait en moi. J’expiais la coupable liberté d’Adam, mon père (Rom. VIII, 14).

23.       Car s’il est autant de natures contraires que de volontés ennemies, ce n’est plus deux natures, c’est plusieurs qu’il faut affirmer. Qu’un homme délibère d’aller à leur assemblée ou au théâtre, ces hérétiques s’écrient: Voilà les deux natures; l’une bonne qui le conduit ici, l’autre mauvaise qui l’en éloigne. Autrement d’où peut venir cette contrariété de deux volontés en lutte? Et moi je les dis mauvaises toutes deux, et celle qui conduit à eux, et celle qui attire au théâtre. Ils pensent, eux, que la première ne peut être que bonne. Mais si quelqu’un de nous, flottant à la merci de deux volontés engagées, délibère d’aller au théâtre ou à notre église, ne balanceront-ils pas à répondre? Car ou ils avoueront, ce qu’ils refusent, que c’est la volonté bonne qui fait entrer dans notre église, comme elle y a introduit ceux que la communion des mystères y retient; ou ils seront tenus d’admettre le conflit de deux mauvaises natures, de deux mauvais esprits en un seul homme, et ils démentiront leur assertion ordinaire d’un bon et d’un mauvais; ou, rendus à la vérité, ils cesseront de nier que, lorsqu’on délibère, ce soit une même âme livrée aux flux et reflux de ses volontés.

24.       Qu’ils n’osent donc plus dire, en voyant dans un seul homme deux volontés aux prises, que ce sont deux esprits contraires, émanés de deux substances contraires, et deux principes contraires; deux antagonistes, l’un bon, l’autre mauvais. Car vous, Dieu de vérité, vous les improuvez, vous les réfutez, vous les confondez. Et de même, dans deux volontés mauvaises, quand un homme délibère s’il ôtera la, vie à son semblable par le fer ou le poison; s’il usurpera tel héritage ou tel autre, ne pouvant les usurper tous deux; s’il écoutera la luxure qui achète la volupté, ou l’avarice qui sarde l’argent; s’il ira au cirque ou au théâtre, ouverts le même jour; ou bien, nouvelle indécision, s’il entrera dans cette maison taire un larcin auquel l’occasion le convie; ou bien, autre incertitude, y commettre un adultère dont il trouve la facilité; et si toutes ces circonstances concourent dans le même instant, si toutes ces volontés se pressent dans le même désir, ne pouvant s’accomplir à la fois, l’esprit n’est-il pas déchiré par cette querelle intestine de quatre volontés, plus encore, que sollicitent tant d’objets de convoitise? Et pourtant ils ne calculent pas une telle quantité de substances différentes.

Et de même des volontés bonnes. Car je leur demande s’il est bon de se plaire à la lecture de l’Apôtre, au chant d’un saint cantique, s’il est bon d’expliquer l’Evangile? A chaque demande, même réponse : oui. Mais si tous ces pieux exercices nous plaisent également, au même instant, le coeur de l’homme n’est-il pas distendu par cette diversité de volonté qui délibèrent sur l’objet à saisir de préférence? Et ces volontés sont bonnes, et elles se combattent jusqu’à ce que soit déterminé le point où se porte une et entière cette volonté qui se divisait en plusieurs.

Ainsi, lorsque l’éternité nous élève à ses sublimes délices, et que le plaisir d’un bien temporel nous rattache ici-bas, c’est une même âme qui veut l’un ou l’autre, mais d’une demi-volonté; et de là ces épines qui la déchirent quand la vérité détermine une préférence qui ne peut vaincre l’habitude.

CHAPITRE XI.

DERNIERS COMBATS.

25.       Ainsi je souffrais et je me torturais, m’accusant moi-même avec une amertume inconnue, me retournant et me roulant dans mes liens, jusqu’à ce j’eusse rompu tout entière cette chaîne qui ne me retenait plus que par un faible anneau, mais qui me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à coups redoublés et de crainte et de honte, pour prévenir une langueur nouvelle qui, retardant la rupture de ce faible et dernier chaînon, lui rendrait une nouvelle force d’étreinte.

Car je me disais au dedans de moi : Allons! allons! point de retard! Et mon coeur suivait déjà ma parole; et j’allais agir, et je n’agissais pas. Et je ne retombais pas dans l’abîme de ma vie passée, mais j’étais debout sur le bord, et je respirais. Et puis je faisais effort, et pour arriver, atteindre, tenir, de quoi s’en fallait-il? Et je n’arrivais pas, et je n’atteignais pas, et je ne tenais rien; hésitant à mourir à la mort, à vivre à la vie, je me laissais dominer plutôt par le mal, ce compagnon d’enfance, que par ce mieux étranger. Et plus l’insaisissable instant où mon être allait changer devenait proche, plus il me frappait d’épouvante; ni ramené, ni détourné, pourtant, mon pas était suspendu.

26.       Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair, et me disaient tout bas : Est-ce que tu nous renvoies? Quoi! dès ce moment, nous ne serons plus avec toi, pour jamais? Et, dès ce moment, ceci, cela, ne te sera plus permis, et pour jamais? Et tout ce qu’elles me suggéraient dans ce que j’appelle ceci, cela, ce qu’elles me suggéraient, ô mon Dieu! que votre miséricorde l’efface de l’âme de votre serviteur! Quelles souillures! quelles infamies! Et elles ne m’abordaient plus de front, querelleuses et hardies, mais par de timides chuchotements murmurés à mon épaule, par de furtives attaques; elles sollicitaient un regard de mon dédain. Elles me retardaient toutefois dans mon hésitation à les repousser, à me débarrasser d’elles pour me rendre où j’étais appelé. Car la violence de l’habitude me disait : Pourras-tu vivre sans elles?

27.  Et déjà elle-même ne me parlait plus (437) que d’une voix languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, m’invitant, non plus avec le sourire de la courtisane, mais par d’honnêtes caresses, à m’approcher d’elle sans crainte; et elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples; enfants, jeunes filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence n’était pas stérile; elle enfantait ces générations de joies célestes qu’elle doit, Seigneur, à votre conjugal amour!

Et elle semblait me dire, d’une douce et encourageante ironie: Quoi! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible? C’est le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu t’appuies sur toi-même, et tu chancelles? Et cela t’étonne? Jette-toi hardiment sur lui, n’aie pas peur; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira! Et je rougissais, parce que j’entendais encore le murmure des vanités: et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre, afin de les mortifier. Les délices qu’ils te racontent sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85)? Cette lutte intestine n’était qu’un duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence l’issue de cette étrange révolution.

CHAPITRE XII.

« PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! »

28.       Quand, du fond le plus intérieur, nia pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon coeur, il s’y éleva un affreux orage, chargé d’une pluie de larmes.

Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je m’éloignai d’Alypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et je me retirai assez loin pour n’être pas importuné, même d’une si chère présence.

Tel était mon état, et il s’en aperçut, car je ne sais quelle parole m’était échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je m’étais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde stupeur. Et moi j’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens: « Eh! jusques à quand, Seigneur ( Ps. VI, 4)? jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII, 5, 8). » Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en sanglots : Jusques à quand? jusques à quand? Demain ?… demain?… Pourquoi pas à l’instant; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte?

29.       Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un coeur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent: « PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre venu. Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles: « Va, vends -ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; viens, suis-moi ( Matth. XIX, 21); »et qu’un tel oracle l’avait aussitôt converti à vous.

Je revins vite à la place où Alypius était assis; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes

yeux: « Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs. » Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces ligues à peine achevées; il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.

30.       Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce (438) qui à mon insu se passait en lui. Il demande à voir ce que j’avais lu; je le lui montre, et lisant plus loin que moi, il recueille les paroles suivantes que je n’avais pas remarquées: « Assistez le faible dans la foi (Rom. XIV, 1). » Il prend cela pour lui, et me l’avoue. Fortifié par cet avertissement dans une résolution bonne et sainte, et en harmonie avec cette pureté de moeurs dont j’étais loin depuis longtemps, il se joint à moi sans hésitation et sans trouble.

A l’instant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons ce qui arrive, elle se réjouit; comment cela est arrivé, elle tressaille de joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, « ô vous qui êtes puissant à exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées Ephés. III, 20), » car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes et ses larmes touchantes. J’étais tellement converti à vous que je ne cherchais plus de femme, que j’abdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais sur cette règle de foi, où votre révélation m’avait jadis montré debout à ma mère. Et son deuil était changé (Ps. XXIV, 12) en une joie bien plus abondante qu’elle n’avait espéré, bien plus douce et plus chaste que celle qu’elle attendait des enfants de ma chair.

LIVRE NEUVIÈME

MORT DE SAINTE MONIQUE

Il renonce à sa profession. — Sa retraite dans la villa de Verecundus. — Son baptême. — Mort de sa mère.

CHAPITRE PREMIER.

ACTIONS DE GRACES!

1.         « O Seigneur, je suis votre serviteur; je suis votre serviteur, et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens, je vous sacrifierai un sacrifice de louanges (Ps. CXV, 16, 17)! » Que mon coeur, que ma langue vous louent, et que tous mes os s’écrient: « Seigneur, qui est semblable à vous? » Qu’ils parlent, et répondez-moi; et « dites à mon âme: Je suis ton salut (Ps. XXXIV, 10-3). »  Qui étais-je? et quel étais-je? Combien de mal en mes actions; et, sinon dans mes actions, dans mes paroles; et, sinon dans mes paroles, dans ma volonté? Mais vous, Seigneur de bonté et de miséricorde, vous avez mesuré d’un regard la profondeur de ma mort, et vous avez retiré du fond de mon coeur un abîme de corruption. Et il ne s’agissait pourtant que de ne pas vouloir ma volonté, et de vouloir la vôtre!

Mais où était donc, durant le cours de tant d’années, et de quels secrets et profonds replis s’est exhumé soudain mon libre arbitre, pour     incliner ma tête sous votre aimable joug, et mes épaules sous votre léger fardeau (Matth. XI, 30), ô Christ, ô Jésus, mon soutien et mon rédempteur? Quelles soudaines délices ne trouvai-je pas dans le renoncement aux délices des vanités? En être quitté, avait été ma crainte, et les quitter, était ma joie. Car vous les chassiez de chez moi, ô véritable, ô souveraine douceur! vous les chassiez, et, à leur place, vous entriez plus aimable que toute volupté, mais non au sang et à la chair; plus éclatant que toute lumière, mais plus intérieur que tout secret; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui s’élèvent en eux-mêmes. Déjà mon esprit était libre du cuisant souci de parvenir aux honneurs, aux richesses, de rouler dans l’impureté, et d’irriter la lèpre de mes intempérances; et je gazouillais déjà sous vos yeux, ô ma lumière, ô mon opulence, ô mon salut, Seigneur, mon Dieu!

CHAPITRE II.

IL RENONCE A SA PROFESSION.

2.         Et je résolus en votre présence de dérober doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage; ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à votre foi, à votre paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent prendre à ma bouche les armes qu’elle vendait à leur fureur.

Et il ne restait heureusement que fort peu de jours jusqu’aux vacances d’automne, et je résolus d’attendre en patience le moment du congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel était mon dessein en votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il était convenu entre nous de n’en rien ébruiter, quoiqu’au sortir de la vallée de larmes ( Ps. LXXXIII, 6-7), chantant le cantique des degrés, nous fussions par vous armés de flèches perçantes et de charbons dévorants contre la langue perfide (Ps. CXIX, 3-5) qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime comme l’aliment qu’elle engloutit.

3.         Vous aviez blessé mon coeur des flèches de votre amour; et je portais dans mes entrailles vos paroles qui les traversaient; et les exemples de vos serviteurs, que de ténèbres vous avez laits lumière, et, de mort, vie, s’élevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce fardeau de langueur qui m’entraînait vers l’abîme; et j’étais pénétré (440) d’une ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée, irritait ma flamme loin de l’éteindre.

Mais la gloire de votre nom, que vous avez sanctifié par toute la terre, assurant des approbateurs à mon voeu et à ma résolution, c’eût été, suivant moi, vanité que de ne pas attendre la prochaine venue des vacances, et d’afficher ma retraite d’une profession exposée aux regards publics, au risque de faire dire que je n’avais devancé le retour si voisin des loisirs d’automne qu’afin de me signaler. Et à quoi bon livrer mes intentions aux téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une inspiration sainte?

4.         Et, cet été même, l’extrême fatigue de l’enseignement public avait engagé ma poitrine; je tirais péniblement ma respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon; une voix claire et soutenue m’était refusée. La crainte me troubla d’abord d’être forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de l’interrompre jusqu’à guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté de m’employer à vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu, se leva et prit racine en moi, vous le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le déplaisir des parents qui ne permettaient pas la liberté à l’instituteur de leur fils.

Plein de cette joie, j’attendais avec patience que ce reste de temps s’écoulât: une vingtaine de jours peut-être; et il me fallait de la constance pour les attendre, parce que la passion s’était retirée, qui soulevait la moitié de ma charge; et j’en serais demeuré accablé, si la patience n’eût pris la place de la passion. Quelqu’un de vos serviteurs, mes frères, me reprochera-t-il d’avoir pu, le coeur déjà brûlant de vous servir, m’asseoir encore une heure dans la chaire du mensonge? Je ne veux pas me justifier. Mais vous, Seigneur, très-miséricordieux, ne m’avez-vous point pardonné ce péché, et ne me l’avez-vous point remis dans l’eau sainte, avec tant d’autres hideuses et mortelles souillures?

CHAPITRE III.

SAINTE MORT DE SES AMIS NEBRIDIUS ET VERECUNDUS.

5.         Notre bonheur devenait une sollicitude poignante pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se voyait sur le point d’être sevré de notre commerce. Epoux, infidèle encore, d’une chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à l’entrée des voies nouvelles; et il ne voulait être chrétien que de la manière dont il ne pouvait l’être.

Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne pour toute la durée de notre séjour! Vous lui en rendrez la récompense, Seigneur, à la résurrection des justes; car une partie de la dette lui est déjà payée. Ce fut en notre absence; nous étions à Rome, quand, atteint d’une maladie grave, il se fit chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes pitié, non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre coeur une trop cruelle torture, de nous souvenir d’un tel ami .et de sa tendre affection pour nous, sans le compter entre les brebis de votre troupeau.

Grâces à vous, mon Dieu, nous sommes à vous. J’en prends à témoin et vos assistances et vos consolations; ô fidèle prometteur, vous rendrez à Verecundus, en retour de l’hospitalité de Cassiacum, où nous nous reposâmes des tourmentes du siècle, la fraîcheur à jamais verdoyante de votre paradis, car vous lui avez remis ses péchés sur la terre, sur votre montagne, la montagne opime, la montagne féconde ( Ps. LXVII, 16). Telles étaient alors ses anxiétés.

6.         Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique n’étant pas encore chrétien, pris au piége d’une pernicieuse erreur qui lui faisait regarder comme un fantôme la vérité de la chair de votre Fils; s’il s’en retirait néanmoins étranger aux sacrements de votre Eglise, il demeurait ardent investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance dans le baptême, devenu lui-même fidèle catholique, modèle de continence et de chasteté, il embrassa votre service, en Afrique, parmi les siens; il avait rendu toute sa famille chrétienne, quand vous le délivrâtes de la prison charnelle; et maintenant, il vit au sein d’Abraham! (441)

Quoi qu’on puisse entendre par ce sein ( Voir ce que plus tard saint Augustin pensait du sein d’Abraham, dans le Traité de l’Âme et de son origine, ch. XVI, n. 24) , c’est là qu’il vit, mon Nebridius, mon doux ami; de votre affranchi, devenu votre fils adoptif; c’est là qu’il vit. Et quel autre lieu digne d’une telle âme? II vit au séjour dont il me faisait tant de questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il n’approche plus son oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de votre source, et il se désaltère à loisir dans votre sagesse; éternellement heureux. Et pourtant je ne crois pas qu’il s’enivre là jusques à m’oublier, quand vous, ô Seigneur, vous qu’il boit, conservez mon souvenir.

Voilà où nous en étions; consolant Verecundus attristé de notre conversion, sans nous en moins aimer, et l’exhortant au degré de perfection compatible avec son état, c’est-à-dire la vie conjugale. Nous attendions que Nebridius nous suivit, étant si près de nous, et il allait le faire, lorsqu’enfin ils s’écoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions chanter de tout notre amour : « Mon coeur vous appelle; je cherche « votre visage; Seigneur, je le chercherai toujours (Ps. XXVI, 8). »

CHAPITRE IV.

SON ENTHOUSIASME A LA LECTURE. DES PSAUMES.

7.         Enfin le jour arriva où j’allais être de fait libre de ma profession, comme déjà je l’étais en esprit. Et je fus libre. Et le Seigneur affranchit ma langue comme il avait affranchi mon coeur. Et je vous bénissais avec joie en allant à cette villa avec tout ce qui m’était cher. Comment j’y employai des études déjà consacrées à votre service, mais qui, dans cette halte soudaine, soufflaient encore la superbe de l’école, c’est ce que témoignent les livres de mes conférences dans l’intimité (Voy. Rétract. Ch. I, II, III, IV), et de mes entretiens solitaires en votre présence, et les lettres que j’écrivais à Nebridius absent. Mais le temps suffirait-il à rappeler toutes les grâces dont vous nous avez alors comblés? Et puis il me tarde de passer à des objets plus importante.

Ma mémoire me rappelle à vous, Seigneur, et il m’est doux de vous confesser par quels aiguillons intérieurs vous m’avez dompté, comment vous m’avez aplani en abaissant les montagnes et les collines de mes pensées, comment vous avez redressé mes voies obliques et adouci mes aspérités, et comment vous avez soumis Alypius, le frère de mon coeur, au nom de votre Fils unique, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont son dédain repoussait le nom de nos écrits. Il aimait mieux y respirer l’odeur des cèdres de la philosophie, déjà brisés en moi par le Seigneur, que l’humble végétation de l’Eglise, ces herbes salutaires, mortelles aux serpents.

8.         Quels élans, mon Dieu, m’emportaient vers vous, en lisant les psaumes de David, cantiques fidèles, hymnes de piété qui bannissent l’esprit d’orgueil; novice à l’amour pur, je partageais les loisirs de ma retraite avec Alypius, catéchumène comme moi, et avec ma mère, qui ne pouvait me quitter, femme ayant la foi d’un homme, et, avec le calme de l’âge, la charité d’une mère, la piété d’une chrétienne.

De quels élans m’emportaient vers vous ces psaumes, et de quelle flamme ils me consumaient pour vous! Et je brûlais de les chanter à toute la terre, s’il était possible, pour anéantir l’orgueil du genre humain! Et ne se chantent-ils pas par toute la terre? et qui peut se dérober à votre chaleur (Ps. XVIII, 7)?

Quelle violente et douloureuse indignation m’exaltait contre les Manichéens, et quelle commisération m’inspiraient leur ignorance de ces mystères, de ces divins remèdes, et le délire de leur fureur contre l’antidote qui leur eût rendu la raison ! J’eusse voulu qu’ils se fussent trouvés là, près de moi et m’écoutant à mon insu, observant et ma face et ma voix, quand je lisais le psaume quatrième, et ce que ce psaume faisait de moi: « Je vous ai invoqué, et vous m’avez entendu, Dieu de ma justice; j’étais dans la tribulation, et vous m’avez dilaté; ayez pitié de moi, Seigneur, exaucez ma prière.» Que n’étaient-ils là, m’écoutant, mais à mon insu, pour qu’ils n’eussent pas lieu de croire que ce fût à eux que s’adressaient tous les traits dont j’entrecoupais ces paroles! Et puis j’eusse autrement parlé, me sentant écouté et vu; et, quand j’eusse parlé de même, ils n’eussent pas accueilli ma parole comme elle partait en moi et pour moi, sous vos yeux, de la tendre familiarité du coeur.

9.         Je frissonnais d’épouvante, et j’étais enflammé d’espérance, et je tressaillais vers votre (442) miséricorde, ô Père! Et mon âme sortait par mes yeux et ma voix, quand, s’adressant à nous, votre Esprit d’amour nous dit: «Fils des hommes, jusques à quand ces coeurs appesantis? Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge ? » N’avais-je pas aimé la vanité? n’avais-je pas cherché le mensonge? Et cependant, Seigneur, vous aviez exalté déjà votre Saint, le ressuscitant des morts, et le plaçant à votre droite (Marc, XII, 19),d’où il devait faire descendre le Consolateur promis, l’Esprit de vérité ( Jean, XIV, 16-17); et déjà il l’avait envoyé ( Act. II, 1-4); mais je ne le savais pas.

Il l’avait envoyé, parce qu’il était déjà glorifié, ressuscité des morts et monté au ciel. « Car, avant la gloire de Jésus, l’Esprit n’était pas encore donné ( Jean, VII, 39).» Et le Prophète s’écrie: Jusques à quand ces coeurs appesantis? « Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge? Apprenez donc que le « Seigneur a exalté son Saint. » Il s’écrie : Jusques à quand? Il s’écrie: Apprenez! —Et moi, dans ma longue ignorance, j’ai aimé la vanité, j’ai cherché le mensonge ! C’est pourquoi j’écoutais en frémissant, je me souvenais d’avoir été un de ceux que ces paroles accusent. J’avais pris pour la vérité ces fantômes de vanité et de mensonge. Et quels accents, forts et profonds, retentissaient dans ma mémoire endolorie! Oh! que n’ont-ils été entendus de ceux qui aiment encore la vanité et cherchent le mensonge! Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi leur erreur; et vous eussiez exaucé les cris de leur coeur élevés jusqu’à vous; car c’est de la vraie mort de la chair qu’est mort Celui qui intercède pour nous.

10.       Et puis je lisais: « Entrez en fureur, mais sans pécher. » Et combien étais-je touché de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui avais appris à m’emporter contre mon passé pour dérober au péché mon avenir? Et de quel juste emportement, puisque ce n’était point une autre nature, race de ténèbres, qui péchait en moi, comme le prétendent ceux qui « thésaurisent contre eux la colère, pour ce jour de colère où la justice sera révélée (Rom. II, 5). »

Et mes biens n’étaient plus au dehors, et ce n’était plus dans ce soleil que je les cherchais de l’oeil charnel. Ceux qui cherchent leur joie au dehors se dissipent comme la fumée, et se répandent comme l’eau sur les objets visibles et temporels, et leur famélique pensée n’en lèche que les images.. Oh ! s’ils se fatiguaient de leur indigence, et disaient : « Qui nous « montrera le Bien? » Oh! s’ils entendaient notre réponse : « La lumière de votre visage, Seigneur, s’est imprimée dans nous. » Car nous ne sommes pas cette lumière qui éclaire tout homme ( Jean , 1,9), mais nous sommes éclairés par vous, pour devenir, de ténèbres que nous étions, lumière en vous (Ephés. V, 8).

Oh! s’ils voyaient cette lumière intérieure, éternelle, que je frémissais, moi, qui déjà la goûtais, de ne pouvoir leur montrer, s’ils m’eussent apporté leur coeur dans des yeux détournés de vous, en me disant : « Qui nous montrera le Bien? » Car c’est là, c’est dans la chambre secrète où je m’étais emporté contre moi-même; où, pénétré de componction, je vous avais offert l’holocauste de ma caducité, et jeté les prémices de mon renouvellement au sein de votre espérance; c’est là que j‘avais commencé de savourer votre douceur, et que mon coeur avait reçu votre joie. Et je m’écriais à la vérité de cette lecture, sanctionnée par le sens intérieur. Et je ne voulais plus me diviser dans la multiplicité des biens terrestres, bourreau et victime du temps, lorsque la simple éternité me mettait en possession d’un autre froment, d’un autre vin, d’une autre huile.

11.       Et le verset suivant arrachait à mon coeur un long cri : « Oh! dans sa paix! oh! dans lui-même! » ô bienheureuse parole! « Je prendrai mon repos et mon sommeil! » Et qui nous fera résistance quand l’autre parole s’accomplira: « La mort est engloutie dans la victoire ( I Cor. XV, 54). » Et vous êtes cet Etre fort qui ne change pas; et en vous le repos oublieux de toutes les peines; parce que nul autre n’est avec vous; parce qu’il ne faut pas se mettre en quête de tout ce qui n’est pas vous. « Mais vous m’avez affermi, Seigneur, dans la simplicité de l’espérance. »

Je lisais, et brûlais, et ne savais quoi faire à ces morts sourds, parmi lesquels j’avais dardé ma langue empoisonnée, aboyeur aveugle et ‘acharné contre ces lettres saintes, lettres distillant le miel céleste, radieuses de votre lumière; et je me consumais d’indignation contre les ennemis de cette Ecriture.

12.       Quand épuiserai-je tous les souvenirs de ces heureuses vacances? Mais je n’ai pas (443) oublié et ne tairai point l’aiguillon de votre fouet, et l’admirable célérité de votre miséricorde. Vous me torturiez alors par une cruelle souffrance de dents; et le mal était arrivé à. un tel excès, que, ne pouvant plus parler , il me vint à l’esprit d’inviter mes amis présents à vous prier pour moi, ô Dieu, maître de toute santé. J’écrivis mon désir sur des tablettes, et je les leur donnai à lire. A peine le sentiment de la prière eut-il fléchi nos genoux, que cette douleur disparut. Mais quelle douleur! et comment s’évanouit-elle? Je fus épouvanté, je l’avoue, Seigneur, mon Dieu; non, de ma vie je n’avais rien éprouvé de semblable. Et l’impression de votre volonté entra au plus profond de moi-même; et, dans ma foi exultante, je louai votre nom. Et cette foi ne me laissait pas en sécurité sur mes fautes passées, que le baptême ne m’avait pas encore remises.

CHAPITRE V.

IL CONSULTE SAINT AMBROISE.

13. Les vacances étant écoulées, je fis savoir aux citoyens de Milan qu’ils eussent à chercher pour leurs enfants un autre vendeur de paroles, parce que j’avais résolu de me consacrer à votre service, une poitrine souffrante et une respiration gênée m’interdisant d’ailleurs l’exercice de ma profession. J’instruisis par lettres votre serviteur, le saint évêque Ambroise, de mes erreurs passées et de mon présent désir, lui demandant quel livre de vos Ecritures je devais lire de préférence pour me mieux préparer à l’immense grâce que j’allais recevoir. Il m’ordonna le prophète Isaïe, sans doute comme le plus clair révélateur de l’Evangile et de la vocation des païens. Mais, dès les premières lignes, ne pouvant pénétrer le sens et pensant que le reste me serait également inintelligible, j’en remis la lecture au temps où je serais plus aguerri à la parole du Seigneur.

CHAPITRE VI.

IL REÇOIT LE BAPTÊME AVEC ALYPIUS SON AMI, ET ADÉODATUS SON FILS. — GÉNIE DE CET ENFANT. — SA MORT.

14. Le temps étant venu de m’enrôler sous vos enseignes, nous revînmes de la campagne à Milan. Alypius voulut renaître en vous avec moi; il avait déjà revêtu l’humilité nécessaire à la communion de vos sacrements; intrépide dompteur de son corps, jusqu’à fouler pieds nus ce sol couvert de glaces; prodige d’austérité. Nous nous associâmes l’enfant Adéodatus, ce fils charnel de mon péché, nature que vous aviez comblée. A peine âgé de quinze ans, il surpassait en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science.

Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur de toutes choses. et puissant Réformateur de nos difformités. Car il n’y avait en cet enfant de moi que le péché; et s’il était élevé dans votre crainte, c’est vous qui me l’aviez inspiré, nul autre. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il est un livre écrit par moi, intitulé Le Maître; mon interlocuteur, c’est cet enfant; et les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, mon Dieu, ses pensées de seize ans. Il s’est révélé à moi par des signes plus admirables encore. Ce génie-là m’effrayait. Et quel autre que vous pourrait accomplir de tels chefs-d’oeuvre?

Vous avez bientôt, de cette terre, fait disparaître sa vie; et je me souviens de lui avec sécurité; son enfance, sa première jeunesse, rien de cet être ne me laissant à craindre pour lui. Nous nous l’associâmes comme un frère dans votre grâce, à élever sous vos yeux; et nous reçûmes le baptême, et le remords inquiet de notre vie passée prit congé de nous. Et je ne me rassasiais pas en ces premiers jours de la contemplation si douce des profondeurs de votre conseil pour le salut du genre humain. A ces hymnes, à ces cantiques célestes, quel torrent de pleurs faisaient jaillir de mon âme violemment remuée les suaves accents de votre Eglise! Ils coulaient dans mon oreille, et versaient votre vérité dans mon coeur; ils soulevaient en moi les plus vifs élans d’amour; et mes larmes roulaient, larmes délicieuses!

CHAPITRE VII.

DÉCOUVERTE DES CORPS DE SAINT GERVAIS ET DE SAINT PROTAIS.

15.       L’Eglise de Milan venait d’adopter cette pratique consolante et sainte, ce concert mélodieux où les frères confondaient avec amour leurs voix et leurs coeurs. Il y avait à peu près un an; Justine, mère du jeune empereur Valentinien, séduite par l’hérésie des Ariens, persécutait votre Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans l’église, prêt à mourir (444) avec son évêque, votre serviteur. Et ma mère, votre servante, voulant des premières sa part d’angoisses et de veilles, n’y vivait que d’oraisons. Nous-mêmes, encore froids à la chaleur de votre Esprit, nous étions frappés de ce trouble, de cette consternation de toute une ville. Alors, pour préserver le peuple des ennuis de sa tristesse, il fut décidé que l’on chanterait des hymnes et des psaumes, selon l’usage de l’Eglise d’Orient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans presque toutes les parties de votre grand bercail.

16.       C’est alors que dans une vision vous révélâtes à votre évêque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous les aviez conservés tant d’années à l’abri de la corruption, dans le trésor de votre secret, sachant le moment de les produire, pour mettre un frein à la fureur d’une simple femme, mais d’une femme impératrice. Retrouvés et exhumés, on les transfère solennellement à la basilique ambroisienne, et les possédés sont délivrés des esprits immondes, de l’aveu même de ces démons, et un citoyen très-connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de l’enthousiasme du peuple il se lève, il prie son guide de le conduire à ces pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où reposaient ces morts saintes et précieuses à votre regard ( Ps. CXV, 15). Il touche, porte le linge à ses yeux, ses yeux s’ouvrent. Le bruit en court sur l’heure; tout s’anime du vif éclat de vos louanges. Et le coeur de la femme ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, n’en fut pas moins réprimé dans ses fureurs de persécution.

Grâces à vous, mon Dieu! où et d’où avez-vous rappelé mes souvenirs, pour que je révélasse, à votre gloire, ce grand événement que mon oubli avait passé sous silence. Et cependant, lorsque tout exhalait ainsi la fragrante odeur de vos parfums, nous ne courions pas après vous (Cantiq. I, 3)! Et c’est ce qui faisait couler de mes yeux, à cette heure, une telle abondance de larmes en écoutant vos cantiques. J’avais soupiré si longtemps après vous, et enfin je respirais tout l’air qui peut entrer dans cette chaumine d’argile.

CHAPITRE VIII.

MORT DE SAINTE MONIQUE. — SON ÉDUCATION.

17.       O vous « qui rassemblez sous le même toit les coeurs unanimes (Ps. LXVII, 7), » vous nous avez alors associé un homme jeune encore, de notre municipe, Evodius, officier de l’empereur, converti et baptisé avant nous, qui avait quitté la milice du siècle pour la vôtre. Réunis, décidés à vivre dans une communauté de résolutions saintes, nous cherchions le lieu propice au dessein de vous servir, et retournant ensemble en Afrique, nous étions à l’embouchure du Tibre, quand je perdis ma mère.

J’abrège, j’ai hâte d’arriver. Recevez mes confessions, mon Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même en silence, de tant de faveurs sans nombre. Mais je ne tairai point tout ce que mon âme engendre de pensées sur votre servante, dont la chair m’a engendré au temps et le coeur à l’éternité. Ce n’est pas son opulence, mais vos libéralités répandues sur elle, que je veux publier. Car elle n’était pas elle-même l’auteur de sa vie, l’auteur de son éducation. C’est vous qui l’avez créée; son père et sa mère ne savaient pas quelle oeuvre se produisait par eux. Et qui l’éleva dans votre crainte? La verge du Christ, la conduite de votre Fils unique dans une maison fidèle, membre sain de votre Eglise.

Et elle ne se louait pas tant du zèle de sa mère à l’instruire, que de la surveillance d’une vieille servante qui avait porté son père tout petit, ainsi que les jeunes filles ont coutume de porter à dos les petits enfants. Ce souvenir, sa vieillesse, la pureté de ses moeurs, lui assuraient, dans une maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui avaient commis la conduite de leurs filles; son zèle répondait à tant de confiance; elle était, au besoin, d’une sainte rigueur pour les corriger, et toujours d’une admirable prudence pour les instruire. Hors les heures de leur modeste repas à la table de leurs parents, fussent-elles dévorées de soif, elle ne leur permettait pas même de boire de l’eau, prévenant une habitude funeste, et disant avec un grand sens : « Vous buvez de l’eau aujourd’hui, parce que le vin n’est pas en votre pouvoir; mais, quand vous serez dans la maison de vos maris,  maîtresses des celliers, vous dédaignerez l’eau, sans renoncer à l’habitude de boire. » (445)

Par ce sage tempérament de préceptes et d’autorité, elle réprimait les avides désirs de la première jeunesse, et elle réglait la soif même de ces jeunes filles à cette mesure de bienséance qui exclut jusqu’au désir de ce qu’elle ne permet pas.

18.       Et néanmoins, c’est l’aveu que votre servante faisait à son fils, le goût du vin s’était glissé chez elle. Quand ses parents l’envoyaient, suivant l’usage, comme une sobre enfant, puiser le vin à la cuve, après avoir baissé le vase pour le remplir, et avant de le verser dans un flacon, elle en goûtait un peu de l’extrémité des lèvres, tentation bientôt vaincue par la répugnance. Car cela ne venait pas d’un honteux penchant : c’était ce vif entrain du premier âge, ce bouillonnement d’espiéglerie que le poids de l’autorité apaise dans les jeunes coeurs.

Or, ajoutant, chaque jour, goutte à goutte, « parce que le mépris des petites choses « amène insensiblement la chute( Eccli. XIX, 1),» elle était tombée dans l’habitude de boire, avec plaisir, à petite coupe presque pleine. Où était alors cette vieille gouvernante si sage? où étaient ses austères défenses? Eh! quelle en eût été la force contre cette maladie cachée, si votre grâce salutaire, ô Seigneur, ne veillait sur nous? En l’absence de son père, de sa mère, de tout ce qui prenait soin d’elle, vous, toujours présent, qui avez créé, qui appelez à vous, et, par la voie même des hommes de perversité, opérez le bien pour le salut des âmes; que lites-vous alors, ô mon Dieu? par quel traitement l’avez-vous guérie? N’avez-vous pas tiré d’une autre âme un sarcasme froid et aigu, invisible acier dont votre main, céleste opérateur, trancha vif cette gangrène? Une servante qui l’accompagnait d’ordinaire à la cuve, se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa jeune maîtresse, seule à seule, lui lança ce reproche avec l’épithète effrontée et sanglante d’ivrognesse. Elle, percée de ce trait, voit sa laideur, la réprouve et s’en dépouille. Tant il est vrai que si les amis corrompent par la flatterie, les ennemis corrigent souvent par le reproche; et votre justice ne leur rend pas, suivant leur action, mais suivant leur volonté. Car, dans sa colère, cette servante ne voulait que piquer sa maîtresse et non la guérir. Aussi le fit-elle en secret, soit que le temps et le lieu de la querelle en eût ainsi décidé, soit qu’elle craignît elle-même un châtiment pour une révélation si tardive. Mais vous, Seigneur, providence du ciel et de la terre, qui faites dériver à votre usage le lit profond chu torrent et réglez le cours turbulent des siècles, c’est par la démence d’une âme que vous avez guéri l’autre, afin que sur un tel exemple nul n’attribue à son ascendant personnel l’influence décisive d’une parole salutaire.

CHAPITRE IX.

VERTUS DE SAINTE MONIQUE.

19.       Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un homme qu’elle servit comme son maître; jalouse de l’acquérir à votre épargne, elle n’employait, pour vous prouver à lui, d’autre langage que sa vertu. Et vous la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna l’admiration et les respectueux amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que jamais nuage ne s’éleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle le savait prompt et irascible, et n’opposait à ses emportements que calme et silence. Aussitôt qu’elle le voyait remis et apaisé, il le lui rendait à propos raison de sa conduite, s’il était arrivé qu’il eût cédé trop légèrement à sa vivacité.

Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices domestiques, accusant, dans l’intimité de l’entretien, les moeurs de leurs maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux avis, qu’à dater de l’heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de noces, elles avaient dû le regarder comme l’acte authentique de leur esclavage, et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant l’humeur violente de Patricius, ne pouvaient témoigner assez d’étonnement qu’on n’eût jamais ouï dire qu’il eût frappé sa femme, ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour d’interruption, elles lui en demandaient l’explication secrète; et elle leur enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient l’essai, avaient lieu de s’en (446) féliciter; celles qui n’en tenaient compte, demeuraient dans le servage et l’oppression.

20.       Sa belle-mère, au commencement, s’était laissé prévenir contre elle sur de perfides insinuations d’esclaves; mais désarmée par une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça d’elle-même à son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à l’intérêt de l’union et de l’ordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère. Et elle promit pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille. Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme de la plus affectueuse bienveillance.

21.       Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous, m’a donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle n’intervenait que pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d’aigreur, nausées d’invectives dont l’intempérance de la haine se soulage sur l’ennemie absente en présence d’une amie, elle ne rapportait de l’une à l’autre que les paroles qui pouvaient servir à les réconcilier.

Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste expérience ne m’eût appris coin-bien est infini le nombre de ceux qui, frappés de je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de rapporter à l’ennemi irrité les propos de l’ennemi irrité, mais en ajoutent encore qu’il n’a pas tenus; quand, au contraire, l’esprit d’humanité ne doit compter pour rien de s’abstenir de ces malins rapports qui excitent et enveniment la haine, s’il ne se met en devoir de l’éteindre par de bonnes paroles, ainsi qu’elle en usait, docile écolière du Maître intérieur.

22.       Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de chagrin que l’infidèle.

Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux d’entre eux de qui elle était connue, vous louaient, vous glorifiaient, vous chérissent en elle, parce qu’ils sentaient votre présence dans son coeur, attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle n’avait eu qu’un mari; elle avait acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille avec, piété; ses bonnes oeuvres lui, rendaient témoignage ( I Tim. V, 4, 9, 10). Ses fils qu’elle avait nourris, elles les enfantait autant de fois qu’elle les voyait s’éloigner de ‘vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu, puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble, avant son sommeil suprême, dans l’union de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si chacun de nous eût été son père.

CHAPITRE X.

ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.

23.       A l’approche du jour où elle devait sortir de cette vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre une fenêtre, d’où la vue s’étendait sur le jardin de la maison où nous étions descendus, au port d’Ostie. C’est là que, loin de la foule, après les fatigues d’une longue route, nous attendions le moment de la traversée.

Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir ( Philip. III, 13), nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle « que l’oeil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, et où n’atteint pas le coeur de l’homme (I Cor. II, 9). » Et nous aspirions des lèvres de l’âme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine de vie qui réside en vous (Ps. XXXV, 10), afin que, pénétrée selon sa mesure de la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.

24.       Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité d’une telle vie, ne méritait pas même un nom, portés par un nouvel élan d’amour vers Celui qui est, nous nous promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable abondance, où vous rassasiez éternellement (447) Israël de la nourriture de vérité, et où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera; sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul, parce qu’elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l’éternité.

Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette vie, nous y touchâmes un instant d’un bond de coeur, et nous soupirâmes en y laissant captives les prémices de l’esprit, et nous redescendîmes dans le bruit dé la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu’y a-t-il là de semblable à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont l’immuable permanence en soi renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27)?

25.       Nous disions donc: qu’une âme soit; en qui les révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l’air et des cieux, fassent silence, qui se fasse silence à elle-même qu’oublieuse de soi, elle franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait entendre:

Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui m’a fait est Celui qui demeure dans l’éternité ( Ps. XCIX, 3,5) ; que cette dernière voix s’évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l’Auteur de toutes choses, et qu’il parle lui seul, non par ses créatures, mais par lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par la voix de l’ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l’énigme de la parabole; mais qu’il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu’en l’absence de tout il nous parle; que notre pensée, dont l’aile rapide atteint en ce moment même l’éternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et que, toute vue d’un ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive, absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; qu’enfin la vie éternelle soit semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; n’est-ce pas la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur (Matth. XXV, 21) ? » Et quand cela? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins être tous changés (I Cor. XV, 51)?»

26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus à cette vie. Qu’y ferais-je? pourquoi y suis-je encore? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, c’était

« de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici? »

CHAPITRE XI.

DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.

27.       Ce que je répond,is à ces paroles, je ne m’en souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout ce qui l’entourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous regardant mon frère et moi, debout auprès d’elle; elle nous dit comme nous interrogeant: « Où étais-je? » Et à l’aspect de notre douleur muette : « Vous laisserez ici, votre mère! » Je gardais le silence et je retenais mes pleurs. Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu qu’elle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l’entendit, et, le visage ému, le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: « Vois comme il parle, » me dit-elle; et s’adressant à tous deux: « Laissez ce corps partout; et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez. » Nous ayant témoigné sa censée comme elle pouvait l’exprimer, elle se tut, et le progrès de la maladie redoublait ses souffrances.

28.       Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter d’admirables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive préoccupation qui l’avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce qu’ayant vécu dans une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l’esprit humain pour les choses (448) divines! ajouter à ce bonheur, et qu’il fût dit par les hommes qu’après un voyage d’outremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps réunis dans la mort même.

Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé d’être comblé par la plénitude de votre grâce? Je l’ignorais, et cette révélation qu’elle venait de faire ainsi me pénétrait d’admiration et de joie. Mais déjà, dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: « Que fais-je ici? » témoignaient assez qu’elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J’appris encore depuis, qu’à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays: «Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle; et il n’est pas à craindre qu’à la fin des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Ce fut ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles.

CHAPITRE XII.

DOULEUR DE SAINT AUGUSTIN.

29.       Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et mes yeux, sur l’impérieux commandement de l’âme, ravalaient leur courant jusqu’à demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, l’enfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes ; il se tut.

C’est ainsi que ce que j’avais en moi d’enfance, et qui voulait s’écouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se taisait. Car nous ne pensions pas qu’il fût juste de mener ce deuil avec les sanglots et les gémissements, qui accompagnent d’ordinaire les morts crues malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort n’était ni malheureuse, ni entière. Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus certaines.

30. Qu’est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du témoignage qu’elle m’avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriante à mes soins, elle m’appelait bon fils, et redisait avec l’affection la plus tendre, qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d’esclave qu’elle me rendait? Aussi, c’était le délaissement de cette grande consolation qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n’était qu’une avec la sienne.

31.       Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant, Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements ( Ps. C, 1). » Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs s’accomplissaient suivant l’usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul.

Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance; je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et qu’ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d’eux ne pouvait entendre, je gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à l’instant avec une fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je m’en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une douleur; j’étais livré à une double agonie.

32.       Le corps porté à l’église, j’y vais, j’en reviens, sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l’on vous offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà penché sur le bord de la fosse où on va le descendre : à ces prières mêmes, pas une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l’esprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m’écoutiez pas, (449) afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l’âme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge.

J’imaginai d’aller au bain, ayant appris qu’ainsi les Grecs l’avaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de l’esprit. J’y vais, et je le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j’en sors tel que j’y suis entré. Il n’avait point fait transpirer l’amertume de mon coeur.

Et puis je m’endormis, et à mon réveil, je sentis ma douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre Ambroise, que je sentais si véritables « O Dieu créateur,  modérateur des cieux, qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres épuisés, soulage les fatigues de l’esprit, et brise le joug inquiet de l’affliction! »

33.       Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je donnai congé à mes pleurs, jusqu’alors retenus, de couler à loisir; et, soulevé sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non pas d’un homme juge superbe de ma douleur.

Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes. Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s’il m’accuse comme d’un péché, d’avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps à es yeux, ma mère qui m’avait pleuré tant d’années pour me faire vivre aux vôtres, qu’il se garde de rire, mais que plutôt, s’il est d grande charité, lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères de votre Christ.

CHAPITRE XIII.

IL PRIE POUR SA MÈRE.

34.       Aujourd’hui, le coeur guéri de cette blessure que l’affection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de l’esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que, vivifié en Jésus-Christ ( I Cor. XV, 22), elle a vécu dans les liens de la chair de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses moeurs; mais toutefois je n’oserais dire que, depuis que vous l’eûtes régénérée par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n’a-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils : « Celui, qui appelle son frère insensé est passible du feu ( Matth. V, 22)? » Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la scrutez dans l’absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans votre indulgence. Et d’autre part, quel homme, en comptant ses mérites véritables, fait autre choses que de compter vos dons? Oh! si les hommes se connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur ( II Cor. X, 17)!

35.-     Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie, je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd’hui, assis à votre droite, sans cesse intercède pour nous  ( Rom. VIII, 34). Je sais qu’elle a fait miséricorde, et de toute son âme remis la dette aux débiteurs. Remettez-lui donc la sienne (Matth. VI, 12); et s’il en est qu’elle ait contractée, tant d’années durant qu’elle a vécu après avoir reçu l’eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je vous en conjure; n’entrez pas avec elle en jugement ( Ps. CXLII, 2). Que votre miséricorde s’élève au-dessus de votre justice ( Jacq. II, 13)! Vos paroles sont véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Matth. 5,7) Et vous leur avez donné de l’être, vous qui avez pitié de qui il vous plaît d’avoir pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce ( Exod. XXXIII, 19).

36.       Et n’auriez-vous pas déjà fait ce que je vous demande? je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir ( Ps. CXVIII, 108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce n’est pas là ce qu’elle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que l’on fit mémoire d’elle à votre autel : elle n’avait laissé passer aucun jour de sa vie sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu, l’ennemi qui, dans l’exacte vérification de nos fautes, cherche partout une erreur, et ne trouve rien à redire en l’Auteur de notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? C’est au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme  ( Coloss. II, 14) par le lien de la foi.

Que personne ne l’arrache à votre protection; que, ni par force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira pas qu’elle ne doit rien, de peur d’être convaincue par la malice de l’accusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce qu’il a acquitté pour nous sans devoir.

37.       Qu’elle repose donc en paix avec l’homme qui fut son unique mari, qu’elle servit avec une patience dont elle vous destinait les fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant qu’ils soient qui liront ces pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante, et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m’a introduit dans cette vie; comment? je l’ignore : qu’ils se souviennent, avec une affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante; mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs concitoyens dans l’éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre peuple soupire depuis le départ jusqu’au retour; et que sollicitées par ces Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes seules prières, cette grâce qu’elle me demandait à son heure suprême.